Le Livre noir de la condition des chrétiens dans le monde

Entre 150 millions – selon l’association protestante Portes Ouvertes – et 200 millions de chrétiens – selon l’Aide à l’Église en détresse – seraient « persécutés » dans le monde.

Andrea Riccardi. 

Stéphane OUZOUNOFF/CIRIC

Andrea Riccardi.

Le Livre noir de la condition des chrétiens dans le monde qui paraît jeudi 23 octobre fait le point sur ces violences et ces discriminations.

Pour l’historien Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio et codirecteur de l’ouvrage, leur « nouveauté » tient à leur extension dans un nombre croissant de pays.

La situation est-elle si sombre ? Faut-il parler, comme le vaticaniste américain John Allen, d’une « guerre mondiale contre les chrétiens » ?

Andrea Riccardi : Le christianisme est une religion qui souffre actuellement de grandes persécutions. Parce qu’il a été une religion persécutrice, on ignore ce fait. Faut-il parler de guerre, ou plutôt de persécution ?

On ne peut réduire ce livre à cette seule expression : il fait aussi droit au pluralisme dans ses pages. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, le christianisme est devenu persécuté, dans l’hémisphère Sud principalement, où vivent la majorité des chrétiens.

Chaque jour, des chrétiens meurent pour leur foi ou sont obligés de vivre dans des conditions indignes. Leur témoignage d’une vie pacifique dérange les groupes violents : c’est le cas dans le monde musulman, mais aussi en Amérique du Sud, dans certaines zones du Brésil par exemple. Les chrétiens sont des hommes et des femmes engagés, des voix libres, des vies qui ne sont pas bloquées dans le conformisme. La gravité de la situation, c’est la somme de ces cas particuliers.

Vous êtes un spécialiste des martyrs chrétiens au XXe siècle. Vous parlez d’une « nouveauté », d’une « singularité des persécutions antichrétiennes ». Quelle est-elle ?

A. R. : L’histoire des persécutions au XXe siècle est une histoire complexe, marquée surtout par le communisme. On pensait que sa chute marquerait la fin des persécutions contre les chrétiens. En réalité, il n’en est rien : par leur opposition à la violence, leur pratique humaniste, ils continuent à déranger.

La nouveauté des persécutions antichrétiennes aujourd’hui, c’est leur extension, et le fait qu’elles ne sont pas toujours d’origine idéologique. Dans certains cas, la motivation est religieuse, mais dans d’autres, elle est tout simplement humaine. Le chrétien en lui-même par sa vie est problématique. L’assassiner permet de montrer sa force : je pense au Nigeria, où les violences visent à montrer à l’opinion publique une espèce de sacrifice humain…

Vous appelez à replacer les discriminations « dans leur contexte social, politique, religieux ». Mais n’est-on pas obligé de constater que les persécutions concernent de nombreuses minorités religieuses, ethniques, culturelles ?

A. R. : Ce livre ne veut pas être une opération médiatique, les chercheurs et experts qui y ont participé décrivent précisément la situation dans chaque pays : il y a des cas où les persécutions concernent toutes les minorités, et d’autres où elles ne visent que les chrétiens.

Sans faire une théorie générale, cet ouvrage nous plonge dans ces souffrances, ces injustices. Il affirme aussi que si un pays respecte les chrétiens, il respectera toutes les minorités, et donc les laïcs, les femmes… Dans le monde musulman par exemple, les chrétiens sont un gage de pluralisme. Les sauver, c’est sauver une civilisation du vivre-ensemble.

Si l’on interroge l’homme de la rue sur « la religion la plus persécutée », n’aura-t-on pas des réponses très différentes selon sa confession ? Comment sensibiliser chrétiens et non-chrétiens à ces discriminations sans tomber dans la concurrence victimaire que vous dénoncez ?

A. R. : À mon avis, l’homme de la rue est surtout indifférent ! Quant à cette préoccupation, à mon avis, elle relève du passé. Sans mener une croisade pour les chrétiens et sans tomber dans le politiquement correct, il s’agit de voir une réalité.

Cette fois, notre texte concerne les chrétiens, mais on pourrait écrire des livres sur les autres. Chacun son jeu ! Nous faisons jeu commun pour défendre la liberté religieuse et les droits de l’homme ; mais, pour connaître l’universel, il faut passer par le particulier.

Propos recueillis par Anne-Bénédicte Hoffner

Dans le journal La Croix du 23 octobre 2014.

 

Le livre noir de la condition des chrétiens dans le monde

Sous la direction de Jean-Michel di Falco, Timothy Radcliffe, Andrea Riccardi. Ouvrage coordonné par Samuel Lieven.

XO Éditions, 811 p., 24,90 €

« Pour la première fois, un livre dresse un tableau complet des persécutions subies par les chrétiens dans le monde. » C’est à une tâche ambitieuse que se sont attelés Mgr Jean-Michel di Falco, évêque de Gap, le P. Timothy Radcliffe, ancien maître de l’ordre dominicain, et Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, sous la coordination de Samuel Lieven, journaliste à La Croix.

Pays par pays, grâce à l’aide de 70 journalistes et experts, ce livre noir ausculte la situation des chrétiens dans une trentaine de pays ou régions. Sous l’angle du témoignage personnel ou de la rétrospective historique, ils parviennent à ce constat accablant : les chrétiens sont « aux premières lignes des victimes de persécutions dans le monde ». D’abord en raison de leur nombre (plus de 2 milliards de croyants), mais pas seulement, affirment plusieurs auteurs.

« LA PERSÉCUTION DES CHRÉTIENS NE SE PRÊTE PAS À DES RÉDUCTIONS SIMPLISTES »

La liste des horreurs subies est longue, qu’il s’agisse de la torture infligée à ces femmes d’Érythrée ou du Soudan, des discriminations quotidiennes vécues par les chrétiens du Pakistan, de la répression policière qui empêche ceux de Chine ou d’Ouzbékistan de pratiquer leur culte, et bien sûr des attaques commises par les islamistes radicaux au Nigeria, en Syrie ou en Irak…

Toute la difficulté est là : synthétiser en un seul volume – même de plus de 800 pages – une immense diversité de situations. De précieuses contributions thématiques guident le lecteur au début de l’ouvrage et avant d’aborder chaque continent.

Toutes en nuances, elles contribuent aussi à la complexité du tableau général, rappelant ainsi le rôle « des conflits militaires, du sous-développement, de l’arbitraire et de l’incurie du pouvoir » (Bernard Heyberger) dans l’émigration et donc l’affaiblissement des communautés chrétiennes au Moyen-Orient. « La persécution des chrétiens ne se prête pas à des réductions simplistes et à des instrumentalisations idéologiques », souligne Andrea Riccardi.

TORDRE LE COU À LA THÈSE DU « CONFLIT DE CIVILISATION »

Sur le plan géographique également, c’est une image contrastée que dessine cet ouvrage, entre d’un côté le Moyen-Orient où « l’existence même du christianisme est questionnée sous l’intolérance des fondamentalismes politico-religieux » (Jean-François Colosimo), et de l’autre l’Asie, notamment la Chine, où « selon nombre d’observateurs, le christianisme représente le plus grand mouvement social dans le pays » (Michael Kelly), et l’Afrique où « le nombre des chrétiens devrait dépasser celui des musulmans en 2020 » (J.-Fr. Colosimo).

L’ouvrage aura le mérite de sensibiliser les chrétiens – et les autres – aux réalités et aux fragilités du christianisme mondial.

Ainsi que de tordre le cou à la thèse du « conflit de civilisation », comme le relève André Comte-Sponville. « Le conflit majeur n’oppose pas des civilisations. Il oppose tous ceux qui essaient de bâtir la civilisation mondiale dont nous avons besoin – laïque, démocratique, respectueuse des droits de l’homme – à tous ceux qui la combattent en Orient comme en Occident », assure le philosophe, qui assume, dans sa contribution, son statut d’« athée de service », convaincu qu’il ne faut pas « laisser aux seuls chrétiens le soin de défendre leurs frères opprimés ou menacés ».

« Dans ce conflit désormais planétaire, il me semble que beaucoup de chrétiens, de par le monde, font aujourd’hui le même choix que moi, ou que nous. C’est une raison de plus pour se soucier de leur sort, lorsqu’ils sont victimes d’oppressions ou de discriminations. »

Anne-Bénédicte Hoffner