La vie religieuse : un mode de vie signifiant pour aujourd’hui

Extrait de l’intervention d’Elena Lasida, à l’occasion de l’Assemblée Générale de la Conférence des Religieux et Religieuses de France (CORREF), 2010. Publié dans La Documentation Catholique n° 2462, 2011, pp. 187-189.

D’où je parle ?
Je parle premièrement à partir de l’économie et de mon métier d’économiste. Je conçois mon métier comme celui d’un « observateur » de la société et de ses mutations. Car l’économie pour moi n’est pas tellement un moyen pour produire et partager la richesse, mais plus fondamentalement, un moyen pour penser comment se construit la société. Dans nos sociétés, les relations marchandes traversent toutes les relations sociales, y compris celles qui se font sans finalité de lucre, car elles aussi ont besoin de ressources financières pour se développer. L’économie devient ainsi un médiateur social et un lieu privilégié pour penser le vivre ensemble.

Ensuite, je parle à partir d’une expérience d’amitié : l’amitié nouée depuis longtemps avec plusieurs religieuses et religieux de vos congrégations. Cette amitié s’est construite à travers l’accompagnement de certains projets mis en place dans vos instituts, mais aussi à travers le travail réalisé à justice et Paix avec les congrégations, autour des questions comme l’autonomie financière, les relations interculturelles ou les nouvelles formes de solidarité Nord-Sud.

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La vie religieuse à travers ses vœux

Dans ce deuxième temps, je vais revenir, et sûrement redire, des dimensions qui me semblent propres à la vie religieuse, mais à travers les trois vœux qui la caractérisent : la pauvreté, l’obéissance et la chasteté. Avant de reprendre chacun des vœux, je fais un commentaire général sur la manière de les présenter. Chacun des trois vœux parle d’une limite, d’une privation : on renonce à la richesse, au pouvoir, et à vivre en couple et avoir des enfants. La pauvreté, l’obéissance et la chasteté disent clairement ce qu’on perd, mais ne disent pas, de manière explicite, le surplus de vie que ces limites peuvent susciter. Je crois qu’il faudrait développer une approche positive des vœux. Et en ce sens, je mettrai les vœux religieux en rapport avec une thématique d’actualité qui constitue l’un des défis majeurs de notre planète : le développement durable. La dégradation et l’épuisement des ressources naturelles mettent aujourd’hui en danger de mort les générations futures et révèlent la non-viabilité de nos modèles de développement. Le développement durable nous met face à l’expérience de la limite. Nous sommes ainsi invités à réduire notre consommation, notre production, nos déplacements, bref à nous limiter. C’est une question de vie ou de mort. Pourtant, je crois que le défi et l’invitation à changer de comportement ne peuvent pas se faire uniquement en termes de plus ou moins, c’est-à-dire au niveau quantitatif. Plutôt que de consommer moins, il s’agit de consommer autrement. Moins de mobilité peut susciter plus d’enracinement et de présence là où l’on est. La perte sera inévitable mais elle peut être une chance, pas tellement pour faire durer plus longtemps la vie matérielle, mais surtout pour vivre mieux ensemble. C’est pareil pour les vœux : ce n’est pas la privation qui constitue la finalité mais ce que ces limites permettent de vivre autrement. Et pourtant les mots utilisés disent surtout la privation. Je reprends maintenant et rapidement chacun des vœux.

Le vœu de pauvreté

La pauvreté renvoie naturellement au registre de « l’avoir ». Mais je crois que le vœu de pauvreté se situe plutôt au niveau de « l’être », car je l’entends comme une invitation à la liberté. C’est plus le rapport aux biens que la quantité des biens qui me semble être visé par le vœu de pauvreté. Ce n’est pas tellement le choix de ne pas avoir, mais plutôt d’être libre par rapport à tout ce qu’on a.
Cette invitation à la liberté permet de vivre et de trouver un juste équilibre au sein d’une tension proprement humaine : la tension entre engagement et détachement. Quand on s’engage à fond dans un projet, on risque toujours de finir par se l’approprier. L’engagement doit se conjuguer toujours avec détachement : s’investir à fond tout en sachant que le résultat ne dépend pas que de moi. La liberté relève de cette double capacité à s’engager et à se détacher.
Et pour vivre cette expérience de liberté, la vie religieuse propose de faire l’expérience contraire, c’est-à-dire l’expérience de la dépendance, sous deux formes différentes mais complémentaires : la dépendance à la communauté et la dépendance à Dieu. À travers cette double dépendance, je sens qu’il est dit quelque chose d’essentiel sur la liberté. Il est dit que la liberté n’est pas d’être indépendant, mais de choisir librement de qui dépendre. Il est dit que la liberté n’est pas l’autosuffisance mais plutôt une véritable interdépendance. Il est dit que la liberté n’est pas d’être quitte, mais plutôt de se sentir tributaire d’une dette éternelle, la dette de la vie reçue.
Et ce vœu de pauvreté, compris comme invitation à la liberté à vivre à travers une certaine forme de dépendance, répond à un défi majeur de nos sociétés. je fais ici, encore une fois, référence à la problématique du développement durable dont les solutions proposées passent de plus en plus par la mutualisation des biens et des services. La manière la plus efficace de rationaliser la dépense d’énergie consiste à partager l’utilisation des biens et des services. Mais cette solution va à l’encontre du modèle de réussite de nos sociétés fondé sur la propriété privée. La mise en commun proposée à travers les différentes formes de mutualisation, est toujours vécue comme une contrainte à l’individuel. La vie religieuse pourrait témoigner d’une autre expérience du collectif et de mise en commun. À travers son approche positive de la pauvreté, pensée en termes de liberté, elle pourrait signifier que le collectif limite certes l’individuel, mais qu’il peut être également une manière de l’enrichir.

Le vœu d’obéissance

Derrière le vœu d’obéissance j’entends une invitation à revisiter la notion d’autonomie. Comme la liberté, l’autonomie est souvent associée à l’idée d’indépendance et d’autosuffisance. Je pense au contraire que l’autonomie se joue dans l’interdépendance. Nous sommes aujourd’hui de plus en plus interdépendants les uns des autres. Mais cette interdépendance subie se régule dans la société sur la base de la méfiance réciproque et des rapports de force. J’entends le vœu d’obéissance comme une invitation à penser l’interdépendance à partir de la confiance réciproque, plutôt que de la méfiance, et des rapports d’alliance, plutôt que de force. C’est la confiance réciproque et l’alliance qui permettent à chacun de devenir vraiment autonome, c’est-à-dire de vivre une interdépendance qui lui permet de s’épanouir et de développer ses capacités propres.
Le vœu d’obéissance aide ainsi à trouver l’équilibre par rapport à une autre tension constitutive de l’humain : la tension entre maîtrise et démaîtrise. Nous vivons dans des sociétés où nous avons l’illusion de pouvoir tout maîtriser, tout contrôler. Pourtant, ce qui nous permet de déployer nos capacités, c’est aussi le fait de nous savoir inscrits dans quelque chose de plus grand que nous, qui nous dépasse et que nous ne contrôlons pas. Toute action qui relève uniquement de notre capacité devient source extrême d’angoisse. C’est le véritable projet collectif, décidé et géré de manière coresponsable, qui permet à chacun de se sentir reconnu et à la fois porté par le groupe. Il faut pour cela un juste équilibre entre maîtrise et démaîtrise, entre contrôle et lâcher prise. Et j’entends derrière le vœu d’obéissance une invitation à faire cette expérience. Comme pour le vœu de pauvreté, les moyens proposés par la vie religieuse pour faire cette expérience d’autonomie à travers l’obéissance passent par la double dépendance de la communauté et de Dieu.
Et encore une fois cette proposition répond à un autre défi majeur de notre époque : la recherche de nouvelles formes de gouvernance et d’action collective. Dans nos sociétés, les décisions politiques sont prises souvent en fonction des relations de force : le pays plus riche ou le groupe d’intérêt plus puissant sont toujours en meilleure condition pour emporter la décision finale, Mais, encore une fois, les enjeux liés au développement durable appellent à inventer de nouvelles formes de décision collective. Le Grenelle de l’environnement au niveau national et les sommets internationaux de Copenhague et de Cancún sur le réchauffement climatique illustrent bien cette recherche. À travers le vœu d’obéissance, on peut donner à voir, non pas un modèle de gouvernance alternatif, mais des fondements pour penser la gouvernance et l’action collectives autres que ceux de la méfiance et la force.

Le vœu de chasteté

Enfin, le vœu de chasteté, je l’entends comme une invitation à penser autrement la création et la capacité créatrice de l’humain. La création apparaît souvent réduite à la reproduction biologique. Renoncer à cette forme de création c’est montrer qu’il existe de multiples manières de communiquer la vie et d’être créateur. Renoncer à la relation privilégiée avec une seule personne à travers le couple c’est également montrer qu’il existe d’autres formes de relation privilégiée, comme celle de la relation communautaire. Renoncer aux relations sexuelles c’est aussi montrer que l’être sexué de chaque personne ne se réduit pas à la seule relation physique mais qu’elle concerne toute une manière d’être présent et en relation avec autrui. j’entends le vœu de chasteté comme une manière de donner à voir et de valoriser ces multiples formes de relation et de créativité.
La chasteté me semble ainsi faire écho à une troisième tension qui habite la condition humaine : celle entre individuel et collectif. On est tous tiraillés par la recherche d’un juste équilibre entre identité individuelle et appartenance collective. Les relations de couple et de famille sont une manière d’aider à vivre cet équilibre mais elles ne sont pas les seules. La chasteté démultiplie cette dimension relationnelle propre à l’humain et elle met en évidence l’importance d’établir une relation « juste » avec l’autre, une juste distance qui permet d’aimer sans posséder, de faire alliance sans fusionner. C’est le défi de toute relation humaine, qu’elle soit en couple ou en communauté, mais chaque modalité relationnelle permet de le vivre de manière différente.
Le vœu de chasteté, compris comme invitation à démultiplier et approfondir la créativité relationnelle de l’humain, répond également à un défi majeur de la société actuelle : celui de ne pas confondre création et fabrication. Le progrès technique nous donne parfois l’illusion de croire qu’on peut tout fabriquer, c’est-à-dire planifier et ensuite produire. C’est oublier que le plus précieux de la vie échappe à la fabrication et à la maîtrise. C’est oublier que le radicalement nouveau émerge justement quand on fait du vide. C’est oublier que la vie n’est pas un produit mais un don. Les moyens et les ressources dont nous disposons nous font croire parfois que la vie est œuvre d’ingénierie. Pourtant, je dirais volontiers, qu’elle est de l’ordre du bricolage. C’est le tâtonnement plutôt que la prévision parfaite qui fait place à l’émergence du radicalement nouveau. Et le vœu de chasteté nous rappelle, peut-être de manière radicale, notre condition humaine de bricoleurs.
Je ne prétends pas dire à travers mes propos ce qu’est la vie religieuse. J’ai juste voulu partager des bribes de réflexion qui disent qu’elle peut être signifiante pour le monde d’aujourd’hui.