Superstition et foi

Une réflexion de Jean Guitton sur la superstition et la foi, dans son livre « Rue du Bac », Éd. SOS, 1979, chapitre 7.

Je dirai d’abord qu’on appelle superstition la forme de religion ou de culte qu’on ne partage pas.

Ainsi, un protestant devant une procession du Saint-Sacrement aura l’impression d’un culte superstitieux. Inversement, le culte qu’ont des fidèles réformés pour l’Écriture, l’idée que, dans la Bible, Dieu nous parle sans intermédiaire, apparaît aux catholiques une conception frôlant la superstition. Un objecteur de conscience tiendra le salut au drapeau pour superstitieux, magique… D’une manière plus générale, on peut dire que toutes les fois que nous détachons la lettre de l’esprit qui l’anime, cette lettre isolée et sans âme nous paraît être « de trop » : aliénante, superstitieuse. Il est facile de tourner un poète en ridicule (Corneille, Hugo, Lamartine, Claudel) en citant un de leurs vers détaché du contexte, privé de la circulation sanguine qui lui donne sa vie et sa consistance. Nous avons tous le malicieux pouvoir de changer en superstition toute lettre dont nous négligeons ou dont nous condamnons l’esprit. « Allons, enfants de la Patrie, le jour de gloire est arrivé ! »… Ce chant entendu hors d’une cérémonie, privé d’assentiment, de sursaut et d’exaltation, semble vain et rhétorique. Les vers : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! », si on le détache du contexte premier ou du sentiment qui nous lie à la patrie, serait insupportable de cruauté. Ainsi, est superstitieux tout acte, tout geste, tout texte que j’ai préalablement détaché de son milieu mental, de l’attitude d’esprit et de cour qui le porte et l’éclaire.

Pour un athée des temps modernes, le système catholique des sacrements, où un élément parfois infime (ce pain azyme, cette goutte de vin) se charge d’un sens éternel et sacré, porteur d’une réalité profonde, ontologique, infinie – est inacceptable. Et il peut lui sembler «magique », indigne de l’homme raisonnable.

Allons plus avant : je dirais qu’est superstitieux tout acte qui détache le moyen de la fin ; qui, à la limite, transforme le moyen en fin.

Si je fais un pèlerinage pour me rendre au tombeau d’un saint, dans l’idée d’être plus proche d’un être que je conçois comme un intercesseur auprès de Dieu, mon acte n’est pas en soi entaché de superstition. Ce pieux voyage n’est qu’un moyen grave (jadis très dur, très périlleux) qui me rapproche d’un ami de Dieu, ou d’un lieu visité par un ami de Dieu. S’il s’agit d’aller à Jérusalem, de « délivrer Jérusalem », ce voyage m’incorpore au site où Jésus est mort.

Mais ce moyen peut être aisément pris pour une fin. Le voyage, l’itinéraire, l’expédition deviendront alors les seules fins de mon action, le but religieux n’étant plus alors qu’un moyen. Inversion dangereuse, que les Croisés n’ont pas évitée.

Nos actes religieux les plus authentiques sont menacés de superstition, dès lors que nous subordonnons leur fin à ce qui est seulement moyen. Serait superstitieux celui qui verrait dans l’acte de la prière un procédé pour faire fortune, comme les anciens païens pour qui la religion consistait à «charmer» les dieux, à les mettre à leur service par des formules, des amulettes, des sacrifices d’animaux. C’était alors une inversion de la religion, puisque la divinité était conçue comme liée par le rite magique, mise en condition par une technique. Le fond de la religion est au contraire de se donner à la divinité, sans intérêt – contre tout intérêt, à l’exemple d’Abraham, le père de la foi.

Allons plus loin encore ; décrivons l’acte superstitieux dans ce qu’il présente de plus absurde, d’immoral. C’est lorsque l’acte que je pose veut obtenir un secours qui me serait utile pour violer une loi morale. Par exemple si, avant d’aller voler, je demande secours à la Madone ; si je fais dire une messe pour favoriser une requête que je sais injuste. Pascal reprochait aux casuistes des raisonnements de ce genre, par exemple lorsque certain d’entre eux enseignait qu’en cas de grande fatigue, on était dispensé du jeûne, «même si cette fatigue venait d’avoir poursuivi une fille».

L’excès de toute casuistique est de raisonner sur la seule lettre : nous appelons cela, de nos jours, le juridisme. Alors on oublie l’esprit qui a inspiré cette lettre. Pascal, dans ses attaques contre les jésuites, s’est exercé sur ces scandales. Sa neuvième Provinciale porte même sur la « dévotion à la Sainte Vierge ». Il définit la superstition frauduleuse, disant qu’elle offre le salut par des pratiques (par exemple, porter sur soi un rosaire, ou bien une image de la Sainte Vierge) « de quelque manière qu’on ait vécu ». Il ajoute, montrant bien qu’il ne désapprouve pas la dévotion mais son abus, que « les dévotions à la Vierge sont un puissant moyen pour le salut, et que les moindres sont d’un grand mérite, quand elles partent d’un mouvement de foi ou de charité, comme tous les saints qui les ont pratiquées ». Ce qu’il désapprouve, c’est qu’elles puissent entretenir les pécheurs dans leurs désordres.

Ces définitions étant posées, il est aisé de voir comment l’usage de la « médaille » de la rue du Bac peut devenir une superstition.

Il n’y a qu’à cesser de l’assumer en hauteur, de la rattacher à Dieu ; alors on risque de la transformer en « chose », en . objet », et de lui prêter, comme dit le dictionnaire Robert, un effet t occulte et automatique ». Mais il est clair que la frontière de la religion, de la dévotion, de la superstition est difficile à tracer, puisque, comme je l’ai dit, tout acte religieux devient « superstitieux » aux yeux de qui le regarde sans croire. Comme il est délicat de délimiter ces trois domaines de foi, de dévotion, de superstition ! Pour un esprit désireux de pureté comme il est tentant de penser qu’on a purifié la foi en la délivrant des bandelettes de la dévotion, de la superstition populaire !

Je suppose encore une fois qu’un archéologue de l’an 3000, venu de Mars sur notre planète, déterre les statues de nos églises pour orner quelque « musée des aberrations ». Voyant « Jeanne d’Arc » en costume de guerrier et «Joseph » sous la robe et la bure, il enseignerait savamment que le catholicisme intervertissait les sexes. Puis, frappé par le grand nombre des « statues de saints », les comparant aux statues païennes des dieux et déesses, il rapprocherait christianisme et paganisme. Cela de la meilleure foi du monde, ou plutôt selon la plus rigoureuse « science humaine ». En ce temps futur comme en notre temps, la difficulté restera grande d’interpréter les signes muets ; la tentation sera subtile de croire avoir trouvé le sens d’un signe sans interroger le témoin, le poète, le significateur, le créateur, le croyant.

Imaginons notre Micromégas de l’an 3000 en observation savante dans la chapelle de la rue du Bac, prise comme organe témoin de la foi catholique à Paris en 1973. Quelles curieuses conclusions tirerait sur cette foi, aperçue dans ses signes et sans commentaires, ce parfait observateur ?

L’observation scientifique aurait porté sur ces objets quantifiables qui tombent aisément sous la photographie, la statistique, l’enquête gallup, alors qu’ici comme ailleurs, la quantité n’est que le signe abstrait de la qualité.

La vente des chapelets a pour matière des objets que l’on peut compter : l’augmentation de cette vente, comment l’interpréter en qualité ? Est-elle le signe d’un progrès dans la foi ? ou d’une diminution de la qualité de la prière ?

Ces remarques que je fais en passant (sur l’écart qui sépare le signe de sa signification) vont m’introduire aux observations que je voudrais maintenant présenter sur les « dévotions» dans leur rapport avec la vraie religion : ce culte « en esprit et en vérité » que le Christ osait exposer et proposer à une femme assez médiocre, la femme de Samarie rencontrée au puits de Jacob. Faut-il proscrire tout ce qui n’est pas le culte en esprit et en vérité ? Est-ce l’esprit de la révolution spirituelle opérée par Jésus au sein d’une religion déjà bien épurée, puisque les hauts-lieux du culte de Yavhé avaient été supprimés pour ne permettre l’adoration qu’au Temple de Jerusalem, puisque toute image de Dieu était interdite, puisque le Saint des Saints dans le Temple était vide ? Jésus n’est-il pas allé plus loin encore, détachant la religion du Temple unique de Jérusalem ?

Voici dans quelle direction j’ai cherché la solution d’un problème si important toujours, mais plus encore après le concile de Vatican II et dans la crise actuelle du sacré.