La contemplation et l’action, deux manifestations d’une même vie

Au moment de mourir, le P. Marie-Eugène, a fait cette ultime recommandation aux membres de l’Institut Notre Dame de Vie : « Gardez la fidélité à l’esprit de l’Institut, fidélité à l’Ordre du Carmel, à l’essentiel : action et contemplation bien unies ».

Il ne s’agit pas en fait de consignes parallèles, mais bien d’une seule que l’on peut, me semble-t-il, interpréter ainsi : c’est la fidélité à l’esprit de l’Institut, sans cesse puisé dans la grâce de l’Ordre, qui permet d’unir action et contemplation. La recherche constante d’une telle unité de vie est un des traits essentiels du charisme du P. Marie-Eugène. L’expérience de Dieu en est le cœur.

Une expérience de Dieu nécessaire pour tous

Lors de sa dernière retraite à l’Institut (1966), le P. Marie-Eugène s’interrogeait avec gravité sur la manière de surmonter l’influence de certains courants de pensée qui, déjà de son temps, traversaient l’humanité et conduisaient de multiples personnes sur les chemins de la négation ou de l’oubli de Dieu, de l’autonomie orgueilleuse de l’intelligence, de la tyrannie des passions, finalement de l’athéisme sous toutes ses formes.

De façon prophétique, il pensait que seule « l’expérience de la foi vive » pouvait résister à la puissance de ces influences, « que seule une certaine expérience de Dieu (pouvait) fortifier notre foi et la maintenir ferme au milieu de toutes ces vagues et même de ces raz-de-marée, intérieurs et extérieurs, que nous subissons tous. Expérience de Dieu qui n’est pas extraordinaire…, « que nous trouvons tout simplement dans l’oraison et la contemplation… ». Avec force, il affirmait :

« Je pense que la plupart des âmes chrétiennes qui veulent rester fidèles, surtout celles qui ont une mission d’apostolat, de soutien, de guide, de ferment, celles qui doivent soutenir un milieu, une masse, (ont) besoin, comme nécessairement, de cette expérience de Dieu pour rester fermes. Ce qui apparaissait autrefois comme quelque chose d’extraordinaire, pour des âmes privilégiées, devient maintenant nécessaire pour tous les chrétiens qui veulent assurer d’une façon inébranlable leur fidélité et être en même temps des appuis pour tous leurs frères 1. »

Le P. Marie-Eugène avait conscience que le charisme propre de Notre-Dame de Vie consistait justement à favoriser et accompagner cette expérience au milieu des réalités du monde. Il le décrivait comme une grâce qui, progressivement, suscite « l’attrait de Dieu, le besoin de Dieu, faisant passer celui-ci au premier plan, non pas seulement par une foi purement spéculative, mais par une expérience vécue » (17 août 1958). C’est une actualisation de ce que la tradition carmélitaine appelle « l’esprit prophétique ».

« La vocation prophétique »

Dans cette même retraite, le P. Marie-Eugène s’efforce de décrire cet esprit, cette vocation « prophétique », dont la référence principale reste, bien sûr, le prophète Élie.

Cette vocation « fait d’une personne, une personne de Dieu avant tout… C’est une âme au principe que Dieu a touchée par une grâce extraordinaire, ou même parfois des grâces ordinaires, par une simple contemplation… La vocation prophétique comporte donc au principe une certaine expérience de Dieu, une certaine touche de Dieu, consciente ou inconsciente…, une certaine manifestation de la transcendance de Dieu qui a révélé à l’âme quelque chose de l’absolu, lui en a donné le goût et lui a fait choisir cet absolu comme un chemin de perfection 2. »

Le P. Marie-Eugène souligne donc l’importance de cette « touche », de cette rencontre personnelle et mystérieuse avec Dieu. Souvent extraordinaire chez les croyants de l’Ancien Testament, elle peut l’être également de nos jours. Cependant, le plus habituellement, elle sera ordinaire dans sa modalité, « consciente ou inconsciente » (on dirait à peu près équivalemment : sentie ou non sentie). Mais quelles qu’en soient les modalités, le cœur de cette expérience reste ce contact secret qui attise le « goût de l’absolu » et le fait choisir « comme un chemin de perfection ». Désormais, la personne expérimente « le besoin de se fixer en Dieu » par la prière contemplative ; elle désire se tenir en sa présence, « elle en a faim et soif ». Autrement dit : elle ne peut plus s’en passer ! Son axe de marche est la recherche constante de Dieu et cela suscite en elle le besoin de se donner à lui : « C’est ainsi qu’elle devient une âme de Dieu. »

L’esprit prophétique, tel que l’envisage la tradition du Carmel, permet de dépasser la séparation superficielle, voire l’opposition, que certains courants spirituels ont parfois établie entre « contemplation » et « action ». Une telle opposition est hors de la pensée du P. Marie-Eugène, comme elle était hors de celle de sainte Thérèse 3. Pour le carme, l’action ne saurait être le simple « trop plein » de la contemplation, Il explique :

« On parlait autrefois d’action découlant de la contemplation : c’était le trop plein qui débordait, alors que la contemplation restait bien paisible dans sa cuve ! Non ! La contemplation n’est pas une cuve, une belle plénitude qu’on admire, sur laquelle se penchent Dieu, les anges et les hommes ! C’est un torrent : tout coule ! Dieu en est la source, il coulera toujours. On y revient continuellement parce que justement il coule et qu’on se vide à tout instant 4. »

Ainsi, loin de considérer l’apostolat comme une sorte de « résidu » de la contemplation, un « débordement du superflu 5 », le P Marie-Eugène préfère le présenter comme le fruit d’une emprise réelle de l’Esprit sur l’apôtre. Tel est le cœur de la vocation prophétique ! Cependant, pour que cette emprise devienne de plus en plus effective, il est nécessaire d’avoir créé en soi l’habitude de la recherche de Dieu par la pratique de l’oraison.

Vers l’harmonie entre contemplation et action

« Des apôtres de grande classe »

C’est une des originalités de Je veux voir Dieu que de montrer comment, dans la spiritualité thérésienne, « contemplation et apostolat sont solidaires l’un de l’autre, s’y fondent et s’y complètent heureusement ». Pour le P Marie-Eugène, en effet, « ce sont deux aspects d’un tout harmonieux, deux manifestations d’une même vie profonde 6. » En outre, les conseils apostoliques qui sont donnés à chacune des étapes de la progression des Demeures sont « si précis, si lumineux », écrit-il encore, « qu’on pourrait rédiger un véritable traité pour la formation d’apôtres qui, restant des contemplatifs sous l’action de l’Esprit Saint, n’en seraient que des apôtres de plus haute qualité 7. » La conviction du carme est que les contemplatifs formés par la Madre « deviennent des apôtres, et des apôtres de grande classe, car elle en fait de parfaits instruments de l’Esprit Saint 8. »

Différents passages de Je veux voir Dieu abordent sous des angles variés le rapport entre contemplation et action. À la fin de l’ouvrage, la cinquième partie en propose une synthèse. Reprenant le cheminement des Demeures du point de vue de l’action, l’auteur y montre que dans les trois premières, c’est l’activité humaine, raisonnable, secondée par la grâce de Dieu, qui domine 9. À partir des quatrièmes – début de la vie mystique – cette activité est de plus en plus conduite par l’Esprit, jusqu’à lui être pleinement ajustée dans les deux dernières. La croissance véritable de l’Église dépend de la qualité d’un tel ajustement. Sur ces sommets se réalisent « la perfection de la contemplation et la perfection de l’apostolat », celui-ci apparaissant alors comme étant « le fruit de la perfection de l’amour » 10.

On ne peut détailler ici les étapes de ce cheminement. Contentons-nous de relever quelques aspects de l’harmonie réalisée entre contemplation et action aux sixièmes et septièmes Demeures, car entre les deux, il n’y a pas de séparation 11. Le P. Marie-Eugène qualifie de « parfait » l’apostolat qui y est accompli. Essayons de comprendre ce que cela signifie.

« L’apostolat parfait »

Sous sa plume, les expressions « apostolat parfait » ou « perfection de l’apostolat » n’indiquent pas que l’apôtre n’a plus de défauts ou que toutes ses entreprises réussissent, mais que son activité est essentiellement animée par la charité, dans une docilité foncière à l’Esprit. De fait, par l’union réalisée, l’âme « unie à Dieu et transformée en Lui » « ne peut plus s’en détacher et l’accompagne partout où le poids de miséricorde l’entraîne. Avec le Christ, elle redescend vers le monde et trouve dans l’Église son objet plénier, Dieu et le prochain 12. » L’apôtre épouse alors parfaitement le double mouvement de l’amour du Christ pour Dieu, son Père, et pour tous les hommes ; il « se laisse conduire par le bon vouloir de l’Esprit Saint 13. » Quand il agit, son activité est éclairée par sa contemplation et quand il se consacre à la contemplation, sa prière est éminemment efficace parce qu’elle est conforme à celle du Christ. C’est le moment où « action et contemplation s’unissent et se fondent ».

Le P Marie-Eugène décrit admirablement le mouvement de cette synthèse :

« Pour rester avec Dieu l’âme doit obéir à la motion de l’Esprit Saint qui la mène ici ou là pour réaliser son œuvre. Partout où elle est ainsi conduite, elle trouve Dieu qu’elle porte en elle et elle en jouit dans la douce clarté de son expérience intime. Elle n’est jamais plus active ct plus puissante que lorsque Dieu la maintient dans la solitude de la contemplation ; elle n’est jamais plus unie à Dieu et plus contemplative que lorsqu’elle est engagée dans les travaux pour faire la volonté de Dieu et sous l’emprise de l’Esprit Saint 14. »

Évoquant la figure du prophète Élie, le Père insiste sur le fait que cette harmonie entre action et contemplation ne procède pas simplement « d’un sage dosage d’occupations extérieures et d’exercices spirituels, d’un équilibre établi par la prudence et qui répondrait à la fois aux aspirations de l’âme vers l’intimité divine et aux nécessités de l’apostolat. Équilibre et synthèse sont réalisés dans la vie du prophète par Dieu qui l’a saisi et le meut 15. » C’est cette influence progressive de l’Esprit qui permet à la vie spirituelle de grandir tant dans la contemplation que dans l’activité.

Le véritable contemplatif trouve Dieu partout

Dans divers enseignements, le P. Marie-Eugène défend vigoureusement l’idée que le développement de la vie mystique dépend fondamentalement de notre fidélité au don de Dieu, pas du cadre extérieur où elle est amenée à se déployer. Il explique :

« Quand nous parlons d’expérience mystique (expérience de la vie trinitaire, de Dieu), nous sommes habitués à la subordonner à bien des conditions : solitude, silence, tel tempérament, etc. (…) Est-ce que nous devons méconnaître la solitude, le silence indispensables d’après les auteurs spirituels ? Non, ces éléments sont nécessaires dans une certaine mesure, mais la condition essentielle est la fidélité à la grâce (…) Celui qui obéit 16 doit attendre la manifestation de Dieu [cf. Jn 14, 21 17] ».

Il insiste :

« Dans votre vie quels que soient vos soucis, vos occupations absorbantes, quel que soit le bruit au milieu duquel vous vivez, si vous restez fidèles à la parole de Dieu qui vous a été dite… Dieu se manifestera à vous 18. »

Pour le Père Marie-Eugène, Dieu révèle donc autant sa présence dans la contemplation que dans l’action et cette présence est toujours nourrissante pour la vie spirituelle. L’important est de savoir la retrouver en toutes circonstances. C’est dans cette optique, qu’il faut comprendre l’insistance, voire l’intransigeance, du P. Marie-Eugène sur la nécessité de la vie d’oraison, car, pour lui, celle-ci a justement pour fonction première la rencontre avec Dieu lui-même :

« Quel est le but de l’oraison ? Est-ce de trouver la lumière, la force ? Ce sont de bons buts, mais le principal c’est de trouver Dieu 19. »

En affinant la vertu de foi, la pratique de l’oraison oriente l’âme vers une quête continuelle.

Bien sûr, le passage effectif du temps d’oraison aux « occupations absorbantes » peut laisser la pénible impression d’une certaine perte spirituelle. Le P. Marie-Eugène encourage cependant :

« La plante qu’on transplante perd quelques feuilles ; d’autres pousseront pourvu qu’il y ait la vie. L’âme doit s’adapter. Elle cherchait Dieu dans le silence, elle le cherche maintenant dans le bruit. »

C’est le moment de « s’exercer à trouver Dieu partout : dans le travail, dans la facilité, dans les difficultés, dans les joies et dans les peines (…) Chercher Dieu dans la vie active, voilà ce que fait le vrai contemplatif ; il a le regard si simplifié qu’il le trouve partout 20 ».

Cette perspective contredit certaines conceptions caricaturales de la vie active et de la vie contemplative, « l’une consacrée à se dévouer au prochain et privée d’expérience spirituelle, l’autre fuyant l’action pour préserver sa contemplation 21 ». Elle montre qu’une correspondance fondamentale aux motions de l’Esprit est source d’enrichissement pour les deux, qui, d’une certaine manière, ne font plus qu’un. Saint Vincent de Paul disait qu’il fallait savoir « quitter Dieu pour Dieu », c’est-à-dire quitter provisoirement l’exercice de la contemplation, pour retrouver Dieu chez le prochain, par exemple un malade ou un pauvre 22. Le P. Marie-Eugène pense que celui qui hésite sur ce point « ne comprend pas les lois de Dieu ». Certes, une telle disponibilité pourra être « source de soucis et de tracas, mais Dieu se donnera par gorgées plus rafraîchissantes et sanctifiantes que dans des heures d’oraison 23, ce qui vaut bien toutes les emprises senties 24. » Une parole récapitule bien sa pensée :

« Le contemplatif qui veut « monter en pointe » vers Dieu en se désintéressant du monde, peut être un contemplatif, mais ne sera pas un saint. L’actif qui veut travailler à l’extérieur sans avoir le souci de chercher l’union à Dieu et de développer sa charité, pourra être un apôtre et faire du bien, mais ne sera pas un saint 25. »

Chez le saint, le mouvement de la charité vers Dieu et celui vers le prochain « ne divergent qu’apparemment », en réalité « ils se nourrissent mutuellement » et « leur diversité est harmonie et richesse profondes » 26.

Père François-Régis Wilhélem. Notre-Dame de Vie

Revue Carmel n° 126, déc. 2007, pp. 79-86.


1. Cité partiellement dans : Frédéric LENOIR, Les Communautés nouvelles, Fayard, Paris, 1988. p. 136.

2. On peut retrouver des extraits de ce texte dans : Un maître spirituel, le P. Marie-Eugène ; M. Pila, « Le fondateur », Carmel 1988/3-4, p. 237.

3. L’insistance de Thérèse sur l’oraison contemplative ne l’empêche pas de valoriser à plusieurs reprises la vocation active. Sur ce thème, v. notre ouvrage Dieu dans l’action. La mystique apostolique selon Thérèse d’Avila, Éd. du Carmel, Vénasque, 1992, p. 155s. ; 281s.

4. Cité dans l’article de M. Pila, « Le Fondateur ». Carmel n° 51/1988,3-4, p. 246.

5. Je veux voir Dieu. p. 664-665.

6. Je veux voir Dieu. p. 124-125.

7. Ibid., p. 1054.

8. Ibid., p. 487.

9. « Apostolat et développement de l’amour », p. 1053s.

10. V. les p. 1063s.

11. Cf. ibid., p. 1063-1077.

12. Ibid., p. 689.

13. Ibid., p. 1071.

14. Ibid., p. 1071-1072.

15. Ibid., p. 397.

16. L’Obéissance peut être comprise ici au sens large de fidélité aux commandements du Seigneur et communion à sa volonté à l’intérieur d’une vocation spécifique.

17. « Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime ; or celui qui m’aime sera aimé de mon Père ; et je l’aimerai ct je me manifesterai à lui. »

18. Conférence, 9 août 1945.

19. Cf. Conférence, 20 août 1949.

20. Ibid.

21. Conférence, 9 août 1945.

22. V. dans ce sens Thérèse de Jésus, 5° Demeures, ch 3.

23. V. également Fondations, ch. 5.

24. Conférence, 9 août 1945.

25. Conférence, 21 août 1953.

26. Je veux voir Dieu, p. 1038.