Mystique d’un christianisme écologique

Mystique d’un christianisme écologique

Jean Bastaire

Revue Carmel n° 141, Sept 2011, pp. 46-55.
Qu’est-ce qu’un christianisme écologique 1 ? Il ne s’agit pas d’introduire une nouvelle variété d’écologie, témoignant de la participation que les chrétiens prennent à un souci majeur de nos contemporains, et dont la gravité n’échappe plus à personne. Les disciples de Jésus n’arrivent pas ici pour apporter une teinte originale, des arguments complémentaires, un appréciable « supplément d’âme ». Non, c’est l’écologie qui apporte comme un « supplément de terre » à la foi chrétienne, l’invitant à reprendre les notions de Création et d’Incarnation, à approfondir les notions de chute et de salut, appliquées non seulement à l’homme, mais à la Création tout entière.
Ce n’est pas le lieu ici d’esquisser l’originalité théologique d’une telle approche 2. Elle conduit à une mystique, c’est-à-dire, au sens précis du mot, une contemplation du mystère du Christ en toutes choses, dans l’ensemble de la Création.
C’est cette mystique que je voudrais évoquer ici, en esquissant les grandes lignes de l’attitude qu’elle commande.

Émerveillement et beauté

Un premier trait vient à l’esprit : l’émerveillement. C’est le plus traditionnel et non le moindre. Il est au contraire à la base, à la source. L’eau en ruisselle au fondement de toutes les religions et bien entendu de la Bible. Si l’homme est empli de crainte devant la nature, il éprouve d’abord envers elle un ravissement.
« Les cieux racontent la gloire de Dieu » (Ps 18). Quelque chose d’ineffable nous est dit. Une lumière nous parle, nous appelle, silencieuse et triomphante. Son rayonnement peut être parfois obscur et nous écraser. Rien n’y fait. Nous la supplions de nous relever et de nous redonner la force de lui rendre grâce.
Cet émerveillement nous communique l’expérience de la beauté. La perfection des créatures nous imprègne d’un sentiment d’accomplissement. Nous sommes rassasiés en elles du besoin d’obtenir la plénitude ; plus encore, la beauté en nous laissant entrevoir le sens du monde auquel nous participons, nous révèle le sens de notre propre existence. Cette beauté de l’univers nous révèle alors notre propre beauté, la fait résonner en nous. Nous sommes embellis par elle. Mais elle ne nous vient pas de l’extérieur. Elle n’est pas un apport étranger. Elle éveille une parenté originelle et suscite en nous une émulation pour l’offrir.
Aussi ne la contemplons-nous pas en spectateur. Nous ne la goûtons pas comme un esthète qui simplement apprécie les formes, déguste les saveurs, se gorge d’une lumière qu’il ne croyait pas posséder lui-même et qu’il découvre dans ce commerce. Même si nous n’en avons pas ou peu conscience, ce n’est pas un bien inconnu dont nous nous enrichissons, mais un patrimoine qui nous est commun avec tout l’univers. L’artiste est celui qui a reçu mission de révéler et de transmettre cette identité de la beauté de l’homme avec la beauté du monde. L’esthète est un fruit sec qui se contente d’en jouir.

Fraternité et communion

De cet émerveillement devant la Création naît le sentiment de fraternité. Si nous éprouvons une telle ressemblance, c’est que nous procédons d’une même origine. Nous sommes les fils et les filles d’un même Père dans le Fils unique, ce Fils « premier né » par qui nous recevons cette filiation qui fait de nous des créatures contingentes, dépendantes, totalement gratuites au sens où nous sommes pure grâce.
Nous le sommes à des degrés infiniment variés, selon des régimes infiniment divers. Il n’est pas question d’aligner toutes les créatures sur le même modèle, de formuler pour elles un même rôle, de leur assigner les mêmes exigences. Toutes sont bonnes et dignes mais toutes ne se situent pas au même niveau.
Les différentes catégories, espèces et genres ne peuvent vivre qu’en communion. À chaque étape de la Création, les créatures sont indispensables les unes aux autres et se rendent mutuellement service, du fait même de leur dissemblance formelle et fonctionnelle qui n’entame en rien leur ressemblance ontologique. La distinction des fonctions, de la plus humble à la plus haute, la complexité des structures, de la plus simple à la plus élaborée, ne portent pas atteinte au caractère indispensable de chaque créature et de chaque groupe de créatures, même si l’intervention du mal s’est traduite par le développement de la violence et du meurtre entre elles.
Lue avec le regard scientifique, cette complémentarité fonde la nécessité de préserver la biodiversité, une des priorités de l’écologie. Relue avec le regard de la foi, en christianisme écologique, cette complémentarité exprime l’amour équitable du Père pour tous les enfants issus de son sein.
De cette innombrable famille, l’homme fait pleinement partie. Créature lui aussi, il est le frère aîné de toutes les créatures. Frère aîné des créatures car tout en étant du même côté qu’elles par rapport au Créateur, il lui est dévolu un rôle unique qui le distingue des autres créatures sans l’en séparer. Il en est en effet le gardien et le maître, au sens de l’éducateur (magister). Il est le délégué du Père. Comme dans une famille les parents ont pouvoir et responsabilité sur les enfants, l’homme a pouvoir et responsabilité sur le reste de la création, du moins celle qui est à sa portée 3.
L’envers de cette responsabilité est bien évidemment la possibilité qu’a l’homme de l’usurper, s’il détourne à son seul profit la vocation de gouvernance qui le consacre au bien-être de tous. De gérant il devient tyran. À la communion il substitue la prédation, la rupture, la ruine.

 

La compassion pour tous

Née de l’émerveillement, la fraternité suscite à son tour la compassion. Car comment ne pas être sensible à la misère du monde si on est sensible à sa beauté ? Qu’est-ce que la détresse de l’univers, sinon sa beauté méprisée, piétinée, massacrée ?
Les créatures s’agressent entre elles autant qu’elles se soutiennent. La discorde n’est pas moindre que la concorde dans les relations qu’elles entretiennent pour subsister. Elles ont perdu leur innocence originelle, leur incapacité de nuire selon l’étymologie du mot (nocere), si elles n’ont heureusement pas perdu leur capacité de communion dans un même service du Créateur.
L’homme compatit, « souffre avec » cette souffrance cosmique qu’il contribue pourtant à accroître pour une part essentielle. Cependant, à la différence des autres créatures, il peut en prendre conscience et l’éviter ou la limiter. La perte de l’innocence originelle peut le conduire à se reconnaître responsable.
Le chrétien écologiste exerce d’abord sa compassion envers son semblable. Mais il l’étend au-delà du cercle humain. Là encore il ne met pas toutes les créatures sur le même plan. Il observe une hiérarchie dans sa pitié, une hiérarchie correspondant à celle qui se manifeste dans le réel. Il reconnaît la bonté de toute créature pour ce qu’elle est et en prend soin sans arbitraire, selon la place qu’elle occupe dans le dessein créateur. Si son choix se porte d’abord vers l’homme et tout ce qui sert l’homme, c’est pour permettre à l’homme d’être le serviteur de tous. Il n’exploite pas l’univers à son seul gré. Il ne le met pas en valeur pour son seul usage et son seul plaisir, mais avant tout et à travers tout pour le plaisir de Dieu. Il travaille à la gloire de Dieu et panse les plaies de la création par amour du Créateur. Il ne vise pas le seul profit de ses semblables quand il combat la déforestation, la pollution des eaux et l’emploi des pesticides. Ce n’est pas par sensiblerie qu’il se mobilise contre la cruauté envers les animaux et qu’il dénonce par exemple l’élevage industriel 4. Il défend les intérêts de la communauté cosmique et de la communion universelle.

 

Convertir le panthéisme

Pareille attitude, qui unit sans les confondre la misère humaine et celle des autres créatures suscite bien souvent la peur : ne se rapprocherait-on pas dangereusement des eaux troubles de la deep ecology 5, ou, plus simplement, ne serait-on pas en train de tomber dans le panthéisme ? Pareille peur doit être écartée résolument : c’est l’écologie qui convertit aujourd’hui le panthéisme au christianisme et non l’inverse.
Il y a là un « signe des temps » que les chrétiens ne doivent pas manquer. Le panthéisme revient en effet d’une manière impressionnante dans la culture contemporaine, qu’il revête son visage classique, dans le sillage d’une grande tradition, Spinoza par exemple, ou qu’il se réfère à la pensée de peuples plus archaïques. Le matérialisme, trop superficiel, ou le nihilisme, trop évasif, ne résistent pas à la pression de cette exigence d’un lien radical entre l’homme et le reste de la création, cette création dont l’homme ne peut s’extraire sans faire fi de sa condition même de créature. Qu’il le reconnaisse ou non, l’homme est comme tout le monde, comme tout ce qui est au monde.
On ne peut en douter. Mais ce lien radicaL qui renvoie à une racine naturelle commune, manifeste un autre lien proprement religieux. Étymologiquement, la religion n’est-elle pas ce qui relie ? Cette considération ne conduit pas nécessairement à penser que tout est Dieu, que tout est de nature divine.
La foi chrétienne confesse au contraire que tout est en Dieu, et vient de Dieu, est créé par Lui. Cette affirmation n’est en rien contraire avec l’abîme ontologique séparant Celui qui est et ceux qui reçoivent de lui l’être, par mode de création ex nihilo qui exclut tout émanationnisme. Au panthéisme qui, croyant les magnifier, absorbe les créatures dans le Créateur, s’oppose le panenthéisme 6 qui atteste l’altérité fondamentale des créatures à l’intérieur de Dieu, leur source et leur fin, qu’elles exaltent par toute leur dépendance d’être. Le panenthéisme exorcise le panthéisme, le baptise en quelque sorte, le convertit en retournant le culte de soi qui auto divinise chaque créature et l’ensemble des créatures en un culte de Dieu qui restitue au Créateur la divinité qui n’appartient qu’à lui et dont il rend seulement les créatures participantes.
Cette conversion du panthéisme au panenthéisme permet de dégager à nouveau dans toute sa plénitude la dimension cosmique du salut, certes confessée dans l’enseignement catéchétique et liturgique, mais sans trop y prendre garde, comme si au mieux on en renvoyait la méditation à plus tard, au pire on y renonçait sans le dire.
Pourtant, « si nous voulons comprendre à nouveau le christianisme et le vivre dans toute son ampleur, il nous faut impérativement retrouver la dimension cosmique de la révélation chrétienne 7 ». Qu’est-ce à dire ?

 

Un salut aux dimensions cosmiques

Le christianisme écologique porte à son maximum cette responsabilité humaine à l’égard de l’univers en donnant plein droit aux affirmations étonnantes de l’apôtre Paul qui confèrent à la dimension cosmique du salut un pathétique extrême qu’on aurait pu croire réservé au seul salut humain :
La Création tout entière gémit, dit Paul aux Romains, et passe par les douleurs d’un enfantement. Elle aspire de toutes ses forces à voir la révélation des fils de Dieu. Car elle a été livrée au pouvoir du néant non parce qu’elle l’a voulu, mais à cause de celui qui l’a livrée à ce pouvoir. Pourtant elle a gardé l’espérance d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage et de la dégradation inévitable, pour connaître la liberté et la gloire des enfants de Dieu. (Rm 8,19-22)
Qui a livré la Création au néant ? Les exégètes discutent de l’identité du mystérieux responsable de ce mal. Contrairement à une interprétation trop littérale, ce ne peut être l’homme par suite de son péché, car il ne fait que relayer au paradis terrestre un mal antécédent figuré par le serpent. Le véritable fauteur du mal est une puissance maléfique supérieure qu’on évoque habituellement sous le nom de Satan.
Pervertissant sa fonction de gouvernance, l’homme a apporté avec empressement son concours au travail de désagrégation et de ruine que le démon avait entrepris. Il s’est montré ainsi un serviteur aussi efficace du mal que du bien. Il a pris parti avec autant de résolution pour la rébellion du diable (diabolos, celui qui divise) que pour sa propre fidélité de fils.
Les deux révoltes comme les deux saluts sont liés, fondamentalement associés par un péché commun. C’est pourquoi le Fils de Dieu s’est incarné afin de rétablir dans l’homme comme dans tout l’univers les deux fidélités bafouées. Paul l’annonce aux Corinthiens dès le début de son apostolat : « Quand toutes choses auront été soumises au Fils, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Co 15,28). Il le répète quelques années plus tard aux Colossiens, tandis qu’il est captif à Rome avant d’être martyrisé : « Dieu a voulu que dans le Christ toute chose ait son accomplissement total. Il a voulu tout réconcilier par lui et pour lui, sur la terre et dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix » (Col 1,19-20).

 

Dans l’attente de la Parousie

À l’imitation et par la force du Christ, le chrétien écologiste est l’artisan de cette réconciliation pour la part qui lui revient. Il n’a pas provoqué seul le désordre cosmique et ignore comment le sang du Fils en croix étend sa puissance rédemptrice à l’action peccamineuse des mauvais anges. Mais il sait comment remédier à ses propres maléfices.
Le chrétien a reçu du Christ le commandement de veiller non seulement à la sauvegarde temporelle de la Création, mais à son salut. « Proclamez la Bonne Nouvelle à toute la Création », a ordonné Jésus le jour de son Ascension (Mc 16, 15).
À travers la tâche contingente de cultiver la Création avec sagesse et de poursuivre amoureusement le développement de sa croissance et la maturation de sa plénitude, il s’agit de préparer, par-delà les ultimes soubresauts de l’accouchement apocalyptique, la naissance absolue de la nouvelle Terre et des nouveaux Cieux. Car « elle passe la figure de ce monde » (1 Co 7, 31). Un jour, et ce sera la fin des temps, adviendra un état définitif d’harmonie et de beauté où la création sera totalement guérie du péché et où le Père la recevra des mains du Fils dans un éblouissement d’amour.
Voilà tel est, à la lumière de la foi, le but de l’écologie : la Parousie. Il se réalise par la guérison du rapport de chaque homme à ce qu’il entoure, par son accueil de la grâce du Christ. Et cet accueil, mystérieusement mais réellement, s’étend à la Création entière. Puissions-nous chacun y travailler, jusqu’à l’avènement de la Création nouvelle où « Dieu sera tout en tous » (1 Co 15,28).

Jean BASTAlRE 8, Grenoble

 

Notes 1. Plutôt que d’écologie chrétienne, expression que j’ai maintes fois employée moi-même depuis vingt-cinq ans, je préfère parler désormais de christianisme écologique. Ce déplacement d’accent permet d’exprimer avec plus de justesse et de plénitude ce dont il s’agit. 2. De bonnes études en ont ouvert les voies. Je pense en particulier à l’œuvre de Jürgen Moltmann. Il aborde l’écologie non seulement dans son volume Dieu dans la Création. Traité écologique de la Création, mais aussi dans ses quatre autres volumes consacrés à la Trinité, au Christ, à l’Esprit et l’Eschatologie. Pour un aperçu, cf. Le rite de l’Unlvers, anthologie réalisée et présentée par Jean Bastaire, Cerf. 2004. 3. Qui dira toutefois à qui revient la gouvernance des espaces sidéraux et le soin des galaxies ! On peur noter que la régence de l’homme commence à y pénétrer par le biais de la connaissance que la Science en acquiert. La connaissance engendre toujours l’action. Que sera cette action ? Il n’est pas inimaginable que l’homme puisse dans les temps à venir administrer des domaInes de plus en plus vertigineux du cosmos et introduire dans les étoiles le même ordre et le même désordre, la même sagesse et la même folie que sur notre planète réduite à presque rien et conditionnant pourtant tout le reste. La terre bergère ou meurtrière des étoiles ?4. À ce sujet, on peut se reporter à la vigoureuse condamnation de J. RATZINGER, Voici quel est votre Dieu, Plon-Mame, Paris, 2000, p. 55 : « Élever des oies uniquement dans le but qu’elles aient un gros foie, ou encaserner des poules au point d’en faire des caricatures d’animaux, abaisse le vivant au niveau d’une marchandise, ce qui est en contradiction avec ce que la Bible dit de la cohabitation entre l’homme et l’animal ». 5. Publiée en 1973 par le philosophe norvégien Arne Naess, la théorie de la deep ecology donne comme finalité ultime à l’écologie non l’espèce humaine (anthropocentrisme), mais la biosphère totale (biocentrisme). Cette conception le conduit entre autres à une relativisation de l’espèce humaine, lui faisant prôner une décroissance substantielle de la population humaine pour permettre un meilleur développement des espèces non humaines. 6. En utilisant ce mot, nous n’entendons pas reprendre la doctrine répandue sous ce vocable par le philosophe allemand Carl Krause, mais simplement, comme il ressort de notre présentation, souligner la présence de Dieu en toutes choses et la présence en Dieu de toute chose, tout en nous distinguant clairement de tout émanationnisme (ce qui n’a pas toujours été le cas pour le « panenthéisme historique », voir l’article qui lui est consacré dans Catholicisme, X, 501). 7. J. RATZINGER, L’esprit de la liturgie, Éditions Ad Solem, Genève, p. 85. Le plus réjouissant est que l’attitude du Cardinal Ratzinger lui a valu un article très élogieux dans l’édition française de la revue trimestrielle anglo-saxonne The Ecologist de février 2003. Sur deux pages, le livre L’esprit de la liturgie y était décortiqué par Corinne Smith qui s’étonnait que « cette approche cosmique — le terme revient régulièrement tout au long de l’ouvrage — soit passée inaperçue chez les catholiques français ». Aussi la même journaliste, en avril 2005, salua-t-elle l’élection de Benoit XVI en reproduisant, sous le titre interrogateur Habemus papam ecologistum la lettre reçue deux ans auparavant ou le Cardinal Ratzinger la remerciait de l’intérêt qu’elle avait marqué à son livre. Le Cardinal concluait en termes très ouverts : « j’espère que la publication de cet article servira à un approfondissement du dialogue entre la théologie catholique et les diverses pensées écologiques et éveillera au sein de l’Église une décisive prise de conscience de la responsabilité humaine envers la terre devant le Créateur ». 8. Auteur de Lettre à François d’Assise, Parole et Silence Paris, 2001 ; Pour une écologie chrétienne, Cerf, Paris, 2004 ; Pour un Christ vert, Salvator, Paris, 2009 ; La Terre de Gloire, Cerf, Paris, 2010 ; La Création pour quoi faire ?, Salvator, Paris, 2010.