La miséricorde tire le bien du mal et revalorise

Extrait de l’encyclique de Jean-Paul II, Dieu riche en miséricorde (1980).

  1. Dans l’enseignement du Christ lui-même, l’image de la miséricorde, héritée de l’Ancien Testament, se simplifie et en même temps s’approfondit. Cela est peut-être évident surtout dans la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15, 11-32), où l’essence de la miséricorde divine — bien que le mot « miséricorde » ne s’y trouve pas — est exprimée d’une manière particulièrement limpide. Cela vient moins des termes, comme dans les Livres vétéro-testamentaires, que de l’exemple employé, qui permet de mieux comprendre le mystère de la miséricorde, ce drame profond qui se déroule entre l’amour du père et la prodigalité et le péché du fils.

Ce fils, qui reçoit de son Père la part d’héritage qui lui revient et qui abandonne la maison pour tout dépenser dans un pays lointain « en vivant dans l’inconduite », est en un certain sens l’homme de tous les temps, à commencer par celui qui le premier perdit l’héritage de la grâce et de la justice originelle. L’analogie est alors extrêmement large. La parabole touche indirectement chaque rupture de l’alliance d’amour, chaque perte de la grâce, chaque péché. L’infidélité du peuple d’Israël y est moins mise en relief que dans la tradition prophétique, bien que l’exemple de l’enfant prodigue puisse aussi s’y appliquer.

Le fils, « quand il eut tout dépensé…, commença à sentir la privation », d’autant plus que survint une grande famine « en cette contrée » où il s’était rendu après avoir abandonné la maison paternelle. Et alors, « il aurait bien voulu avoir de quoi se rassasier », fût-ce « avec les caroubes que mangeaient les porcs » qu’il gardait pour le compte « d’un des habitants de cette contrée ». Mais cela même lui était refusé.

L’analogie se déplace clairement vers l’intérieur de l’homme. Le patrimoine reçu de son père consistait en biens matériels, mais plus importante que ces biens était sa dignité de fils dans la maison paternelle. La situation dans laquelle il en était venu à se trouver au moment de la perte de ses biens matériels aurait dû le rendre conscient de la perte de cette dignité. Il n’y avait pas pensé auparavant, quand il avait demandé à son père de lui donner la part d’héritage qui lui revenait pour s’en aller au loin. Et il semble qu’il n’en soit pas encore conscient au moment où il se dit à lui-même : « Combien de mercenaires de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim ».

Il se mesure lui-même à la mesure des biens qu’il a perdus, qu’il ne « possède » plus, tandis que les salariés dans la maison de son père, eux, les « possèdent ». Ces paroles expriment surtout son attitude envers les biens matériels. Néanmoins, sous la surface des paroles, se cache le drame de la dignité perdue, la conscience du caractère filial gâché.

Et c’est alors qu’il prend sa décision : « Je veux partir, aller vers mon père et lui dire : Père, j’ai péché contre le Ciel et envers toi ; je ne mérite plus d’être appelé ton fils, traite-moi comme l’un de tes mercenaires » (Lc 15, 18-19). Paroles qui dévoilent plus à fond le problème essentiel. Dans la situation matérielle difficile où l’enfant prodigue en était venu à se trouver à cause de sa légèreté, à cause de son péché, avait aussi mûri le sens de la dignité perdue.

 Quand il décide de retourner à la maison paternelle, de demander à son père d’être accueilli non plus en vertu de son droit de fils, mais dans la condition d’un mercenaire, il semble extérieurement agir poussé par la faim et la misère dans laquelle il est tombé ; pourtant ce motif est pénétré par la conscience d’une perte plus profonde : être un mercenaire dans la maison de son propre père est certainement une grande humiliation et une grande honte. Néanmoins, l’enfant prodigue est prêt à affronter cette humiliation et cette honte. Il se rend compte qu’il n’a plus aucun droit, sinon celui d’être un mercenaire dans la maison de son père.

Sa décision est prise dans la pleine conscience de ce qu’il a mérité et de ce à quoi il peut encore avoir droit selon les normes de la justice. Ce raisonnement montre bien que, au centre de la conscience de l’enfant prodigue, émerge le sens de la dignité perdue, de cette dignité qui jaillit du rapport entre le fils et son père. Et c’est après avoir pris cette décision qu’il se met en route.

Dans la parabole de l’enfant prodigue on ne trouve pas une seule fois le terme de « justice » ni même, dans le texte original, celui de « miséricorde ». Toutefois, le rapport de la justice avec l’amour, qui se manifeste comme miséricorde, s’y inscrit avec une grande précision. Il apparaît clairement que l’amour se transforme en miséricorde lorsqu’il faut dépasser la norme précise de la justice, précise et souvent trop stricte. Une fois dépensés les biens reçus de son père, l’enfant prodigue mérite — après son retour — de gagner sa vie en travaillant dans la maison paternelle comme mercenaire, et de retrouver éventuellement peu à peu une certaine quantité de biens matériels, mais sans doute jamais autant qu’il en avait dilapidés.

Voici ce qui serait exigé dans l’ordre de la justice, d’autant plus que ce fils avait non seulement dissipé la part d’héritage lui revenant, mais en outre touché au vif et offensé son père à cause de sa conduite. Celle-ci, qui de son propre aveu l’avait privé de la dignité de fils, ne pouvait pas être indifférente à son père, qui devait en souffrir et se sentir mis en cause. Et pourtant il s’agissait en fin de compte de son propre fils, et aucun comportement ne pouvait altérer ou détruire cette relation. L’enfant prodigue en est conscient ; et c’est précisément cette conscience qui lui montre clairement sa dignité perdue et lui fait juger correctement de la place qui pouvait encore être la sienne dans la maison de son père.

6. La description précise de l’état d’âme de l’enfant prodigue nous permet de comprendre avec exactitude en quoi consiste la miséricorde divine. Il n’y a aucun doute que, dans cette simple mais pénétrante analogie, la figure du père de famille nous révèle Dieu comme Père. Le comportement du père de la parabole, sa manière d’agir, qui manifeste son attitude intérieure, nous permet de retrouver les différents aspects de la vision vétéro-testamentaire de la miséricorde dans une synthèse totalement nouvelle, pleine de simplicité et de profondeur. Le père de l’enfant prodigue est fidèle à sa paternité, fidèle à l’amour dont il comblait son fils depuis toujours.

Cette fidélité ne s’exprime pas seulement dans la parabole par la promptitude de l’accueil, lorsque le fils revient à la maison après avoir dilapidé son héritage ; elle s’exprime surtout bien davantage par cette joie, par cette fête si généreuse à l’égard du prodigue après son retour qu’elle suscite l’opposition et l’envie du frère aîné qui, lui, ne s’était jamais éloigné de son père et n’avait jamais abandonné la maison.

La fidélité à soi-même de la part du père — un aspect déjà connu par le terme vétéro-testamentaire « hesed » — est en même temps exprimée d’une manière particulièrement chargée d’affection. Nous lisons en effet que le père, voyant l’enfant prodigue revenir à la maison, « fut pris de pitié, courut se jeter à son cou et l’embrassa tendrement » (Lc 15, 20). Il agit évidemment poussé par une profonde affection, et cela peut expliquer aussi sa générosité envers son fils, générosité qui indignera tellement le frère aîné.

Cependant, les causes de cette émotion doivent être recherchées plus profondément : le père est conscient qu’un bien fondamental a été sauvé, l’humanité de son fils. Bien que celui-ci ait dilapidé son héritage, son humanité est cependant sauve. Plus encore, elle a été comme retrouvée. Les paroles que le père adresse au fils aîné nous le disent : « Il fallait bien festoyer et se réjouir, puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ! » (Lc 15, 32).

Dans le même chapitre 15 de l’Évangile selon saint Luc, nous lisons la parabole de la brebis perdue (Lc 15, 3-6), puis celle de la drachme retrouvée (Lc 15, 8-9). Chaque fois y est mise en relief la même joie que dans le cas de l’enfant prodigue. La fidélité du père à soi-même est totalement centrée sur l’humanité du fils perdu, sur sa dignité. Ainsi s’explique surtout sa joyeuse émotion au moment du retour à la maison.

Allant plus loin, on peut donc dire que l’amour envers le fils, cet amour qui jaillit de l’essence même de la paternité, contraint pour ainsi dire le père à avoir souci de la dignité de son fils. Cette sollicitude constitue la mesure de son amour, cet amour dont saint Paul écrira plus tard : « La charité est longanime, la charité est serviable… elle ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal…, elle met sa joie dans la vérité…, elle espère tout, supporte tout » et « ne passera jamais » (1 Co 13, 4-8).

La miséricorde — telle que le Christ l’a présentée dans la parabole de l’enfant prodigue — a la forme intérieure de l’amour qui, dans le Nouveau Testament, est appelé agapè. Cet amour est capable de se pencher sur chaque enfant prodigue, sur chaque misère humaine, et surtout sur chaque misère morale, sur le péché. Lorsqu’il en est ainsi, celui qui est objet de la miséricorde ne se sent pas humilié, mais comme retrouvé et « revalorisé ». Le père lui manifeste avant tout sa joie de ce qu’il ait été « retrouvé » et soit « revenu à la vie ». Cette joie manifeste qu’un bien était demeuré intact : un fils, même prodigue, ne cesse pas d’être réellement fils de son père ; elle est en outre la marque d’un bien retrouvé, qui dans le cas de l’enfant prodigue a été le retour à la vérité sur lui-même.

Ce qui s’est passé, dans la parabole du Christ, entre le père et le fils, ne peut être saisi « de l’extérieur ». Nos préjugés au sujet de la miséricorde sont le plus souvent le résultat d’une évaluation purement extérieure. Il nous arrive parfois, en considérant les choses ainsi, de percevoir surtout dans la miséricorde un rapport d’inégalité entre celui qui l’offre et celui qui la reçoit. Et par conséquent, nous sommes prêts à en déduire que la miséricorde offense celui qui en est l’objet, qu’elle offense la dignité de l’homme.

La parabole de l’enfant prodigue montre que la réalité est tout autre : la relation de miséricorde se fonde sur l’expérience commune de ce bien qu’est l’homme, sur l’expérience commune de la dignité qui lui est propre. Cette expérience commune fait que l’enfant prodigue commence à se voir lui-même et à voir ses actions en toute vérité (une telle vision dans la vérité est une authentique humilité) ; et précisément à cause de cela, il devient au contraire pour son père un bien nouveau : le père voit avec tant de clarté le bien qui s’est accompli grâce au rayonnement mystérieux de la vérité et de l’amour, qu’il semble oublier tout le mal que son fils avait commis.

 La parabole de l’enfant prodigue exprime d’une façon simple, mais profonde, la réalité de la conversion. Celle-ci est l’expression la plus concrète de l’œuvre de l’amour et de la présence de la miséricorde dans le monde humain. La signification véritable et propre de la miséricorde ne consiste pas seulement dans le regard, fût-il le plus pénétrant et le plus chargé de compassion, tourné vers le mal moral, corporel ou matériel : la miséricorde se manifeste dans son aspect propre et véritable quand elle revalorise, quand elle promeut, et quand elle tire le bien de toutes les formes de mal qui existent dans le monde et dans l’homme.

Ainsi entendue, elle constitue le contenu fondamental du message messianique du Christ et la force constitutive de sa mission. C’est ainsi que ses apôtres et ses disciples la comprenaient et la pratiquaient. Elle ne cessa jamais de se révéler, dans leur cœur comme dans leurs actions, comme une démonstration du dynamisme de l’amour qui ne se laisse « pas vaincre par le mal », mais qui est « vainqueur du mal par le bien » (Rm 12, 21). Il faut que le visage authentique de la miséricorde soit toujours dévoilé à nouveau. Malgré de multiples préjugés, elle apparaît comme particulièrement nécessaire pour notre époque.

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