Les Doctoresses de Dieu

Enquête sur les femmes intellectuelles dans l’histoire de l’Eglise, de Lucetta Scaraffia.

(© L’Osservatore Romano, 27 Septembre 2012)     Traduction : blog benoît_et_moi

Le 7 Octobre, Hildegarde de Bingen sera déclarée Docteur de l’Eglise, elle rejoindra Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila et Thérèse de Lisieux, déjà proclamées par Paul VI et Jean-Paul II. Non seulement il est important et significatif que la troupe des Docteurs de l’Eglise du sexe féminin s’enrichisse d’une protagoniste de plus, mais les qualités et les caractéristiques de cette nouvelle entrée sont également importantes: si en effet les raisons pour lesquelles ces trois derniers saintes ont été jugées dignes de ce titre étaient de caractère mystique, il en est autrement pour Hildegarde.
Elle unit à la connaissance mystique celle rationnelle et scientifique – l’étendue de ses connaissances est comparable à celle du presque contemporain Avicenne (ndt: philosophe, écrivain,médecin et scientifique iranien, il s’intéressa à de nombreuses sciences, notamment l’astronomie, l’alchimie, la chimie et la psychologie. Il est né en 980 à Afshéna, près de Boukhara, faisant partie de la province de Khorasan, en Iran, actuellement en Ouzbékistan, et mort à Hamadan, en Iran, en juin 1037, fr.wikipedia.org/wiki/Avicenne ), car elle inclut la cosmologie, l’anthropologie, l’éthique, la médecine, à laquelle s’ajoute le don de la musique et de la poésie -. comme c’est le cas pour presque tous les docteurs de l’Église de sexe masculin.
En outre, et cela reste exceptionnel pour une femme, comme l’avait fait Catherine, Hildegarde a effectué des cycles de prédication dans les églises de la vallée du Rhin, à la fois en latin pour le clergé et en langue vernaculaire pour le peuple, afin de prévenir la diffusion de l’hérésie cathare.
Hildegard avait elle aussi été poussée à franchir les limites que la société de l’époque imposait à la présence féminine par l’urgence d’aider l’Église dans un moment très difficile: comme l’avaient déjà fait Catherine, intervenant et écrivant des lettres enflammées pour encourager le retour d’Avignon du Pape, Thérèse d’Avila, qui avait réformé la vie cloîtrée des femmes et proposé un chemin mystique nouveau dans le moment complexe de la reconstruction de la culture catholique après la Réforme, Thérèse de Lisieux quand elle parcourut le chemin de l’obscurité agnostique afin de mieux comprendre la tragédie de la sécularisation et trouver une nouvelle façon de l’éviter.
Toutes les femmes Docteurs de l’Église ont donc contribué à la sauver dans les moments difficiles, elles ont contribué à sa reconstruction et ont eu une incidence profonde dans le renouveau culturel que cela impliquait. Pour elles, ce n’était pas facile: si pour les saints il est toujours difficile de se faire entendre et, dans un sens, de se faire reconnaître, sans aucun doute, cela l’est encore beaucoup plus pour les saintes, qui doivent vaincre la méfiance et la suspicion avec laquelle elles sont regardées par un grand nombre parce qu’elles sont des femmes.

Mais c’est précisément le fait de partir d’une condition sociale d’infériorité qui leur permet d’incarner ce mystérieux changement de perspective qui est le cœur profond du message chrétien, et de rappeler à tous – qui l’oublient souvent – que le christianisme n’est pas seulement ascèse ou morale, ou élaboration intellectuelle, mais toujours une relation avec le Dieu vivant, qui vient accomplir des oeuvres incomparable.
Aujourd’hui encore, beaucoup ignorent la contribution fondamentale que les femmes ont donnée à la construction de la tradition chrétienne: à commencer par Elena, la mère de Constantin, à qui la tradition attribue le début du pèlerinage aux Lieux saints et le culte des reliques de Jésus.

Des traces de cette contribution féminine, concrète et chargée de significations émotionnelles, parcourent toute l’histoire chrétienne: il suffit de penser à sainte Brigitte qui, avec le réalisme de ses visions sur la vie de Jésus, contribua à la réalisation de la crèche et à la représentation du Calvaire, enrichissant de manière déterminante l’imaginaire chrétien représenté dans l’art. Peu de choses peuvent nous donner une image plus réaliste de l’Incarnation que la description minutieuse de Marie enveloppant dans des langes le nouveau-né, faite par sainte Brigitte: «Mais alors, l’enfant se mit à pleurer et à trembler de froid sur le sol dur et tendit ses menottes vers sa mère, et elle le prit dans dans ses bras (…) et s’assit sur le sol, le posant sur ses genoux et commença à le langer – d’abord avec les pièces de lin, et ensuite avec celles de la laine, puis elle enroula le tout autour de son petit corps , les bras et les jambes enveloppés avec la même bande et enveloppant sa tête avec deux morceaux de laine qu’elle avait apportés avec elle».

Si l’image de Jésus souffrant et brûlant d’amour pour une humanité ingrate est présente dans Eglise depuis l’âge apostolique, et si le désir de partager sa douleur était à l’origine de l’impulsion pénitentielle qui caractérisa tous les réformateurs des ordres religieux, le vrai culte liturgique du Sacré-Coeur, naît en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle , principalement en raison des visions d’une jeune mystique visitandine, Marguerite-Marie Alacoque (http://moulins.visitation.free.fr/marie.htm ).
Ce fut une femme, donc, qui donna naissance à la dévotion qui connut peut-être le plus grand succès dans l’histoire de l’Eglise. S’étant répandue durant tout le XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle, elle a également été soutenue par des initiatives papales, telles que la proclamation de la fête du Sacré-Cœur comme universelle, en 1856, suivie, en 1864, de la béatification de la principale promotrice de ce culte, Marguerite Marie Alacoque (par la suite canonisée en 1920), la consécration de tout le genre humain au Sacré-Cœur par le pape Léon XIII en 1899, et la création de nouvelles institutions dédiées à cette dévotion, selon une tendance qui atteint son apogée dans le milieu des congrégations religieuses.

C’est précisément Marguerite Marie qui donna à la dévotion la caractéristique «victimale» (ndt: c’est-à-dire l’idée de « s’offrir comme victime de justice, autrement dit, en s’imposant des sacrifices, suppléer par les mérites du Sacré Coeur à l’ingratitude des hommes », cf. Jésus doux et humble de coeur, Martin Pradère) qui est son signe dictinctif, à l’âge contemporain, et qui en raison de sa simplicité – il s’agit en effet d’un symbole qui touche les sentiments élémentaires, facilement accessible même aux humbles – était destinée à susciter le plus fort mouvement spirituel connu par l’Eglise. Les modalités de réparation des blessures du Sacré-Cœur, selon les paroles prononcées par Jésus dans les visions, sont exposées avec une terminologie qui révèle, chez la mystique française, fille d’un notaire, la culture familiale: elle est en effet nommée par Jésus l’héritière de son Cœur, et en tant que telle, elle doit s’engager à en diffuser la dévotion.

Mais c’est avec la sécularisation de l’époque contemporaine que la dévotion au Sacré-Cœur se définit comme étant le sentiment intérieur par excellence. Le culte du sang, du sacrifice, de la réparation, ouvre aussi d’autres voies possibles d’interprétation de la dévotion, vue comme réparation de la douleur que l’humanité a infligée et, surtout, inflige au Sacré-Cœur. Dans le même temps, donc, c’est une dévotion de lutte dans une société qui, en particulier dans ses composantes les plus riches de prestige – la science et la politique – semble de plus en plus s’éloigner de la culture chrétienne, et un moyen de réparer ses fautes
A cette interprétation «masculine» de la dévotion au Sacré-Cœur – une interprétation représentée principalement par les Jésuites et plus tard par le père Gemelli, acceptée par les Papes (Pie IX et surtout Léon XIII) – on peut opposer une interprétation différente, presque exclusivement «féminine» non formalisée dans des textes ou des proclamations publiques, mais réalisée dans la vie quotidienne.

Au XIXe siècle, on assiste en effet à une autre interprétation du culte du Sacré-Coeur au féminin, toujours liée au projet de réparer les souffrances endurées par Jésus, mais cette fois dans une réparation positive: les sœurs de vie active des congrégations naissantes, en effet, interviennent dans leur activité caritative, pour mettre le bien à la place du mal. Au lieu du sacrifice rédempteur, réalisé dans la recherche de la souffrance, elles proposent de racheter avec leur travail le mal avec le bien, découvrant ainsi la tâche de l’être humain dans l’histoire, à l’imitation de Jésus.

Nous voyons ainsi que le rôle des saintes proclamées Docteurs de l’Eglise – mais, plus généralement, de la quasi-totalité des saintes, nous n’avons donné que quelques exemples – n’est pas d’offrir un modèle qui sublime les caractéristiques traditionnelles de la féminité, mais de remplir un rôle historique et culturel éminent.
Et même, nous pouvons le dire, de donner l’empreinte substantielle à une époque, celle qui se lit dans les profondeurs de l’expérience humaine et divine qui y mûrit.

 

NOTES (*)

Le Pape et les femmes (quelques exemples)
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1. RENCONTRE AVEC LE CLERGÉ DU DIOCÈSE DE ROME (http://www.vatican.va)
Jeudi 2 mars 2006
(Le Saint-Père répond a braccio auxquestions posées par les prêtres présents. L’un d’eux l’interroge sur le rôle des femmes dans l’Eglise)

Je réponds à présent au vicaire de Saint-Jérôme – je constate également qu’il est très jeune – qui nous parle de ce qu’accomplissent les femmes dans l’Eglise, également pour les prêtres.
Je ne peux que souligner que je suis toujours très impressionné, dans le premier Canon, le Canon romain, par la prière spéciale pour les prêtres: « Nobis quoque peccatoribus« . Voilà, dans cette humble réalité des prêtres, nous, précisément en tant que pécheurs, nous prions le Seigneur pour qu’il nous aide à être ses serviteurs. Dans cette prière pour les prêtres, et seulement dans celle-ci, apparaissent sept femmes qui entourent le prêtre. Celles-ci se présentent précisément comme les femmes croyantes qui nous aident sur notre chemin. Chacun a certainement vécu cette expérience.
Et ainsi, l’Eglise a une grande dette de reconnaissance à l’égard des femmes. Et vous avez justement souligné que, au niveau charismatique, les femmes font beaucoup, j’oserais dire, pour le gouvernement de l’Eglise, à commencer par les religieuses, par les soeurs des grands Pères de l’Eglise, comme saint Ambroise, jusqu’aux grands noms du moyen-âge – sainte Hildegarde, sainte Catherine de Sienne, puis sainte Thérèse d’Avila – et jusqu’à Mère Teresa.
Je dirais que ce secteur charismatique se distingue assurément du secteur ministériel au sens strict du terme, mais il s’agit d’une participation véritable et profonde au gouvernement de l’Eglise. Comment pourrait-on imaginer le gouvernement de l’Eglise sans cette contribution, qui devient parfois très visible, comme lorsque sainte Hildegarde critique les Evêques ou lorsque sainte Brigitte et sainte Catherine de Sienne lancent des admonestations et obtiennent le retour des Papes à Rome? Il s’agit toujours d’un facteur déterminant, sans lequel l’Eglise ne peut pas vivre.
Toutefois, vous dites à juste titre: nous voulons voir de manière plus visible, également de façon ministérielle, les femmes dans le gouvernement de l’Eglise. Disons que la question est la suivante. Le ministère sacerdotal du Seigneur est, comme nous le savons, réservé aux hommes, dans la mesure où le ministère sacerdotal est un gouvernement au sens profond qui, en définitive, est le Sacrement qui gouverne l’Eglise. Voilà le point décisif. Ce n’est pas l’homme qui fait quelque chose, mais le prêtre fidèle à sa mission qui gouverne, dans le sens où il est le Sacrement; c’est-à-dire, qu’à travers le Sacrement, c’est le Christ lui-même qui gouverne, que ce soit à travers l’Eucharistie ou les autres Sacrements, et ainsi le Christ préside toujours. Toutefois, il est juste de se demander si, dans le service ministériel aussi – malgré le fait que le Sacrement et le charisme sont ici la voie unique par laquelle se réalise l’Eglise -, on ne peut pas offrir plus de postes, plus de positions de responsabilité aux femmes….

2. APRÈS L’ANGELUS DU 8 MARS
La « journée de la femme » (http://benoit-et-moi.fr/2009-I)

La date d’aujourd’hui – 8 Mars – nous invite à réfléchir sur la condition de la femme et à renouveler notre engagement, afin que toujours et partout chaque femme puisse vivre et manifester en plénitude ses capacités, obtenant pleinement le respect de sa dignité. C’est dans ce sens que s’est exprimé le Concile Vatican II et le magistère pontifical, en particulier la Lettre apostolique Mulieris dignitatem du Serviteur de Dieu Jean Paul II (15 août 1988).
Plus que les documents eux-mêmes, cependant, valent les témoignages des Saints ; et notre époque a eu celui de Mère Teresa de Calcutta : humble fille de l’Albanie, devenue, par la grâce de Dieu, un exemple à tout le monde dans l’exercice de la charité et dans le service à la promotion humaine. Combien d’autres femmes travaillent chaque jour, dans l’obscurité, pour le bien de l’humanité et pour le Règne de Dieu ! J’assure aujourd’hui ma prière pour toutes les femmes, afin qu’elles soient toujours plus respectées dans leur dignité et valorisées dans leurs potentialités positives.

3. Les catéchèses du Pape sur les femmes (cf. http://benoit-et-moi.fr/2010-III).
Entre le 1er septembre 2010 (Hildegarde de Bingen) et le 2 février 2011 (Sainte Thérèse de l’enfant Jésus), le Saint-Père a consacré 17 catéchèses à de grandes figures religieuses féminines. Ces catéchèses avaient été par la suite rassemblées dans un livre dont la version en italien avait été préfacée par André Vauchez. J’avais traduit (« Le génie féminin dans l’histoire du Peuple de Dieu », http://benoit-et-moi.fr/ete2011) cette préface, reproduite dans l’OR.