Aimer l’Église

Extrait d’un article du P. Étienne Michelin, dans la revue Communio, n° xxxv, 6 – novembre-décembre 2010

Que signifie « aimer l’Église » ?

Il m’est demandé de réfléchir à l’expression « aimer l’Église ». En dégager la signification semble aujourd’hui très important, tant il est délicat d’affirmer « j’aime l’Église » et difficile de justifier cette affirmation. Les raisons de la difficulté sont légion, d’autant que leur résonance médiatique, souvent déformante, rend compliqué un échange serein. Il est bien vrai que les siècles de l’histoire de l’Église sont tellement remplis de défaillances humaines, que nous pouvons comprendre l’effroyable vision de Dante, voyant la prostituée babylonienne assise dans le char de l’Église, et que nous trouvons concevables les paroles terribles de l’évêque de Paris, Guillaume d’Auvergne (XlII° siècle), qui disait que tout homme, à la vue de la dépravation de l’Église, devait se sentir glacé d’horreur. « Ce n’est plus une épouse, mais un monstre effrayant, difforme et sauvage1. »

Voilà que l’Église est devenue aujourd’hui pour beaucoup l’obstacle majeur de la foi. Analysant les raisons d’une critique par ailleurs fondée, Joseph Ratzinger note que ces idées ne proviennent pas uniquement de la raison, mais d’une amertume du cœur qui peut-être a été déçu dans son attente et qui maintenant ne ressent plus dans son amour meurtri et blessé que la ruine de son espérance. Deux pages plus loin, il constate aussi qu’il y a toujours de l’orgueil caché là où la critique de l’Église revêt cette dureté amère (…). Malheureusement, elle est jointe trop souvent à un vide spirituel, où la réalité propre de l’Église n’est même plus perçue2.

Aimer l’Église. C’est cependant la troisième « chose » que le pape Benoît XVI demandait à ses auditeurs lors de l’audience générale du 29 avril 2009. La troisième chose est : aimer l’Église. Précisément à propos de l’Église, nous les hommes sommes enclins à voir surtout les péchés, ce qui est négatif ; mais avec l’aide de la foi, qui nous rend capables de voir de manière authentique, nous pouvons également, aujourd’hui et toujours, redécouvrir dans celle-ci la beauté divine. C’est dans l’Église que Dieu est présent, s’offre à nous dans la Sainte Eucharistie et reste présent pour l’adoration. Dans l’Église, Dieu parle avec nous, dans l’Église « Dieu se promène avec nous », comme le dit saint Germain. Dans l’Église, nous recevons le pardon de Dieu et nous apprenons à pardonner.

Relisant récemment le texte de Joseph Ratzinger pour les 20 ans de Communio, j’ai été saisi par son commentaire de cette parole de H. U. von Balthasar : « « II ne s’agit pas de faire preuve de bravoure, mais d’avoir toujours le courage de s’exposer ». Ce courage, l’avons-nous eu suffisamment ? Ne nous sommes-nous pas plutôt cachés derrière l’érudition théologique, n’avons-nous pas trop cherché à montrer que nous étions, nous aussi, à la hauteur de notre temps ? Avons-nous véritablement proclamé les paroles de la foi de façon compréhensible et intelligible au cœur, dans ce monde affamé (…) ?»3. Le texte précédemment cité atteste le courage du pape et illustre la fascinante simplicité de ses propos, fruit d’une érudition rare.

(…)

Le drame

La reconnaissance de la médiation ecclésiale est conditionnée en très grande partie par la crédibilité du témoignage rendu au Christ par ses disciples, autant dire par leur sainteté. Ceci vaut à l’intérieur de l’Église et plus encore peut-être vis-à-vis des personnes qui n’en sont pas membres.

Tout le drame est là. Le service accompli par l’Église est vital pour l’humanité. Totalement adaptée à ce service en raison de son origine et de la présence de l’Esprit Saint agissant en elle en tant qu’Église, elle est aussi largement inadaptée au même service, qui exige essentiellement de ses membres une rectitude de vie en accord avec ce même Esprit Saint.

Si l’Église du Christ est indéfectiblement sainte en raison de son origine, on ne peut en dire autant de ses membres. Dès lors ce défaut de sainteté porte atteinte à la crédibilité du témoignage en son essence même. Lorsque ce défaut de sainteté se manifeste sur le point précis de l’analogie fondamentale, signalée par la lettre aux Ephésiens, entre l’amour d’un homme pour sa femme et l’amour du Christ pour son Église, par la mise en œuvre gravement coupable et déviante de forces constitutives de l’amour humain, en lui-même indivisible, alors l’amour pour l’Église devient presque impossible. Nous assistons aujourd’hui, dans un déferlement médiatique sans précédent, à ce spectacle pathétique et douloureux, qui existe depuis l’origine. Il s’agit sans aucun doute d’une des plus graves crises de l’Église. Cette crise porte très profondément atteinte à sa crédibilité, et donc à sa croissance. Elle semble mettre en cause durablement son avenir comme témoin du Dieu vivant, qui a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ait la vie éternelle (Jean 3,16).

La tentation de Sisyphe

Ce fait est évident. Pour autant valide-t-il la tentation de se détourner de l’Église du Christ, au prétexte qu’elle ne serait plus digne de sa mission, qu’elle ne l’a jamais été, et qu’il est temps qu’elle se dissolve et disparaisse pour laisser enfin advenir l’âge de l’esprit universel ?

L’appartenance au Christ n’est pas héréditaire ; son développement normal, la sainteté, moins encore. De génération en génération le combat pour la conversion est à mener à nouveau. De rupture culturelle en rupture culturelle, le choc entre le message de l’Église et les appels d’un temps se renouvelle, non seulement d’institution à institution, mais dans la conscience de tout homme, dans celle de tout baptisé. Il semble donc bien que jamais ne soit remportée la victoire définitive et que, aussi haut qu’ait été hissé le flambeau du Christ durant une génération, aussi réelle qu’ait été la transformation des structures culturelles et sociales, tout retombe sans cesse, au plus bas du bas ; tout est à refaire.

Suffirait-il d’un peu de bonne volonté, de quelques liftings comportementaux, d’une sorte de purge des effectifs, pour que tout aille au mieux dans le monde ? Joseph Ratzinger s’est interrogé là-dessus. C’est vrai, un brin de bonne volonté suffirait : mais hélas ! C’est là le côté tragique de l’humanité, les forces lui manquent justement pour cela. Faut-il alors donner raison à Camus, lorsqu’il prend pour symbole de l’humanité Sisyphe, essayant toujours à nouveau de rouler sa pierre jusqu’au haut de la montagne, pour la voir redescendre ensuite ? La Bible, en ce qui concerne les possibilités de l’homme, est aussi réaliste que Camus, mais elle dépasse son scepticisme 6. Poursuivant son analyse l’auteur propose une définition du chrétien. Être chrétien ne consiste pas à s’acquitter de certaines obligations, et peut-être, pour quelqu’un qui est spécialement parfait, à dépasser même la limite du devoir à assurer. Un chrétien, c’est un homme qui sait que de toute façon il vivra toujours d’abord du don gratuit, un homme dont toute la justice consiste à donner à son tour, comme le mendiant qui, reconnaissant le don reçu, le partage lui-même généreusement avec les autres 7. Cette manière de voir met en relief le point central de notre interrogation. Aimer l’Église signifie d’abord vivre du don gratuit, reconnaître le don reçu, le partager soi-même avec les autres. Il faut compléter cette vision par une autre, que l’on trouve quelques pages plus loin. La condition chrétienne implique que l’on accepte l’impossibilité de l’autarcie et la faiblesse de son être propre 8. Or ce don a un visage, celui de Jésus, et un nom, « le Saint ».

Une « sainteté si peu sainte », infiniment consolante

Nous rêvons tous d’un monde intègre. Mais telle n’est pas la réalité. Dans ce rêve, nous concevons la sainteté comme une immunité par rapport au péché et au mal, sans mélange aucun. Or la sainteté du Christ, source de la sainteté de l’Église, s’extériorisait précisément sous la forme d’une fréquentation des pécheurs. que Jésus attirait auprès de lui, solidaire avec eux au point de devenir lui-même « péché » (…). Il a assumé le péché, l’a fait sien, et révélé ainsi ce qu’est la véritable « sainteté » : non pas séparation, mais union, non pas jugement, mais amour rédempteur. Seul Jésus n’a pas besoin de rédemption. Son Église, elle, la mendie sans cesse, et se présente comme un lieu où Jésus fréquente les pécheurs, les transforme en disciples, en fait des témoins. La sainteté de Jésus, à l’œuvre dans ses membres pécheurs, fait de son Église une réalité sainte, donc aimable.

Dans cette sainteté si peu sainte de l’Église, ne voit-on pas se manifester, en face de l’attente humaine de pureté, la véritable sainteté de Dieu, qui est amour, un amour qui ne se tient pas à distance dans une pureté, mais qui se mêle à la boue du monde pour la surmonter ? (…)

Quelques lignes plus bas, nous trouvons cette confidence, qui résonne fortement dans notre quête actuelle : j’avoue que pour moi cette sainteté si peu sainte de l’Église a quelque chose d’infiniment consolant. (…) Qui oserait prétendre n’avoir pas besoin d’être supporté par les autres, d’être porté par eux ? Or, comment quelqu’un qui, pour vivre, a besoin d’être supporté par les autres, pourrait-il lui-même se refuser à supporter ? (…) La sainteté de l’Église consiste d’abord à supporter, pour ensuite porter ; mais lorsque l’on cesse de supporter, l’on cesse également de porter, et l’existence qui n’a plus d’appui, ne peut que sombrer dans le vide9.

Cette sainteté là, qui supporte sans compromission, avec le courage de la patience et la fermeté fraternelle, pour la porter jusqu’à sa pleine stature, l’humanité blessée de ce monde, où qu’elle se trouve, dans l’Église ou non, je l’aime. Un jour peut-être pourrai-je dire en vérité : comme le Christ j’aime l’Église. En attendant c’est comme pécheur, mendiant du don. Celui de l’Amour.

Étienne Michelin, né en 1954, prêtre en 1987, docteur en théologie, enseigne au Studium de Notre Dame de Vie. A notamment publié Vatican II et le « surnaturel », aux éditions du Carmel, 1993.

1. J. RATZlNGER, Foi chrétienne hier et aujourd’hui, Mame, 1969, p. 244. Cet article, rédigé alors que je relisais ce livre-clé, lui fera souvent des emprunts.

2. Ibid., 245 et 247.

3. J. RATZINGER, La communion de foi / Croire et célébrer, Communio/Parole et Silence, 2008,194-195.

6. J. RATZINGER, Foi chrétienne hier et aujourd’hui, Mame, 1969, 178-179.

7. Ibid., p. 179.

8. Ibid., p. 247.

9. Ibid., p, 246-247.

Communio, n xxxv, 6 – novembre-décembre 2010