Objection de conscience : quatre points de repère

Article publié dans la revue Il est Vivant 282, mai 2011, p. 34

• OLIVIER BONNEWIJN est prêtre de Malines-Bruxelles, membre de la communauté de l’Emmanuel, professeur de théologie à l’Institut d’Études Théologiques à Bruxelles et supérieur du séminaire diocésain.

• FRANÇOIS DE LACOSTE, ancien élève de l’Ena, est vice-président de l’association pour la Fondation de service politique. Il est l’auteur de Je refuse ! L’objection de conscience, ultime résistance au mal.

• TUGDUAL DERVILLE est délégué général de l’Alliance pour les droits de la vie.

 

Faut-il toujours suivre sa conscience ?

Oui, il faut toujours suivre sa conscience : moralistes, philosophes et théologiens sont unanimes. Cela ne signifie pas faire ce que l’on veut « La conscience juge le bien à faire et le mal à éviter, remarque le père Olivier Bonnewijn. Il faut donc toujours la suivre, même quand elle se trompe sans le vouloir. » 1 La question est de savoir ce qu’on met derrière ce mot. Pour le savoir demandons-nous d’abord ce que la conscience n’est pas. « Bien sûr, la conscience dont nous parlons ne doit pas être confondue avec une opinion subjectiviste, un calcul d’intérêt ou encore un courant majoritaire », poursuit Olivier Bonnewijn. « Suivre sa conscience, cela ne signifie pas exacerber son ressenti, son vécu », insiste François de Lacoste. Qu’est-ce, alors, que la conscience ? Pour Olivier Bonnewijn, « il s’agit du centre le plus secret de l’homme », de son « sanctuaire 2 qui cherche le vrai bien à accomplir dans telle ou telle situation concrète. ». La conscience, disait le cardinal Newman, est le « vicaire originel du Christ ». « Par sa conscience, l’homme est fait à l’image de Dieu », dit encore François de Lacoste.

Suivre sa conscience… Encore faut-il que la conscience soit éclairée, formée, souligne Tugdual Derville. François de Lacoste n’hésite pas à parler d’entraînement, comme pour un sportif : « Pour suivre ma conscience de façon droite, il faut que je m’entraîne. Je dois éduquer ma conscience. Nous ne sommes pas de purs esprits, notre connaissance a un caractère progressif. » S’entraîner au bien, cela signifie concrètement discerner, dans les petites choses de la vie, le bien du mal.

Cela signifie-t-il qu’il faille désobéir aux lois injustes ? Attention, prévient Tugdual Derville, si l’on n’obéit qu’aux lois que l’on trouve justes, le risque d’anarchie est grand. « Si je trouve que le péage d’autoroute est trop élevé, que les impôts sont injustes, je peux me battre pour qu’ils soient plus justes, mais je dois commencer par obéir. La règle première est d’obéir. Mais si cette loi injuste transgresse les principes fondamentaux, alors mon devoir est de considérer ces lois comme nulles et non avenues. » Ces principes, issus du droit naturel et dont les Dix commandements donnent une formulation universelle, ne sont pas négociables : ce sont le respect de la vie humaine, de la famille (homme et femme engagés dans le mariage), du droit des parents d’élever leur enfant…

 

L’objection de conscience n’est-elle pas seulement une façon de se donner bonne conscience ?

L’un des risques, pour tout objecteur de conscience, c’est de ne viser que la préservation de son intégrité personnelle, tout en perdant de vue le bien commun. Mais est-ce bien cela, l’objection de conscience ? « Oui, si vous décrivez l’objection de conscience comme une négation volontariste ou capricieuse, répond le P. Olivier Bonnewijn. Non, si vous la décrivez comme une résistance pacifique à des obligations légales qui apparaissent au citoyen comme objectivement et catégoriquement immorales. En d’autres termes, l’objecteur de conscience véritable ne peut se contenter d’une sincérité qui l’enfermerait dans une cohérence exclusive avec lui-même. Encore faut-il qu’il soit honnête, c’est-à-dire ouvert à ce qui est vrai, juste et bien. »

La façon d’objecter, par ailleurs, est aussi importante que le cas de conscience lui-même. Elle nécessite une vraie pédagogie, note Tugdual Derville : « L’objection doit être un témoignage, qui peut aller jusqu’au martyre comme dans le cas de saint Maximilien Kolbe. Non pas pour avoir les mains tellement propres que je n’en ai plus 3, mais pour éclairer. Le « non » doit être expliqué, fraternel, et pas méprisant ni pharisien vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas votre position ». Il nous faut, comme le rappelle l’Écriture, être prudent comme le serpent et simple comme la colombe (Matthieu 10, 16). Prudent : non pas pusillanime mais avisé, sage, réfléchi, et simple dans le sens de pur d’intention et droit de cœur. Il n’est pas interdit, quand on dit non, de faire preuve d’une certaine habileté.

Transformer l’objection de conscience en une posture, jouer à la belle âme, est sans doute l’écueil le plus pernicieux que l’objecteur ait à éviter, estime François de Lacoste. « Cela consiste à se dresser sur la bonne conscience des autres. Cela se manifeste dans l’exercice de déclamations ou de protestations par lesquelles, sans être personnellement engagé dans le dilemme moral, on se donne à soi-même la satisfaction d’une bonne conscience en condamnant celles qui ont succombé. »

Faut-il encadrer juridiquement l’objection de conscience ?

Il peut sembler paradoxal de demander à la loi d’encadrer un droit dont l’essence même est de remettre en cause la loi ! Mais cette contradiction est inévitable puisque notre société ne reconnaît plus l’objectivité du bien et du mal. « Du point de vue intellectuel, la notion de « droit à l’objection de conscience » est problématique, confirme François de Lacoste. En effet, il est difficile de demander à la loi de reconnaître que ce qu’elle prescrit est mal. Conceptuellement, cette notion est assez fragile. »

S’agit-il d’un droit absolu ? « D’un point de vue juridique, le droit à l’objection de conscience n’est pas sans lien avec les autres droits fondamentaux tels que la sécurité, les libertés d’autrui, la santé, observe Olivier Bonnewijn. L’ordre juridique défend et promeut tous ces droits ensemble, de façon articulée. Il ne peut donc pas admettre sans nuance toutes les formes d’objection de conscience, particulièrement celles impliquant directement des tiers. Ainsi, par exemple, le refus de cotiser à un système d’assurance obligatoire. »

D’un point de vue politique la notion de droit à l’objection fonctionne, estime François de Lacoste : « Dans un contexte d’indifférence totale, des lois permissives sont adoptées sous pression de l’opinion, des groupes de pression ou autres. Il y a donc des limites objectives à ce libéralisme. La reconnaissance du droit à l’objection de conscience rencontre l’évidence y compris chez les libéraux. » Rappelons que ce principe a prévalu lors de la légalisation de l’avortement, et que le Conseil de l’Europe l’a récemment reconnu.

« Historiquement, la figure de l’objecteur de conscience se présente souvent sous les traits du martyr qui accepte le châtiment par fidélité à ses convictions morales et religieuses, explique Olivier Bonnewijn. Pensez à Ananias, Misaël et Azarias qui refusèrent d’adorer la statue en or érigée par Nabuchodonosor (Dn 3,18). Pensez à Socrate. Jamais, me semble-t-il, on n’évitera tout à fait cette tension dramatique entre certaines exigences de conscience et certaines lois exprimant l’ordre social du moment. Cela ne signifie pas qu’il faille rester les bras croisés. Bien au contraire ! D’un côté, il convient d’approfondir d’un point de vue éthique ce en quoi consiste précisément l’objection de conscience. D’un autre côté, d’un point de vue juridique, il faut tout mettre en œuvre pour permettre, respecter et encadrer les réelles objections de conscience. Travail passionnant et prometteur, mais extrêmement délicat à effectuer à partir de nos approches éthiques et juridiques actuelles ! »

La question, dès lors, est de savoir si l’ordre juridique s’oppose à l’objection de conscience. « Non, répond Olivier Bonnewijn, plus aujourd’hui dans nos pays, du moins en théorie. Dans nos sociétés pluralistes, la liberté de conscience – en laquelle s’enracine l’objection de conscience – est défendue par le droit positif Ce dernier range parmi ses objectifs primordiaux la protection du libre exercice de la religion et de la conscience, au titre de libertés fondamentales reconnues à la personne. »

Face à un cas de conscience, que puis-je faire ?

Les cas de conscience concernent tout le monde, et notamment les chrétiens (« tous les chrétiens sont des objecteurs de conscience », lance Tugdual Derville). Tout le monde peut se voir confronté, ne serait-ce que dans son milieu professionnel, à une pression qui le mette en contradiction avec ses croyances et ses convictions. L’objection de conscience est l’ultime recours, une fois que l’on a tout essayé. Que faire, alors ? « D’abord anticiper », répond François de Lacoste, ce qui nous ramène à la question 1 et à la nécessité de s’entraîner. « Et, ajoute-t-il, ne pas se mettre en situation d’avoir à y faire face. Les occasions viendront suffisamment toutes seules, il ne faut pas avoir la présomption de croire qu’on pourra combattre le mal quoi qu’il arrive. » Ensuite, propose le père Bonnewijn, « Il faut y voir un éminent service à rendre à la société, et non pas d’abord un paquet d’ennuis en perspective. Y discerner une occasion – parfois redoutable – de maturation personnelle ».

Par ailleurs ne pas rester seul, chercher de l’aide, demander conseil auprès de personnes compétentes. « En face d’un cas de conscience, note Tugdual Derville, je me demanderais quelle personne peut m’aider à accéder en profondeur à ce qui est vrai et juste. La raison seule suffit pour accéder à la vérité. Mais il faut de la vertu, c’est-à-dire de la force, pour se battre et l’accueillir. »

Autre conseil, donné par Olivier Bonnewijn : « Ne jamais tordre sa conscience ; résister à la tentation de toute coopération réelle avec l’injustice et le mal. « Aucune tentation ne vous est survenue qui passe la mesure humaine. Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. Avec la tentation, il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de supporter » (1 Co 10,13). »

La principale difficulté, pour Tugdual Derville, est de conserver l’équilibre entre vérité et miséricorde, qui sont indissociables : « Comment rester sur la ligne de crête entre la vérité objective, qui ne souffre aucune transgression, et la miséricorde, la compréhension, la bienveillance. » Pour cela, poursuit le délégué de l’ADV, nous disposons de grâces d’état : « Nous sommes capables de vivre des situations que nous ne nous pensions pas capables d’affronter. »

Le mot de la fin sera pour Olivier Bonnewijn, qui conseille d’ « opter pour une attitude de sage, c’est-à-dire pour une adroite recherche d’un juste compromis, d’un compromis sans compromission ; ou bien se sentir appelé à un comportement de prophète, comme celui d’Éléazar par exemple (2 m 6,18-31). Une joie très pure sera infailliblement au rendez-vous : la joie des béatitudes. » Le mal n’aura pas le dernier mot.

(1) cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, la-IIae, question 19, article 5.

(2) Gaudium et Spes n° 16.

(3) Allusion à la phrase de Péguy : « Les idéalistes ont les mains blanches car ils n’ont pas de mains. »