Vie psychique, vie spirituelle

Éminence, mes pères, mes sœurs, mesdames, messieurs, je remercie M. Dumont de m’avoir invité à venir réfléchir avec vous sur le thème Vie psychique, vie spirituelle une distinction nécessaire pour mieux unir. En effet, la vie psychologique et la vie spirituelle sont souvent confondues alors qu’elles représentent deux réalités distinctes, vécues dans l’unité de la personne humaine. La même distinction existe d’ailleurs entre la vie intellectuelle et la vie psychique. Pour certains, la vie spirituelle n’est qu’un effet de la vie psychologique et le résultat d’un montage intellectuel pour mieux juguler l’angoisse humaine face à l’existence. Pour d’autres, elle ne serait que l’expression supérieure de l’intelligence humaine. Mais pour les chrétiens, la vie spirituelle est un espace où s’engage le dialogue avec Dieu. La vie spirituelle provient ainsi de l’action de l’esprit de Dieu, l’Esprit Saint – Spiritus Sanctus – au cœur de l’intériorité de chacun. Tel est le sens même de la notion de vie spirituelle.

Je voudrais, au cours de cette conférence, clarifier les questions qui se posent au sujet de la vie psychique et de la vie spirituelle. La vie spirituelle repose-t-elle sur une illusion ? Quel est l’enjeu du débat entre vie psychologique et vie spirituelle ? Comment se présente la confusion entre le spirituel et le psychologique ? Comment se définissent ces deux économies, quel est leur statut respectif et comment les vivre afin de concourir à l’unification de la personne ?

La vie spirituelle est-elle une illusion religieuse ?

Les auteurs spirituels ont souvent invité leurs lecteurs à ne pas confondre les mouvements de la vie psychique avec ceux de la vie spirituelle, la parole de l’Évangile avec ce que les hommes veulent entendre, les sensations émotionnelles avec la grâce de Dieu et les pensées immédiates avec les motions de l’Esprit Saint. En revanche, la littérature psychologique, depuis la fin du XIX° siècle, a voulu, avec Freud, réduire la vie spirituelle à n’être qu’un symptôme de la condition humaine ou des états pathologiques et, avec Jung, une représentation symbolique qui sert de support à des archétypes universels. La vie spirituelle ne serait-elle qu’une émanation de la vie psychique qui déplacerait ainsi ses objets internes sur des représentations et des objets externes ? Est-il inconcevable de penser la vie spirituelle comme étant relativement autonome de la vie psychique ?

Dans ses écrits anthropologiques, qui diffèrent des écrits cliniques, Freud a cherché à démontrer que la vie religieuse exprime des conflits de la vie intrapsychique qui ne sont pas traités pour eux-mêmes. Dieu est une création humaine, une projection des attentes, des conflits et des tourments intérieurs de l’homme. Il ne reconnaissait donc pas à la vie spirituelle une réalité autonome de la vie psychique.

Cependant, en lisant, entre autres, sa correspondance avec son ami le pasteur Pfister, on découvre que Freud reste ambivalent à l’égard de la religion. Lors de son adolescence, il rompt avec la foi de ses pères et il est le témoin, en Autriche, d’un catholicisme sévère et austère. Son attitude face à la religion est le résultat d’une décision liée à son expérience personnelle et non pas l’aboutissement de ses recherches scientifiques sur le psychisme humain. Autrement dit, il reconnaît honnêtement que la psychanalyse n’implique pas la reconnaissance ou le rejet de Dieu. Il écrit ainsi dans L’avenir d’une illusion (1927) :

Rien de ce que j’ai dit ici contre la valeur réelle de la religion n’avait besoin de la psychanalyse ; tout cela avait déjà été dit par d’autres bien avant qu’il y eût la psychanalyse. Peut-on, en appliquant les méthodes psychanalytiques, acquérir un argument contre la véracité de la religion, tant pis pour la religion ; cependant, les défenseurs de la religion auront un droit égal à se servir de la psychanalyse pour apprécier à sa valeur l’importance affective de la doctrine religieuse 15.

Si Freud se déclare incroyant, il a toujours développé une curiosité à l’égard de la religion chrétienne en particulier au nom, disait-il, « de ses connexions inconscientes 16 ». Celles-ci ne sont pas étrangères à son histoire personnelle et familiale. Il est en conflit avec son judaïsme, un conflit qui ne semble pas avoir été élucidé. Quand un petit-cousin s’étonna auprès de l’épouse de Freud qu’elle pût garder sa foi près de « l’archiprêtre de l’athéisme », Martha répondit avec philosophie : « Oh, lui… c’est son affaire, cela ne regarde que lui ».

Freud manifeste une franche hostilité contre la religion car il considère qu’elle déprécie les valeurs de la vie et de l’intelligence, qu’elle fausse l’image du monde et qu’elle maintient les hommes dans un infantilisme psychique. Il rencontrera de nombreux contradicteurs, notamment le pasteur Pfister de Genève chez qui il allait régulièrement en vacances, et le neurologue Putnam de Harvard, qui ne le suivront pas dans ses conclusions. Il sera lui-même critique et doutera de son étude sur Moïse et le monothéisme (1934, un texte repris en 1938, 1939) qui tente de prouver l’idée selon laquelle les fils tuent le père pour s’emparer du pouvoir et fonder la religion du fils à la suite de l’émergence d’un sentiment de culpabilité. En 1935, il écrit à Lou Salomé pour lui faire part de son insatisfaction : « Du reste, les bases historiques de mon histoire de Moïse ne sont pas assez solides pour servir de fondement à mon investigation 18. » Il aura été tout aussi critique sur son texte L’avenir d’une illusion (1927) dans lequel il considère la religion comme une réaction à un sentiment de détresse face à l’existence. Dans une lettre adressée à Ferenczi (1927), il dit : « Maintenant, L’avenir d’une illusion me semble déjà enfantin ; fondamentalement, je pense autrement ; je le considère analytiquement faible et inadéquat comme confession personnelle. 19 »

Freud, avec ses limites, était une personne à l’esprit libre et honnête qui aimait chercher la vérité sur le psychisme humain. Il restait intrigué, comme on l’entend dire aujourd’hui, par le fait religieux mais aussi, paradoxalement, par l’occultisme. Il pensait que la psychanalyse pouvait être aussi bien utilisée par des croyants que des incroyants, par des laïcs ou par des prêtres. Le pasteur Pfister en fut le premier exemple comme quelques prêtres qui, à l’époque en Autriche, s’inspirèrent de la technique psychanalytique. Freud n’hésita pas à dire dans une correspondance à son ami de Genève :

En soi, la psychanalyse n’est pas plus religieuse qu’irréligieuse. C’est un instrument sans parti dont peuvent user religieux et laïcs, pourvu que ce soit uniquement au service de la délivrance d’êtres souffrants. Je suis très frappé de n’avoir pas songé moi-même à l’aide extraordinaire que la méthode psychanalytique est capable d’apporter au travail des prêtres ; mais cela tient sans doute à ce qu’étant un vilain hérétique, tout ce domaine de notions m’est étranger 20.

Et il le dit sans humour comme vous le voyez. Freud soumettait souvent ces textes anthropologiques sur la religion à ses amis. Le pasteur Pfister lui reprochait de méconnaître le christianisme et de ne pas chercher à s’informer davantage. Il lui écrit le 24 novembre 1927 : « Votre substitution de la religion est, en substance, la pensée des Lumières du XVIII° siècle, orgueilleusement revue et modernisée 21. » Freud répond à sa lettre le 26 novembre 1927 sans rien dire sur le sujet. Il continue d’adresser ses textes en sollicitant l’avis de ses amis, mais sans jamais réagir aux critiques. Pfister lui écrit le 20 février 1928 pour lui faire part d’une objection radicale : La différence repose sans doute sur le fait que vous avez grandi dans le voisinage de formes pathologiques de religion et que vous les regardez comme « la religion », cependant que j’ai eu le bonheur d’avoir pu me tourner vers une forme de religion libre, qui vous paraît être un christianisme vidé, alors que j’y trouve le noyau et la substance de l’Évangile 22.

Quatre jours après, Freud lui répond sur divers sujets sans rien évoquer d’autre. Le fondateur de la psychanalyse restera ainsi hostile et ambivalent à l’égard de la religion. Elle sera l’objet d’une curiosité de sa part mais aussi d’un discrédit. Il semble que l’athéisme de Freud ne soit pas étranger à son vécu familial et notamment à la relation paternelle (il ne voulait pas se marier religieusement à la synagogue et avait même envisagé de se convertir au protestantisme pour se marier au Temple 23). Il évoque indirectement ce conflit paternel dans l’étude d’une névrose démoniaque à travers un peintre du XVIIe siècle qui cherchait un « père » en Satan et non pas en Dieu. Freud écrit :

Nous savons aussi, par l’histoire intime de l’individu telle que la découvre la psychanalyse, que les rapports avec ce père furent, peut-être, dès le début, ambivalents, ou en tout cas le devinrent bientôt, c’est-à-dire qu’ils comprenaient deux courants émotifs contraires, non seulement un sentiment de soumission tendre, mais un autre encore d’hostilité et de défi. Cette même ambivalence, selon notre manière de voir, domine les rapports de l’humanité avec la divinité. C’est par ce conflit sans fin existant, d’une part, entre la nostalgie du père et, d’autre part, la crainte et le défi filiaux, que nous avons pu expliquer d’importants caractères et de décisives évolutions des religions. 24

Nous pouvons faire l’hypothèse que l’hostilité manifeste de Freud à l’égard de la religion pourrait être interprétée dans cette perspective du conflit paternel et serait l’effet des limites inévitables de toute auto-analyse, reconnues par Freud lui-même dans une lettre à Fliess, du 14 novembre 1897 dans laquelle il écrit : Mon auto-analyse reste toujours en plan. J’en ai maintenant la raison. C’est parce que je ne puis m’analyser moi-même qu’en me servant de connaissances objectivement acquises (comme pour un étranger). Une vraie auto-analyse est réellement impossible, sans quoi il n’y aurait plus de maladie. Comme mes cas me posent encore certains autres problèmes, je me vois forcé d’arrêter ma propre analyse 25.

Nous pouvons également formuler une autre hypothèse relative au rôle essentiel du transfert dans le travail psychanalytique qui n’existe pas dans l’auto-analyse. En effet, Freud n’a-t-il pas vécu un transfert non analysé et irrésolu à travers sa relation à la religion faute de la vivre avec un psychanalyste ?

L’enjeu du débat : vie psychologique, vie spirituelle

Face à cette histoire qui fait partie des acquis culturels de la psychanalyse et qui continue à remettre en question par bien des aspects la religion et la vie spirituelle, voyons comment se présente l’autre enjeu qu’est celui du rapport entre la vie psychologique et la vie spirituelle. La psychanalyse est la science de l’inconscient et vise, à travers une méthode et un protocole, à soulager les souffrances psychiques et à favoriser des réaménagements internes afin que la personne puisse mieux disposer d’elle-même et vive plus librement. Il est vrai que dans ce cadre tout ce qu’exprime le patient est entendu comme du matériau psychique qui révèle les conflits internes, les effets des structures psychiques en cause et les représentations, voire les projections du sujet.

En ce sens Dieu peut être utilisé pour se protéger de soi-même en se méfiant de ses désirs. Les références morales risquent d’être recherchées afin d’entretenir des inhibitions. Le besoin quasi infantile de rester soumis, ou de chercher à séduire l’autorité, est une façon de se priver de sa parole. Un sujet peut développer une conception obsessionnelle du péché qui s’écarte de la vision chrétienne afin d’exprimer davantage une culpabilité œdipienne ou sexuelle qu’un sens de ses responsabilités au regard de l’Évangile. Il serait regrettable d’ignorer que la culpabilité est inhérente à la sexualité, elle n’est pas la conséquence de la morale qui a pour but d’orienter et d’évaluer les conduites humaines en vue du bonheur. Il est possible de projeter un sentiment de culpabilité sur la morale là où le sujet est inconsciemment déjà angoissé devant ses désirs œdipiens et face à la loi psychique du Surmoi. Il est vrai qu’une éducation morale maladroite vient parfois renforcer des inhibitions. Dans le contexte actuel où l’éducation morale est floue et ténue, la tendance n’est pas à l’inhibition, mais nous voyons surtout se constituer des personnalités narcissiques qui n’ont pas le sens des limites et développent parfois divers comportements pervers.

En revanche le rejet systématique de Dieu, la mise en cause permanente de toutes les figures de l’autorité, la dévalorisation constante des institutions, à commencer par l’Église, et le besoin de pourchasser, de dénoncer et de faire de faux procès contre des personnalités religieuses représentatives ont sans doute quelque chose à voir avec le complexe paternel, la névrose familiale d’un sujet, ou encore un Surmoi ambivalent ou dénié qui peut déboucher sur des conduites de harcèlement moral. Mais aussi la nécessité de vouloir confondre la vie intellectuelle avec la vie spirituelle ou de réduire la vie aux seules vérités subjectives et de laisser croire qu’il revient à chacun de créer ses références au détriment des valeurs universelles et objectives. Ou encore de préférer la notion d’angoisse à celle du péché et de transformer l’expérience spirituelle en autant de blessures intérieures à guérir, ou enfin être « sauvé du péché » reviendrait à être « guéri d’une angoisse », comme le proposait Drewermann (sans préciser de quelle angoisse il s’agit : est-elle pathologique ou existentielle ?). Autant de déplacements qui dénaturent la vie spirituelle en la psychologisant pour certains, ou pour d’autres en « laïcisant » les questions religieuses. D’ailleurs ne dit-on pas qu’il faut à présent parler des religions de façon laïque, sans très bien savoir ce que signifie une telle démarche et ce concept en la matière ?

La vie psychique repose sur l’histoire subjective de la personne, l’organisation des représentations mentales de la vie pulsionnelle et les structures internes qui se sont progressivement mises en place lors de l’enfance et remaniées au décours de l’adolescence.

La vie spirituelle est à considérer différemment. Elle dépend de bien des façons de la vie psychique mais en développant une tout autre économie. Elle est le lieu où se noue la relation avec Dieu afin, dans une perspective chrétienne, de croire, d’espérer et d’aimer selon la parole de l’Évangile. Elle implique un travail de la raison sur cette parole pour trouver l’intelligence de la foi et de la relation avec Dieu. La foi chrétienne est fondée sur une alliance avec Dieu. La vie spirituelle est ainsi le résultat d’un dialogue entre Dieu et l’homme sur la base d’une parole qui humanise l’homme dans « l’humanité de Dieu » à travers le Christ, comme aimait à dire le bien-aimé cardinal Louis-Marie Billé, ancien archevêque de Lyon auquel je veux rendre hommage ici dans cette ville en présence de son successeur le cardinal Philippe Barbarin que je salue d’un amical respect. La foi chrétienne ne manifeste en rien un mépris ou une peur de la vie comme le pensait Freud. Bien au contraire, à l’image de l’Incarnation du Christ, elle est une invitation à entrer, à consentir et à aimer la vie pour la vivre en communion avec Dieu. Une expérience religieuse qui aura des conséquences sur l’ensemble de l’existence d’une personne et de la société. En effet, la foi chrétienne est source de civilisation et contribue ainsi à enrichir et à affiner la vie humaine. Dans les années soixante, le cardinal Daniélou avait écrit un livre très intéressant intitulé L’oraison, un acte politique qui faisait état de ce que la prière rejoint non seulement Dieu mais aussi la vie humaine, la vie de la cité.

Mais l’essentiel se joue dans l’histoire du salut de l’homme dans sa relation avec Dieu comme l’enseigne la révélation biblique. Cette histoire culmine dans la personne du Christ qui vient libérer l’homme du péché, de tout ce qui l’abîme et le détruit. Le rôle du Christ est libérateur. L’homme est un pécheur qui est appelé à se convertir et non pas un être pétri par des « blessures intérieures », comme on le dit aujourd’hui en utilisant la métaphore de la « blessure » et de la « guérison » pour éviter la notion évangéliquement plus vraie et plus riche de la « conversion ». Le discours psychologisant de la religiosité contemporaine, imprégné d’une symbolique maternelle dans laquelle on retrouve les dominantes de la fusion, de l’imaginaire et de l’émotion au détriment de la parole, de la médiation et de la relation, présente l’homme et le croyant actuel comme une « victime » de son éducation, de lui-même, de la vie et marqué par des « blessures intérieures » dont on ne sait pas ce qu’elles sont, si ce n’est de se vivre à travers un mal-être existentiel. Que cherche-t-on à masquer à travers le langage des « blessures » ? Le refus du sens du péché que le Christ révèle en même temps qu’il appelle à se laisser convertir par Dieu pour changer son regard et sa façon de vivre ? Ou bien des états dépressifs, des tendances névrotiques ou des débuts de dissociation psychique ? Le Christ n’est pas un psychothérapeute. C’est la parole du prophète dans l’Ancien Testament et celle du Christ qui révèlent à l’homme son péché, non pas l’interprétation du thérapeute. Jésus n’est pas venu seulement pour guérir l’homme de ses angoisses. Il n’est pas le guérisseur des maladies psychiques. « Devant la croix du Christ, ce n’est pas le cœur malade qui est guéri, mais le cœur endurci qui est brisé 26. » Le Christ vient libérer l’homme d’un cœur endurci par le péché et du fatalisme de la victimisation. Le Christ a pris sur lui d’être la victime du péché des hommes et, dans sa passion et sa résurrection, il révèle la fidélité de Dieu qui n’abandonne pas ceux qu’il aime. L’homme accède à la voie qui lui permet de participer à la vie, à l’action et à la passion de Dieu fait homme. Grâce à l’Incarnation de Jésus-Christ, le baptisé entre dans sa filiation et dans l’humanité de Dieu en ayant un autre regard sur lui-même et sur l’existence. Nous passons de la conception d’un homme victime de l’existence, à celle d’un homme pécheur, appelé à la liberté et responsable de son consentement à la vie. Pour un chrétien, aimer Dieu, c’est aimer la vie et aimer l’homme. Les chemins de Dieu passent par l’homme, comme le rappelait Jean-Paul II dans son encyclique Redemptor hominis.

Les lois de la vie psychique ne sauraient donc se confondre avec les logiques de la vie spirituelle. Il serait vain de vouloir donner une solution spirituelle à un problème psychique et de vouloir donner une réponse psychologique à une question spirituelle. En revanche, pour un chrétien, il revient de savoir comment assumer son existence de façon cohérente, quelles que soient les conditions de vie dans lesquelles il se trouve. Il n’est pas indispensable d’être en bonne santé psychique pour vivre une authentique vie spirituelle. Ayant travaillé pendant de nombreuses années dans des hôpitaux psychiatriques comme praticien et comme enseignant, j‘ai souvent été le témoin de personnes qui présentaient de graves troubles psychiques et qui vivaient une réelle vie spirituelle soutenue par l’aumônier et la communauté chrétienne. Les exemples ne manquent pas parmi les auteurs spirituels ou les fondateurs des grands ordres religieux comme saint Ignace de Loyola, initiateur de la Compagnie de Jésus, ou de Jean-Jacques Olier, créateur de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice, qui ont connu de grands tourments intérieurs. Un de mes maîtres en psychanalyse, Sacha Nach, ne cessait de répéter, lors de séances de supervision avec de futurs psychanalystes en formation, qu’il y a toujours chez une personne, quel que soit son état psychique, une part du moi qui reste en lien avec les grandes réalités de l’existence : l’amour, l’autre et Dieu. Il ne s’agit pas, pour autant, de confondre un délire à thème religieux qui est le symptôme d’une dissociation psychique dans une bouffée délirante ou dans une crise aiguë de schizophrénie avec une expérience mystique.

Nous devons à présent poser le problème de la confusion du spirituel et du psychologique. Il arrive que des personnes vivent une profonde crise intérieure qui les perturbe et qu’elles présentent comme un problème spirituel parce qu’elles n’ont à leur disposition qu’un langage religieux et se trouvent dépourvues de langage psychique pour évoquer ce qui se passe en elles. En revanche, on constate que ceux qui ont reçu une éducation religieuse sont souvent ceux qui sont le plus à même, lorsqu’ils rencontrent des difficultés psychiques, de parler de ce qui se passe en eux. En réalité, un sujet peut s’interroger spirituellement, être troublé dans sa foi ou rencontrer un doute, sans que cela entraîne nécessairement un problème psychologique, voire une pathologie. Autrement dit, la foi chrétienne ne rend pas malade ; il n’y a pas de névrose chrétienne, mais il est possible, dans certains cas, de vivre névrotiquement sa foi en Dieu. La difficulté spirituelle peut être réelle, mais elle servira de prétexte pour exprimer un problème psychique dans la mesure où se manifestent une souffrance, une tension et une perte de repères avec la vie interne du sujet. C’est la vie psychique qui aura besoin d’être clarifiée et traitée et, dans ce travail de réflexion sur soi-même, c’est la personne qui aura besoin de s’assumer dans sa foi chrétienne.

La confusion du spirituel et du psychologique

Dans le contexte actuel, il règne une confusion entre le spirituel et le psychologique. C’est sans doute pour cette raison que nous voyons se multiplier des sessions de thérapie spirituelle aux intitulés évocateurs : « Guérir les blessures de l’enfance », « Les conflits avec les parents », « Se libérer de l’influence nocive des parents grâce au thérapeute et au couple de Marie et de Joseph », « Guérir la vie intérieure », ou encore des sessions « d’Agapèthéraphie » et sur « Évangéliser les profondeurs ». Ces sessions, ou accompagnements psycho-spirituels, peuvent être animées par des non-professionnels ou encore par des médecins et des psychothérapeutes. Les données de la vie spirituelle sont souvent détournées et amalgamées avec des connaissances psychologiques et des techniques psychanalytiques.

L’examen des méthodes, et encore plus des fondements théoriques, pose de nombreux problèmes. En psychiatrie sociale et en ethnopsychanalyse nous étudions, entre autres, les méthodes dites thérapeutiques qu’une société particulière se donne et qui sont à l’unisson de l’état des psychologies d’une culture et parfois des dysfonctionnements de la culture, qui elle-même ne remplit plus sa fonction thérapeutique face aux crises existentielles et à certains états dépressifs générés par les incertitudes du milieu. Ce qui débouche sur les pathologies du doute que l’on observe aujourd’hui à travers les états limites (border line) qui affectent le narcissisme du sujet. Un doute qui peut être exploité par des charlatans ou des apprentis sorciers et ouvre le champ libre aux marchés des thérapies les plus étranges. Le milieu doit donc être suffisamment contenant pour les personnalités, notamment les plus fragiles. Nos personnalités sont au carrefour du psychique et du social.

Dans ces démarches de confusion entre le spirituel et le psychologique, nous constatons au moins trois aspects.

1. Il existe une tendance très marquée à appliquer au domaine spirituel une méthode médico-psychologique :

  • – analyse des symptômes ;
  • – élaboration des traitements appropriés ;
  • – attente des résultats.

On peut se demander si nous sommes ici devant une juste approche de la vie spirituelle toute faite de la liberté de l’homme et de celle de Dieu. Dieu devrait nécessairement guérir puisque « le travail sur soi » accompagné d’une attitude de prière l’oblige, ou oblige l’Esprit Saint à être présent à cette convocation de délivrance.

2. Le fondement interprétatif repose sur une histoire mythique qui explique que le malade ou le plaignant est une victime du mal, d’une blessure ou de la mauvaise influence des parents. Le récit de la vie de la personne est situé dans ce cadre mythique, qui se veut explicatif, et rencontre un autre récit mythique d’essence religieuse (être disponible à Dieu, entrer dans sa famille via une communauté charismatique, prendre appui sur un couple parental idéalisé, Marie et Joseph) pour renforcer le pouvoir de la guérison. Au lieu d’entrer dans le récit, pour lui-même, de son histoire subjective, de son ressenti et de son questionnement, le sujet est placé sous l’influence d’un récit extérieur à lui-même, d’un guide ou d’un supérieur qui voudra intervenir aussi bien au for externe qu’au for interne et dont la démarche ne saurait se comparer à celle d’un réel directeur spirituel. Nous assistons, parfois, au développement d’une emprise sur le sujet comme le montre le témoignage d’une personne ayant pris ses distances après coup avec une relation envahissante. « Le berger prend la place de Dieu et parle en son nom, en mélangeant allègrement tous les registres : affectif, psychologique et spirituel. Lui sait et son pouvoir sur les personnes est très fort. Le responsable ou l’accompagnateur ne peut pas être remis en cause, car si une difficulté apparaît, c’est parce que le membre est blessé psychologiquement ou que le démon a une mauvaise influence sur lui. » Ce genre d’attitude peut s’observer aussi bien auprès d’un « berger » que d’un supérieur religieux, d’un maître des novices, d’un directeur spirituel, d’un curé de paroisse ou d’un aumônier, etc. Elle n’est pas nécessairement liée à un « berger » ou à des communautés nouvelles.

On peut également lire dans une brochure la présentation d’une session sur la guérison intérieure : Cet accueil s’adresse aux personnes ayant des difficultés psychologiques, relationnelles ou spirituelles qui désirent trouver un accompagnement enraciné dans une anthropologie chrétienne et une vie de prière. Les semaines d’accueil se déroulent du lundi soir (18 h) au dimanche matin (12 h), elles s’inscrivent dans le cadre d’une vie communautaire. Les personnes bénéficient d’un accompagnement personnel tout au long de la semaine. Chaque jour sont proposés un enseignement spécifique qui permet de progresser sur le chemin de la guérison, des ateliers (modelage, calligraphie, danses d’Israël) et une écoute personnelle adaptée à votre demande en partant de vos difficultés actuelles. L’immersion dans la vie et la prière communautaires ouvre les portes de la grâce. Le parcours de guérison se fait par la médiation d’un accompagnateur formé dans le domaine psychologique et expérimenté dans le domaine spirituel. L’accompagnateur est lui-même supervisé par une petite équipe qui lui permet d’être vérifié dans sa pratique et d’approfondir son discernement. Cette retraite étant vécue dans le cadre de la vie communautaire, la liturgie comme les temps de prière personnels, les ateliers, et la vie fraternelle sont des lieux d’enracinement de la grâce guérissante.

Ou encore voici l’exemple d’un programme de formation à l’accompagnement psycho-spirituel en dix heures : L’accompagnement psycho-spirituel. Faire mémoire du passé. Discernement des maladies psychiatriques. Purification passive (selon sainte Thérèse). Non-correspondance à l’appel. Infestation maligne. La guérison intérieure. Prières de délivrance et de guérison. Direction spirituelle et accompagnement thérapeutique. Devant autant d’amalgames, comment peut-on effectuer un suivi psychologique et en même temps un accompagnement spirituel ? Il y a des risques pour la santé psychique et une dérive spirituelle qui peut s’écarter de la foi chrétienne.

3. Ces méthodes de guérisons, dites intérieures, reposent sur le modèle des soins de la Grèce antique. Il s’agit du modèle de l’« épodique » (du mot « épode », chant, poème sur ou à propos de…). Cette méthode se décompose de la façon suivante :

Le modèle épodique se réfère à l’incantation, c’est-à-dire à l’usage de la parole pour modifier l’ordre ou le désordre. L’épode comporte aussi l’épiclèse, c’est-à-dire une invocation à la divinité, mieux à une pratique convocatrice des puissances divines qui sont exigées pour l’acte de guérison. Ensuite il y a le qui correspond à la supplique, à ce que l’on attend de la divinité. Les moyens de l’épode, c’est-à-dire de la pratique de la guérison, reposent pour l’essentiel sur l’animisme qui est une religion qui attribue une âme à tous les phénomènes et qui cherche à les rendre favorables par des suppliques et des pratiques magiques.

Je fais donc l’hypothèse que nous pouvons avoir affaire à des idées et des démarches qui s’apparentent au caractère et au délire de la paranoïa dans le sens où celui-ci est, entre autres, l’illustration d’une pathologie de l’affectivité. Le désordre de l’affectivité entraînant progressivement dans l’aberration une intelligence au départ assez riche. Le trait principal de la personnalité se traduit par une méfiance de fond qui pourrait se définir ainsi

  • – une incapacité à s’interroger sur soi-même et le besoin d’être justifié ;
  • – les idées sont orientées par une croyance a priori mais qui repose sur un conflit passionnel ;
  • – une attitude permanente de suspicion et le fait de voir la cause de ses maux en l’autre (parents), en un objet de pensée (des émotions intolérables) ou en des êtres culturels (les démons, ce qui n’a rien à voir avec Satan tel qu’il est présenté dans la Bible).

Le sujet va donc développer un délire logique (un raisonnement qui est une reconstruction de la réalité) parce qu’il part toujours du réel, les interprétations conservent un caractère de vraisemblance, si bien que ce délire est souvent partagé par l’entourage (délire à deux ou à plusieurs).

C’est un délire systématisé. Il est bien construit. Il est stable, et même s’il s’enrichit. Il s’enrichit progressivement par la contiguïté à la faveur d’interprétations délirantes s’articulant les unes aux autres. Il s’organise, s’étend mais ne varie pas, le noyau demeurant le même. Il est habituellement centré sur un groupe social ou sur une personne ; c’est un délire de relation sociale. Il est vécu de façon chronique sans que la personne soit désocialisée, en marge de la société ou en retrait de la réalité. C’est avec ce trouble que l’on fabrique de la confusion entre le spirituel et le psychologique. On peut ainsi le définir comme « le développement insidieux et de causes internes d’un système délirant durable, inébranlable, allant de pair avec la conservation de la clarté, de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action ».

Il débute sur un terrain caractériel à la suite d’un conflit psychoaffectif et dans ce cas le délire est essentiellement interprétatif :

  • – tout est significatif et interprété ;
  • – ce qui est perçu est bien perçu mais immédiatement revêtu d’une signification particulière sans rapport avec la réalité ;
  • – ces interprétations portent tout autant sur le monde subjectif interne du sujet que sur le monde extérieur.

C’est de cette façon que l’on peut fabriquer du lien social, du lien religieux, du lien conflictuel qui en appelle à la guérison, de façon incantatoire, sans savoir de quoi l’on parle. Ce phénomène se manifeste d’autant plus dans l’histoire religieuse de la société lorsque, dans notre aire culturelle, le christianisme s’affaiblit et que la vie sacramentelle n’est plus honorée. Nous voyons ainsi réapparaître la psychologie religieuse primitive sous sa forme la plus méfiante vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres.

C’est pourquoi l’Église, à travers la déclaration de Mgr Thomas Kelly 27, archevêque de Louisville, États-Unis, en appelle à un discernement pour ne pas confondre le mouvement des états de conscience avec les appels de l’Esprit Saint :

Très souvent, nous confondons les échos d’une voix coléreuse venue de l’enfance, des sentiments impulsifs ou notre besoin de domination avec la voix de l’Esprit Saint. Nous ne sommes jamais quittes, en cette vie, de la nécessité d’un constant discernement de l’origine de ces mouvements intérieurs. Saint Jean de la Croix, saint Ignace de Loyola, sainte Catherine de Sienne, saint Paul et bien d’autres l’ont développé avec une grande clarté pour nous. Du fait que certains cherchent une vie plus profonde dans l’Esprit, ils doivent être particulièrement attentifs et vigilants à discerner la source véritable de leurs expériences.

L’Église rappelle qu’il ne convient pas de confondre les motions de l’Esprit Saint avec des pensées psychiques qui viennent de la vie interne de chacun. Un travail de discernement est donc nécessaire comme ont cherché à le faire la plupart des auteurs spirituels. Il faut être prudent quant à l’usage dans le langage actuel de formules obscures qui évoquent des blessures intérieures. Nous ne savons pas ce qu’elles recouvrent exactement : un mal-être intérieur ou une psychopathologie ? Parfois on donne une explication à ces états qui seraient liés avec un manque d’amour parental, un événement marquant ou encore un traumatisme. Une explication qui est loin d’être évidente, car ce n’est pas ainsi que peuvent se comprendre les états de conscience et les conflits internes. Cette « spiritualisation » de la vie psychique est loin d’être saine quand on veut « évangéliser les profondeurs » ; nous risquons d’être dans la surinterprétation projective en voulant nécessairement trouver une cause externe à un mal-être interne que viendrait traiter une parole évangélique. Cette démarche psycho-spirituelle est, dans une société dépressive, à l’unisson des personnalités narcissiques qui sont dans le ressenti et l’intrasubjectif. En mêlant ainsi l’un à l’autre, la vie psychique risque de ne pas être reconnue dans son autonomie. De plus, en présentant la vie spirituelle comme un lieu où Dieu agirait de façon thérapeutique, ne fait-on pas l’impasse sur le sens de la conversion chrétienne ? Un tel constat ne signifie pas que la vie psychique ou le mal-être existentiel n’ont pas à être intégrés à la vie spirituelle. L’ensemble de l’existence est appelé à être saisi dans la foi à travers la prière mais aussi la charité et l’espérance chrétienne. La vie liturgique, la réception des sacrements et l’action missionnaire sont des moments importants où la grâce de Dieu est donnée pour vivre dans sa paix qui produit des effets bienfaisants. Dieu est le refuge pour ceux qui vivent des situations de détresse pour mieux les affronter dans une vie spirituelle soutenue et enrichie de sa présence jusqu’à ce qu’il se manifeste, parfois, à travers des miracles comme le reconnaît l’Église, mais sans faire l’impasse sur les médiations humaines comme la médecine et les différentes formes de psychothérapie. Venons-en maintenant à examiner l’économie de la vie psychique et celle de la vie spirituelle afin de mieux discerner les exigences de l’une et de l’autre.

L’économie de la vie psychique

La vie psychique est le résultat d’une histoire subjective et dépend de la façon dont le sujet a dû traiter les différentes phases de son développement. Elle ne correspond pas à une réplique et à une simple influence de l’environnement en soi-même, mais à la façon dont le sujet va intérioriser ce qui vient de l’extérieur, comment il va l’élaborer et comment il va s’organiser intérieurement en faisant face à sa vie pulsionnelle. Sa vie pulsionnelle ne venant à la vie consciente qu’à travers un jeu de représentations psychiques par lesquelles il tente de trouver dans la réalité des voies de passage qui soient tenables et satisfaisantes. La vie subjective ne peut se constituer qu’en interaction avec des réalités objectives (autrui, lois civiles et morales aux normes objectives et universelles). La fabrication, par le sujet lui-même de ses propres normes en fonction de ses intérêts subjectifs est une supercherie des personnalités narcissiques actuelles. Jean-Paul II a dénoncé à juste titre cette attitude d’autojustification par une morale personnelle dans l’encyclique Veritatis splendor.

La vie interne, qui repose sur la division et l’interaction entre l’inconscient et le conscient, va être conditionnée, selon Freud, par des fantasmes originaires que sont la séduction avec la crainte d’être agressé sexuellement, la castration avec la peur d’être privé de ses possibilités, la scène des rapports sexuels entre les parents et le sentiment d’être exclu de cette part de vie qui lui échappe, et le complexe d’Œdipe qui dénoue ou pas la sexualité infantile. Le complexe d’Œdipe va encore plus loin puisque l’enfant entre dans la vie à partir de la structure personnelle œdipienne de ses parents qui est porteuse de leur désir d’enfant. Et, comme le dit fort justement le psychanalyste André Green, « on peut le considérer comme un modèle, celui par lequel s’expriment les conséquences des relations nées de la double différence entre les sexes et entre les générations comme entre désir et identification » 28. L’enfant va s’éveiller au contact du désir de ses parents, qui est un stimulant puissant pour se développer, mais aussi des identifications à partir desquelles il va aller puiser et emprunter des matériaux psychiques pour se construire tout en les restituant afin d’affermir son autonomie. Il suffit de penser à la crise du « non » vers deux ans et demi ou trois ans pour se rendre compte de ce double mouvement qui se répétera à la puberté. C’est ici qu’intervient aussi la problématique intergénérationnelle dans la mesure où, de génération en génération, on peut se transmettre des conflits intrapsychiques ou les remanier à partir d’une génération.

La vie interne est ainsi basée sur des conflits que le sujet va traiter selon les âges de la vie mais plus particulièrement pendant la période de fondation de la vie psychique lors de l’enfance et de l’adolescence. La vie psychique repose sur des processus internes que recouvre l’inconscient, régi par le principe de plaisir, dans sa double facette : comme organisation de la vie interne et dans sa réalité sexuelle. C’est à partir de cette élaboration interne que l’individu va édifier sa relation dans le monde extérieur. Il va souvent l’investir à l’image de ses objets internes puis s’en dégager afin de savoir ce qui vient de lui et ce qui vient du monde extérieur. Si bien que sa relation externe sera d’autant plus simplifiée que le sujet ne dépendra plus uniquement des projections dont il est porteur.

La vie psychique est un lieu de conflits et de remaniements qui ne sont pas toujours identifiés pour eux-mêmes. Un problème spirituel peut être préoccupant, mais il n’engendre pas nécessairement une difficulté, voire une pathologie mentale dont le préliminaire est souvent dans l’apparition d’une angoisse aiguë. Lorsqu’une perturbation apparaît à travers une problématique et un langage religieux (comme une bouffée délirante masquée derrière l’angoisse d’une possession satanique), elle sert le plus souvent de révélateur, d’élément déclenchant et non pas de cause. La vraie question se joue dans la vie psychique et devra être traitée pour elle-même, tout en laissant la place à un discours évangélique rappelant que Dieu ne se manifeste pas de cette façon, qu’en aucun cas il ne veut harceler ou rendre malade sa créature.

La foi chrétienne ne provoque donc pas de maladies mentales. Lorsqu’elles apparaissent, elles sont dues à des événements psychiques, à la vie interne. Autrement dit, la façon dont l’individu utilise les données religieuses pour exprimer ce qui se passe en lui est révélatrice de son organisation intérieure et de ses conflits singuliers (idiosyncrasiques). Quelle est l’économie de la vie spirituelle ?

L’économie de la vie spirituelle

La vie spirituelle du croyant est l’espace où se développe la vie surnaturelle, en réponse à l’appel évangélique et au don de la grâce de Dieu. Ainsi l’homme connaît sa destinée surnaturelle 29. Dieu invite l’homme à participer à la vie divine, qui dépasse tout ce que l’homme peut lui-même concevoir 30. La vie spirituelle est ainsi l’expression de la présence de Dieu en l’homme, à partir des objets de la foi et de la mise en œuvre des valeurs évangéliques dans la réalité du monde. Elle s’exprime à travers des formes de spiritualité différentes, mais elle ne saurait être confondue avec la vie de l’intelligence telle qu’on voudrait la concevoir aujourd’hui à travers la poésie, l’art, l’esthétique, la philosophie ou la sagesse morale quand on parle de « spiritualité laïque ». Plus précisément, l’Esprit Saint est l’inspirateur de la vie spirituelle qui fait naître et grandir « l’homme intérieur » (Rm 7, 22 ; Ep 3, 16). C’est pourquoi la vie spirituelle est toujours en rapport avec la dimension religieuse et chrétienne qui la fonde.

L’homme s’accomplit en s’ouvrant à la vie de Dieu. La grâce soutient la vie spirituelle et en permet le développement. La vie spirituelle englobe et inspire la personne, dans son être et dans ses conduites, et lui permet de mettre en œuvre les valeurs de la vie. Elle est donc source de libération et favorise la maturation morale et spirituelle de chacun. Le chrétien puise en elle la force, le courage et l’espérance pour assumer l’existence humaine et la transformer à la lumière des exigences évangéliques. Dieu est présent et n’abandonne jamais l’homme à ses dérives. Sa grâce est toujours à l’œuvre pour nous appeler à une foi plus forte, à une charité plus active et à une espérance plus confiante, afin de renouveler « l’homme intérieur ». Notre vie spirituelle consiste à laisser Dieu renouveler en nous cet homme intérieur qui s’affermit dans la confiance, dans l’espérance. La vie spirituelle est le lieu de la rencontre avec Dieu à travers la parole de l’Évangile, portée par l’Église. Dans ce dialogue intérieur il est possible de travailler dans la réflexion et la prière afin de remanier ses représentations de soi et de Dieu.

L’emprise des normes psychologiques

La foi chrétienne est souvent approchée sous un angle psychologique 31 et la vie spirituelle réduite à cette vie psychologique. Cela correspond sans doute à la nécessité d’intégrer de nouvelles connaissances dans l’intelligence de la foi. Mais nous pouvons aussi en rester à la réduction subjective qui s’opère dans le langage et le codage à la mode. En effet la plupart des réalités et des difficultés contemporaines sont codées en termes psychologiques ou psychopathologiques qu’il faudrait nécessairement traiter par une meilleure connaissance des phénomènes psychiques, voire par la psychothérapie. Il faut donc relire l’Évangile et l’expérience spirituelle à partir des faits psychiques comme dans les années soixante il fallait, pour certains, refonder la foi chrétienne à partir du marxisme. N’est-ce pas une perte de temps et d’objectif ?

Il faut rappeler que l’essor scientifique de la psychologie, et en particulier de l’apport de la psychanalyse, a contribué à renouveler la compréhension des comportements humains et des structures psychiques qui les animent. Certes il faut se féliciter que la richesse de ces connaissances influence positivement et modifie l’approche de soi et de l’existence en étant plus attentif aux mouvements de la vie interne et de ses états de conscience.

Dans ce contexte, la personne, comme sujet de sa propre existence, s’est trouvée valorisée et le personnalisme chrétien n’est pas étranger au fait que le sujet puisse être reconnu pour lui-même. Mais en ne privilégiant que son aspect psychique nous risquons d’aboutir à une réduction du sujet à ses seules perceptions mentales. Ainsi, la vérité subjective, plus précisément ce que le sujet ressent, a pris davantage d’importance que les vérités objectives, c’est-à-dire des réalités et des dimensions qui ne dépendent pas du sujet. Ce déplacement est venu conforter et amplifier l’individualisme inauguré au XVI° siècle mais l’a fait dévier de la philosophie personnaliste. Le sujet devenant roi, objet et fin de tout, et délié de sa dimension communautaire et spirituelle, trouve plus facilement dans le discours psychologique de quoi expliquer ses conduites et ses tourments qu’il ne cherche à s’interroger sur lui-même, voire à évaluer moralement ses actes. Dans ce système, il convient surtout d’avoir recours à des références psychologiques plutôt que de s’engager dans une réflexion avec des normes objectives.

C’est dans ce mouvement de fond qu’un certain idéalisme psychologisant envahit actuellement la recherche religieuse en voulant établir un lien nécessaire entre le champ psychique et l’expérience chrétienne. Le premier repose sur des processus internes que recouvre l’inconscient, régi par le principe de plaisir, dans sa double facette comme organisation de la vie interne et dans sa réalité sexuelle. La seconde dépend du message chrétien avec lequel le sujet va chercher à construire son existence dans une relation personnelle avec Dieu. Des liens et des cohérences sont possibles, mais certainement pas en escamotant les interrogations relevant du psychologique et du spirituel.

Le psychologisme contemporain est à l’origine d’une nouvelle « spiritualité laïque », fondée sur la recherche de la confiance en soi. Le bien-être se substitue au bonheur grâce aux soins de beauté pour être zen, aux bons réflexes qui permettent le stress control et à l’alimentation plaisir assurant la « bonne forme ». Le culte du corps parfait qui remplace l’ascétisme mystique, le sport, la bonne santé à tout prix et la quête d’un orgasme sans fin ni limite sont devenus des équivalents d’une recherche spirituelle qui se confondent avec les épiphénomènes du déni religieux. Nous ne sommes plus en effet dans ce que le cardinal de Lubac appelait « le drame de l’humanisme athée » mais plutôt dans « le drame de l’humanisme religieusement indifférent ». Les problèmes existentiels sont médicalisés et la moindre difficulté devrait relever de la psychothérapie pour faire, selon les clichés à la mode, « un travail sur soi », « un travail de deuil » ou encore « une libération » quand ce n’est pas « une guérison intérieure ». Personne ne sait à quoi correspondent toutes ces formulations obscures et que l’on répète de façon incantatoire. Tout est fait pour se sentir bien et, selon le titre désuet et autosuffisant d’un ouvrage 32, « vivre content » ! Nous ne cessons pourtant d’être dans la phase maniaque d’une société dépressive dont le cœur de la crise est moral et spirituel.

Nous sommes loin d’un réel souci de soi, mais plutôt face à un malaise et à une difficulté à exister qui incitent à se replier sur soi-même ou à fuir la vie dans la distraction des sociétés festives et toxicomanes. L’homme contemporain ne sait pas toujours comment occuper et enrichir son espace intérieur aussi bien d’un point de vue psychique que spirituel. Le monde spirituel est ainsi réduit à la musique qui viendrait créer des transes comparées à la prière. Certains artistes contemporains prétendent même que le sexe, l’art et la danse se substituent avantageusement à la religion qui aurait échoué à promouvoir et à soutenir la vie spirituelle des êtres humains. Il faudrait se libérer des dogmes du christianisme pour en venir à la musique qui, elle, serait d’essence divine. Une telle mentalité s’inscrit dans le paysage contemporain qui privilégie l’imaginaire, les émotions et les sensations au détriment de la raison et, de ce fait, aux dogmes c’est-à-dire aux vérités de la foi. Nous retrouvons ici le besoin infantile de se maintenir dans les états premiers de la conscience et dans la relation fusionnelle qui est largement entretenue par les productions musicales, cinématographiques et médiatiques de l’époque actuelle. Enfin, la vie spirituelle est souvent confondue avec la vie psychologique ou avec la vie intellectuelle, l’art, l’esthétique ou la sagesse morale, comme en témoigne l’ouvrage 33 de Luc Ferry, parfois à la limite du déni de la dimension religieuse. Il plaide en faveur d’une spiritualité laïque, libérée de la transcendance chrétienne. Comment cette spiritualité pourrait-elle exister en dehors de ce qui la fonde et la nourrit ? Une spiritualité laïque, sous-entendue psychologique, demeure une défense et une protection contre une interrogation que l’on ne veut pas entendre : celle de Dieu. Parler de spiritualité sans Dieu est un abus de langage.

L’unification de la personne

Si la vie spirituelle est évidemment en interaction avec la vie psychique, elle n’est pas réductible à cette dernière. Elle ajoute une dimension à partir de laquelle l’individu va vivre et élaborer son existence. Ce qui implique une relation personnelle avec Dieu et une intelligence de la foi, c’est-à-dire de son contenu rationnel. Elle se traduit par un rite pour l’exercer dans le temps et une morale pour orienter ses actes. Cette expérience chrétienne va offrir un système symbolique à partir duquel la vie psychique pourra se mettre en œuvre à travers et au-delà des tâches internes.

Mais, on l’aura compris, chercher à vouloir évangéliser l’inconscient, les profondeurs comme l’on dit, est aussi illusoire que de chercher à vouloir éduquer les pulsions. Celles-ci constituent un donné de base de la vie psychique qui n’est pas modifiable. Les animateurs et les thérapeutes qui font miroiter cette possibilité sont dans la séduction et la manipulation d’un discours magique. Mêler le spirituel au psychisme, les images religieuses aux représentations psychologiques, la parole du sujet à la parole de l’Évangile est déraisonnable.

En revanche, c’est la personne dans sa globalité comme être et comme personnalité qui peut être évangélisée, et l’ensemble des attitudes et de ses comportements produit par ses déterminants psychiques que sont les mouvements et les effets des représentations pulsionnelles. La structure qui favorise l’unité de la personnalité correspond au Moi du sujet. Il lui revient de travailler à la coordination, au contrôle et à l’expression, entre autres, de la vie pulsionnelle. Si l’inconscient fonde l’économie interne de la vie psychique, il revient au Moi d’en intégrer les diverses manifestations. Il ne s’agit pas de se réduire à son inconscient ou encore de s’isoler de celui-ci en affirmant par exemple : « Cette action m’est dictée par mon inconscient, je n’ai pas pu faire autrement », comme si chacun était soumis à des motions extérieures à sa personnalité qui le poussent à agir malgré lui. Même si mon inconscient m’inspire, c’est quand même mon inconscient ; il vient de moi. Une mauvaise compréhension de la vie psychique favorise ainsi l’inconsistance du Moi et du je, et justifie l’irresponsabilité. Freud avait raison d’affirmer que là où règne le Ça, c’est-à-dire la force pulsionnelle, le Moi, donc la raison, donc la prise de conscience, doit advenir. L’éducation, l’expérience religieuse, le discernement moral vont donc pouvoir agir sur les chemins empruntés par la vie pulsionnelle mais pas sur la pulsion elle-même. La personnalité devient le sujet de ses pulsions lorsqu’elle sait en orienter et assumer les modes d’expression. Ce sont eux qui relèvent, entre autres, de la parole évangélique que le chrétien est appelé à réaliser dans sa vie afin d’être libre.

La psychothérapie, qui implique une relative suspension des références et du jugement moral sur les pensées et les actes qui sont exprimés par le patient, diffère de la direction spirituelle. Le praticien n’est pas du côté des références mais du vécu et du ressenti, et de l’histoire subjective du patient. Le praticien n’ignore pas les références sociales et les valeurs morales de la société et de son patient, mais, lorsque cela est nécessaire, il tente avec lui d’élucider psychologiquement sa façon de les vivre ou de les fuir comme c’est souvent le cas chez les pervers et en particulier chez les agresseurs sexuels. En psychothérapie, il s’agit d’être attentif aux structures psychiques du patient qui souffre, est restreint dans ses possibilités et cherche à résoudre un conflit interne.

Le directeur spirituel, tout en établissant une relation d’écoute, de respect et de bienveillance, cherchera à être le pédagogue des exigences chrétiennes que le sujet va apprendre à découvrir et à vivre, tout en relisant son histoire personnelle devant Dieu et en apprenant à prier. La réalité religieuse n’est pas saisie dans le cadre de la direction spirituelle comme le miroir des représentations du sujet, mais dans sa propre consistance. La parole de Dieu qui se reçoit est autre chose que le simple résumé des projections de la personnalité. Il fait l’expérience d’une altérité, celle de Dieu et de sa parole.

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Il n’est pas souhaitable de faire une psychothérapie et d’être en direction spirituelle avec la même personne comme parfois certains le souhaitent pour eux-mêmes, ou en l’induisant pour proposer cette aide à d’autres. Il faut éviter cette confusion qui contredit mais aussi transgresse l’éthique psychothérapique et celle de la direction spirituelle. Nous ne pouvons entrer dans ces deux démarches qu’en respectant le principe de simultanéité, c’est-à-dire en les pratiquant de façon différenciée.

Un problème réel n’en reste pas moins posé derrière certaines errances méthodologiques entre la vie psychologique et la vie spirituelle. Si nous faisons abstraction de ceux qui cherchent à évacuer ou à ventiler des problèmes psychiques dans le discours religieux, ce qui peut quand même les aider à vivre, nous pouvons rencontrer des personnes qui souhaitent être respectées dans leur foi par un praticien qui prendrait en compte cette réalité sans la nier. Cette aspiration est pertinente et l’on comprend leur souhait de s’assurer des compétences et qualités humaines du praticien.

Enfin, si dans la direction spirituelle nous passons par l’expérience psychique pour exprimer la dimension religieuse de l’existence, en psychothérapie nous nous arrêtons sur les faits psychiques pour travailler avec, sans aller plus loin que le plan de la morale ou de l’expérience spirituelle.

Nous sommes donc invités à œuvrer dans le champ de la parole de la personne et de la parole de Dieu en sachant différencier les réalités qu’elles nomment. Mais il revient au sujet de s’unifier au cœur de sa personne qui assume son histoire subjective, familiale et sociale et qui se construit dans la foi chrétienne.

À travers la parole, le sujet se construit, se désorganise ou se remanie. Trouver le sens de ce qu’il vit à travers l’expression du verbe est souvent indispensable pour continuer de vivre et de progresser. La personne existe mieux, parfois, en se parlant face à un autre et en recevant aussi la parole d’un autre. C’est dans la parole exprimée et reçue que la vie du sujet circule et peut se libérer.

T. Anatrella : Psychanalyste et spécialiste en psychiatrie sociale, consulteur du Conseil pontifical pour la famille et du Conseil pontifical pour la pastorale des services de la santé.

15. S. FREUD, L’avenir d’une illusion, PUF, 1968.

6. E. JONES, La vie et l’ouvre de Sigmund Freud, PUP, 1958-1969, t. II, p. 372-373.

17. E. PHILIPP, « Souvenirs de rencontres avec Freud », L’écrit du temps, n°6, 1984, p. 46.

18. Lettre du 6 janvier 1935 dans JONES, op. cit., t. III, p. 194.

19. Lettre à Ferenczi du 23 octobre 1927, dans Jones, op. cit., t. III, p. 138.

20. Lettre de Freud à Pfister du 9 février 1909 dans la traduction de Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister, Gallimard, 1966, p. 47. Cette lettre est traduite de façon plus fidèle dans le tome II de Jones, p. 464.

21. Correspondance, op. cit., p. 169.

22. Correspondance, op. cit., p. 178.

23. Lettre à Fliess du 4 janvier 1898, dans JONES, op. cit., t. I, p. 185.

24. S. FREUD, Une névrose démoniaque au XVII° siècle, (dans Essais de psychanalyse appliquée), P. B. Payot, 1981.

25. 5. FREUD, Naissance de la psychanalyse, PUF, 1991.

26. Claude FLIPO, « La parole qui guérit », dans Christus, n° 159, juillet 1993, Assas-Éditions.

27. Mgr Thomas KELLY, Directives pour le renouveau charismatique, Documentation catholique (DC), Bayard Presse, 18 novembre 1990, n°2016, p. 1022-1025. Voir aussi le texte publié par la Congrégation pour la doctrine de la foi le 23 décembre 2000 : Instruction sur les prières de guérison, dans DC, n° 2238, 17novembre 2000, p. 1061-1066. Ce dernier document fait une analyse critique de rites de prières de guérison qui se répandent dans certaines communautés chrétiennes et proposent des normes en la matière. Les bases théologiques de ces pratiques sont souvent douteuses et les approches médicales pour le moins contestables. S’il est souhaitable de prier Dieu dans toutes les circonstances de la vie et d’implorer les grâces du Saint-Esprit pour assumer chrétiennement son existence, tout particulièrement dans les moments difficiles, il en va tout autrement que de vouloir instituer dans un rite une convocation et une intervention nécessaire de l’Esprit de Dieu. Le risque est de ne plus savoir si l’on est vraiment disponible à son action ou dans l’autosuggestion, voire dans la pensée magique. Les sacrements, en particulier le sacrement des malades, ont été institués afin d’assurer, par l’intermédiaire du ministère de l’Église, la présence de Dieu dans toutes les situations de l’existence, d’accompagner sur les chemins de la conversion évangélique et de donner à chacun les grâces demandées pour affronter les tourments de la vie.

28. André GREEN, La causalité psychique, Odile Jacob, 1995, p. 318.

29. Cf. Henri DE LUBAC, Surnaturel, Desclée de Brouwer, 1991, p. 634.

30. Cf. Henri DE LUBAC, Le mystère du surnaturel, Œuvres complètes, XII, Cerf, 2000, p. 367.

31. Tony ANATRELLA, « Le règne des normes psychologiques » dans Christus, janvier 2003.

32. Jean-Louis SERVAN-SCHREIBER, Vivre content, Albin Michel, 2002.

33. Luc FERRY, Réussir sa vie, Grasset, 2002.

> Vie Spirituelle et Psychologie, Colloque interdisciplinaire, Lyon 2003, Ed. Collège Supérieur, Lyon 2004, pp. 67-89.