Une faute éthique et politique

« Je suis Charlie » : une faute éthique et politique, par le philosophe Thibaud Collin, le 14 janvier 2015, sur le blog « le parvis de la chouette »

Dimanche après-midi, comme beaucoup de mes compatriotes, je suis allé marché. Les événements de la semaine dernière sont l’occasion de reprendre conscience que, malgré tout ce qui nous sépare, nous formons un même corps politique ; que nous le voulions ou non. Pour moi, aller marcher était une manière de manifester mon consentement à ce lien plus profond que toutes nos divisions. Les risques d’être enrôlé sous la bannière d’un irénisme bêlant et d’être instrumentalisé à des fins politiciennes ne pesaient plus au vu de l’enjeu. Il y a des moments de grâce qu’il faut savoir accueillir. Reste entière la question de la signification de cette marche, question non moins importante que la marche elle-même. Evidemment là, le conflit des interprétations reprend ses droits. Notre pays entre donc désormais dans le temps du débat et de l’examen de conscience.

Le succès impressionnant du slogan « je suis Charlie » est révélateur de la crise que nous traversons. Puisse-t-il ne pas l’aggraver tant il me semble reposé sur une double erreur d’appréciation, de nature éthique et politique. L’adoption d’un tel slogan, bien que compréhensible sous le coup de l’émotion, signifie que de nombreux citoyens français, voire même pour certains la France elle-même, s’identifient à un hebdomadaire dont l’activité centrale est de tourner en dérision tout ce qui de près ou de loin peut apparaître comme une autorité. L’argument entendu pour justifier une telle identification est que les assassins en « tuant Charlie » ont attaqué la liberté d’expression, valeur fondamentale de notre République. Dès lors, Charlie devient par métonymie la France. Un tel raisonnement présuppose que la manière dont Charlie Hebdo usait de sa liberté d’expression devient l’incarnation de notre culture nationale.

Ce journal n’a eu de cesse de manier le crayon pour se moquer et insulter les croyances religieuses, pour tourner en dérision les institutions qui, à l’aune de l’esprit 68, leur apparaissaient fâcheuses pour ne pas dire fascistes. Certains survivants de l’équipe, et on les comprend, se sont bruyamment gaussés d’un tel engouement populaire et ont récusé des soutiens intempestifs en totale contradiction avec « l’esprit Charlie ». Fidèles à leur ligne libertaire et anarchiste, ils ne comptent pas modifier leur manière d’user de leur liberté d’expression. Tel est leur droit mais on peut aussi estimer que cette persévérance est un aveuglement. Comment en effet ne pas percevoir que la liberté n’est pas une valeur déliée mais qu’elle s’inscrit dans un ensemble plus large, en l’occurrence la responsabilité, le respect d’autrui et d’abord le fonctionnement de la raison. La liberté en question est celle d’exprimer ce que la raison énonce. Or celle-ci est un outil de connaissance, de jugement, d’argumentation et c’est à ce titre qu’elle peut déployer sa puissance critique de réfutation. Identifier la liberté d’expression au seul droit absolu de choquer autrui dans ce qui lui apparaît comme le plus sacré me semble un contre-sens sur ce qu’est la raison. Bref, il y a aussi une éthique de la raison. On a bien sûr le droit de trouver dangereuses ou obsolètes des croyances ou pratiques religieuses mais n’est-il pas plus pertinent et même plus efficace de discuter plutôt que d’insulter ? Qui peut croire, par exemple, qu’un dessin représentant Benoit XVI sodomisant un enfant fera réfléchir les catholiques sur le problème de la pédophilie dans l’Eglise ?

L’autre erreur d’appréciation de cette identification du peuple français à « Charlie » me semble politique. Il est évident qu’une très grande majorité de musulmans a été scandalisée par la publication régulière de dessins leur apparaissant comme blasphématoires. Certains règlent la question en se limitant à une approche strictement juridique : « le délit de blasphème n’existe plus depuis très longtemps en droit français » pour en conclure à un soi-disant « droit au blasphème », comme si offenser autrui était un droit de l’homme. C’est faire preuve de légèreté et même d’incohérence car ce sont souvent les mêmes qui condamneront tel ou tel essayiste pour « islamophobie » en l’accusant de « monter les communautés les unes contre les autres ». Faire croire aux musulmans français que « Charlie, c’est la France », c’est confirmer dans l’esprit de beaucoup que décidément ils sont étrangers à ce corps politique. Comment peut-on se sentir membre de la communauté nationale si celle-ci se choisit pour symbole ce qui heurte ses croyances les plus sacrées ? Une telle opération est le meilleur moyen de créer un fossé infranchissable dans les esprits et dans les cœurs. Exiger qu’un musulman devienne un bon citoyen en adhérant aux valeurs de la République dont la pierre de touche est « Charlie », c’est pratiquement l’exclure et donc le jeter dans les bras des fondamentalistes qui n’attendent que cela. Ne tombons donc pas dans le piège que les islamistes nous tendent, couper les musulmans de France de la communauté nationale.