Garder le même style de vie ?

François Gemenne, chercheur, spécialiste des politiques du climat. Recueilli par Martine Lamoureux, La Croix du 3 décembre 2022.

Dans votre livre, vous nous aidez à mieux comprendre le paradoxe du défi climatique: nous avons saisi la gravité de la situation, mais nous n’agissons pas, ou si peu. Pourquoi ?

Nous sommes comme de gros fumeurs : nous savons que nous développons un cancer du poumon mais nous n’arrivons pas à arrêter le tabac. Nos sociétés sont addict aux énergies fossiles. Et si, en France, 85 % des gens se disent préoccupés par le changement climatique, à peine un tiers estiment que le sujet devrait être une priorité. Résultat, nous échouons collectivement à faire baisser la courbe des émissions de gaz à effet de serre … C’est toute l’ambiguïté : on demande aux gouvernements d’en faire plus, mais on ne leur donne pas le mandat pour le faire. Alors que tout devrait y conduire, le climat ne s’est pas imposé comme le grand récit du XXl9 siècle.

Notre système politique n’est donc pas adapté à cet enjeu crucial?

La grande impasse, c’est le décalage dans le temps entre nos actions – la baisse des émissions – et leur impact concret. Il y a une inadéquation entre la physique du climat et nos démocraties, puisqu’il faut compter une vingtaine d’années pour percevoir les bénéfices de nos efforts … Or les mandats des dirigeants sont courts, quatre ou cinq ans. Il y a aussi un décalage dans l’espace : nous votons au niveau national, sur des enjeux nationaux, alors que le climat est un problème mondial. Et les premiers à bénéficier des efforts engagés sont les pays du Sud, les plus vulnérables aux événements extrêmes. Autrement dit, des publics qui, comme les générations futures, ne votent pas aux élections.

Nous sommes pourtant touchés, on l’a vu cet été, par les canicules, les sécheresses … N’est-ce pas une motivation pour agir?

Oui, mais toujours avec ce problème du décalage dans le temps. Certains se disent : « À quoi bon se démener puisque je n’en verrai pas les résultats ? » Pourtant, dans de nombreux domaines, il y a un intérêt direct à agir. Prenez la rénovation des bâtiments : certes, il faut compter avec le coût de départ, mais ces travaux permettent ensuite de réduire ses factures énergétiques et d’être protégé contre les canicules. C’est bon pour le portefeuille et la santé.

Idem pour la baisse à 110 km/h sur l’autoroute …

Oui. Passer de 130 k/h à 110 k/h est un désagrément minime pour de vrais avantages – dépenser moins, une meilleure sécurité, moins de CO2 -, mais nous n’acceptons pas de ralentir, au sens propre comme au sens figuré. C’est très symbolique. Nous ne voulons pas renoncer à une certaine vision du progrès, « toujours plus vite, plus haut, plus fort» … L’écologie est perçue comme une suite d’efforts, de privations, plutôt que comme la matrice d’un projet politique désirable, justifiant de renoncer à certaines libertés individuelles.

Cette matrice existe-t-elle à vos yeux ?

Bien sûr, mais elle n’est ni dans un modèle techniciste à la Elon Musk, ni dans un modèle « Max et Lili roulent à bicyclette dans un champ de coquelicots » … Dans les deux cas, on se fourvoie. Le modèle « technofuturiste » est un pari risqué et injuste. Risqué, car nous n’avons pas la certitude d’inventer assez vite les technologies nécessaires ; injuste, car pour innover, nous pillons les richesses, les métaux notamment, des pays d’Asie et d’Afrique qui en ont besoin pour leur transition. Bien sûr, il faudra miser sur les technologies, mais en partie seulement, car ce modèle repose sur une illusion : croire que l’on peut garder le même style de vie. C’est faux : les limites planétaires nous contraignent à transformer radicalement nos modes de production et de consommation.

Pourquoi, dès lors, le modèle néorural ne vous semble-t-il pas pertinent?

Parce qu’il est extraordinairement naïf. Et repose, lui aussi, sur une illusion : penser qu’un tel modèle est enviable pour la majorité. Qui peut prétendre tout quitter pour s’installer à la campagne, vivre de peu, en faisant son potager? Ce sont les urbains aisés, ayant assez de revenus pour changer de vie. Certainement pas les trois quarts de la population, à qui ce modèle ne parle pas … Souvent, d’ailleurs, ces néoruraux font exploser leur bilan carbone en quittant la ville, parce qu’ils prennent une maison, ont besoin d’une voiture …

Quel le est donc la troisième voie, selon vous ?

Elle consiste à transformer notre système à plusieurs niveaux. On peut avoir un débat sans fin sur la croissance ou la décroissance, une chose est sûre : il faut baisser drastiquement notre consommation d’énergie, ce qui passe par des politiques publiques volontaristes, et pas simplement par des petits gestes. Idem pour nos déplacements, il est crucial d’améliorer l’offre de transports publics, comme l’a fait une métropole comme Bogota, en Colombie, pas seulement dans le centre mais vers la grande banlieue. Il faut des pistes cyclables qui aillent d’Aubervilliers à la Défense et aux quartiers de bureaux à Paris. C’est la condition d’un report modal vers une mobilité décarbonée. Enfin, notre agriculture et notre alimentation doivent être repensées. On pourrait faire tellement de choses que l’on ne fait pas !

Par exemple ?

En France, si vous installez des panneaux solaires sur les toits de tous les parkings, vous avez la capacité d’un réacteur nucléaire !

Pourquoi est-il important, selon vous, de dire que les mécanismes classiques de la démocratie ne suffisent pas ?

Parce que trop de gens attendent des gouvernements ou des négociations internationales qu’ils « sauvent le climat », alors qu’il n’y aura pas de Grand Soir – ou trop tard … Dans ce domaine, il n’y a pas une bataille à perdre ou à gagner, mais des batailles impliquant toutes les sphères de la société. Il faut sortir d’un raisonnement binaire. De fait, chaque fois qu’on économise une tonne de CO2, on avance, car chaque tonne en moins dans l’atmosphère, c’est moins de dégâts, moins de souffrances. Prenez les glaciers : aujourd’hui, à 1,2 °C, certains commencent à fondre. À 2 °C, il ne restera plus un seul glacier de montagne – y compris dans l’Himalaya -, énorme ressource d’eau potable pour les populations.

Agir vaut donc la peine, quoi que fassent la Chine ou l’Inde …

Évidemment. D’ailleurs, on méconnaît souvent l’engagement de ces pays. Si la Chine continue à ouvrir des centrales à charbon, elle a aussi un large temps d’avance sur les véhicules électriques et les renouvelables. Un exemple : la seule ville de Chaozhou prévoit d’installer 43 GW d’éolien en mer d’ici à 2025, soit davantage que toute la France d’ici à 2050 !

Voilà un antidote au défaitisme et au sentiment d’impuissance …

Je le crois profondément. Pour que les gens aient envie d’agir, il faut montrer ce qui marche, ce qui bouge dans la société. Tout le travail mené par ces minorités déterminées qui, jour après jour, inventent la transition écologique. C’est sur elles qu’il faut miser plutôt que sur une majorité conscientisée.

Vous êtes pourtant critique quant à certains activistes qui jettent de la soupe sur des œuvres d’art pour alerter sur l’urgence climatique …

Je ne parle pas de ces minorités. En l’occurrence, ce genre de happening au musée – qui ne s’adresse qu’aux gens déjà convaincus – a plutôt tendance à décrédibiliser le mouvement écologiste … Je fais référence à tout à fait autre chose : des minorités qui agissent dans les entreprises, dans les collectivités …

Pouvez-vous être plus précis?

Aujourd’hui, il existe plusieurs groupes de travail, notamment l’un mené par Emmanuel Faber (l’ancien patron de Danone, NDLR), qui réfléchissent à de nouvelles règles de comptabilité dans les entreprises. Cela ne fait pas la une des journaux, mais c’est crucial : si l’on ne se focalise plus seulement sur le chiffre d’affaires ou le bénéfice avant impôts, mais que l’on prend en compte les « externalités » (par exemple la pollution produite par certaines activités, NDLR), la transition écologique va avancer à grands pas. D’après Emmanuel Faber, la moitié des grosses entreprises internationales seraient prêtes à adopter ces nouveaux standards. Il y a un effet d’annonce, mais soyons attentifs à ces évolutions. Autre illustration, cette fois dans les collectivités : Lyon a été l’une des premières villes en France à adopter le vélo en libre-service qui, aujourd’hui, existe dans de nombreuses grandes métropoles du monde.

Certains scientifiques, comme ceux de Scientist Rebellion, dénoncent l’inertie par des actions coup-de-poing. Sont-ils dans leur rôle, selon vous ?

Les chercheurs doivent s’engager. Quand on travaille sur le climat, on ne peut pas rester dans sa tour d’ivoire. Pour autant, je ne me reconnais pas dans ces actions chocs, comme se coller les mains au sol contre un groupe automobile, en mettant sa blouse blanche pour impressionner. Cela ne m’empêche pas d’être très engagé : je me suis impliqué dans la campagne présidentielle (auprès du candidat écologiste Yannick Jadot, NDLR), et je préside une ONG d’éducation au climat dans les quartiers défavorisés. Et ce qui me frappe, justement, c’est plutôt le défaut d’engagement des scientifiques. Durant la campagne, nous avions proposé à certains de nous rejoindre, de changer le système par les urnes, mais beaucoup ont répondu : « Non, tu sais, la recherche, c’est apolitique. » Cela dit, on peut s’engager de différentes manières, j’ai des collègues qui soutiennent des projets locaux, c’est très bien aussi.

Que pensez-vous de la désobéissance civile?

Je n’y suis pas opposé, mais je distingue la désobéissance civile de ces protestations spectaculaires, sans vraie portée. Il peut être pertinent de s’élever contre une loi que l’on juge illégitime. Par exemple, un élu local qui refuse d’appliquer une directive climaticide, un citoyen qui refuse de payer des impôts contribuant à financer des projets fossiles à l’étranger, ou encore des gens qui se mobilisent dans un avion pour empêcher l’expulsion de personnes vers des pays en proie aux catastrophes climatiques.

Et la méthode du « name and shame » ( « nommer et couvrir de honte»)?

Lorsqu’elles ciblent des gens lambda parce qu’ils roulent en SUV ou font un barbecue, ces contestations se focalisent sur le symbole, empêchant de voir l’éléphant au milieu de la pièce : la nécessité de décarboner les macrostructures de nos sociétés. Il est étonnant que des activistes se disant de gauche aient à ce point intégré la vision archi-libérale consistant à rendre les comportements individuels responsables du changement climatique. Le problème, ce n’est pas que des gens roulent en SUV. Mais ce sont les montants publicitaires alloués à leur promotion, le fait que les constructeurs refusent de repenser le modèle de la voiture individuelle et que les politiques ne réglementent pas le poids des véhicules ! Cette logique moralisatrice risque de diviser la société en camps retranchés, ce qui est le meilleur moyen de favoriser l’immobilisme.

Repères

L’auteur

Chercheur au Fonds de la recherche scientifique (FRS) à l’université de Liège, en Belgique, François Gemenne, spécialiste des politiques du climat et des migrations, enseigne dans différentes universités, notamment à Sciences Po Paris et à l’Université libre de Bruxelles. Il est auteur principal pour le Giec, le groupe d’experts de l’ONU sur l’évolution du climat.

Le contexte

Dans son dernier livre, L’écologie n’est pas un consensus. Dépasser l’indignation (Fayard, 126 p., 16 €), François Gemenne aborde le nœud du défi écologique : comment, tout en restant dans le cadre démocratique, engager nos sociétés dans une transformation radicale pour atteindre la neutralité carbone? Il décrypte sans détour les limites de la démocratie représentative, incitant à miser sur « les minorités déterminées » plutôt que sur une « majorité conscientisée » à laquelle il ne croit guère. Du moins pas dans le maigre temps laissé par l’urgence climatique.