La formation du canon du Nouveau Testament

Comment l’Église en est-elle venue à constituer un recueil de vingt-sept écrits qu’elle nomme le Nouveau Testament ?

Le Canon n’est pas apparu tout à coup comme une collection nouvelle. Les livres existaient, revêtus d’une grande autorité. Il y eut développement d’un germe. De l’an 170 à 1200, pour résister à l’invasion des écrits gnostiques et même montanistes, l’Église a précisé le principe du Nouveau Testament, a mieux tracé les limites qui en faisaient une collection fermée. Elle a reçu les livres du N. T. comme ceux de l’Ancien, revêtus d’une autorité propre, et en a conservé le dépôt.

On a cru dans l’Église de temps immémorial – et l’Église ne peut errer dans la Foi – que certains livres étaient sacrés, qu’on les consultait comme règle de foi : ils contenaient donc la révélation sans erreur. On croyait aussi qu’ils avaient une origine divine, ce qu’on exprimait en disant qu’ils avaient été inspirés. Ils n’étaient donc pas seulement agréés par l’Église, revêtus de son approbation : ils avaient Dieu pour auteur. Tout cela est groupé dans une seule formule, comme constituant la notion des livres canoniques, en même temps inspirés. C’est un fait que l’Église employait l’une ou l’autre de ces expressions : rien n’empêchait de les ordonner. C’était un fait encore plus évident que si l’Église avait ces livres dans son sein, elle les avait reçus de leurs auteurs. Quelle autorité les lui imposait comme sacrés ? Celle de personnes qui furent en relations avec Dieu, éclairées par lui sur un point que lui seul pouvait fixer avec certitude, la part qu’il avait prise à l’origine de ces livres. Les livres étant destinés à l’Église, cette révélation devait normalement être accordée d’une façon officielle et être attestée avant que l’ère des révélations officielles ne fût close, c’est-à-dire, suivant la croyance de l’Église, avant la mort du dernier apôtre. Les Apôtres ont eu ce privilège d’être initiés à la révélation surnaturelle, soit par le Christ lui-même, soit par l’Esprit Saint qu’il leur avait promis.

Pour procéder avec quelque rigueur, il importe de distinguer trois questions tout à fait différentes. La première et la plus importante, est celle-ci, comprenant un principe et un fait :

  • 1. L’Église, aussitôt qu’elle a eu conscience d’exister comme la société des fidèles croyant en Jésus-Christ, a-t-elle cru qu’il existait dans son sein des autorités suffisantes pour produire, non pas par un principe humain, mais par une vertu divine, des livres égaux et même supérieurs en autorité aux Livres de l’Ancien Testament ? A-t-elle reçu de tels livres ? C’est un point de fait qui relève de l’histoire, et qui manifeste le principe caractéristique du Nouveau Testament.
  • 2. Sur quels livres a porté le consentement des fidèles et des docteurs, et quelles discussions se sont engagées sur ces points ?
  • 3. Comment le Nouveau Testament a-t-il été reconnu avec son autorité exclusive ?

I. Le principe du canon (45-150)

A. Le fait d’écrits contenant l’Évangile de Jésus-Christ.

Lorsque Jésus-Christ parut, le judaïsme possédait une bibliothèque sacrée. Les livres sacrés contenaient tous la parole de Dieu, ce qui permettait de les citer comme une autorité divine, sans même indiquer le nom du Prophète. Il suffisait que ce fût écrit, c’est-à-dire dans le recueil des écrits sacrés.

Quelle attitude allait prendre l’Église naissante en présence de cette Écriture ? Elle ne pouvait songer à la rejeter, puisque Jésus en avait souvent allégué l’autorité…

Ce fut Paul encore qui donna la réponse à une question spéculative que le fait seul devait trancher. Il écrivait des lettres qui fixaient la règle de foi pour tous les chrétiens (Ga 6, 16). L’Évangile qu’il prêchait était la vérité contre laquelle aucun autre évangile ne pouvait prévaloir, fût-il même – en apparence ! – prêché par un ange de Dieu (Ga 1, 6). Comment supposer qu’un écrit composé par lui n’eût pas la même portée régulatrice que ses paroles ? Avait-il donc la prétention de mettre ses lettres sur le même rang que l’Écriture ? Assurément il continue à la vénérer comme la parole de Dieu. « Il est écrit » est une formule qui ne supporte pas de réplique. Mais enfin il prononce que la révélation ancienne était subordonnée au Christ ; elle jouait le rôle d’un pédagogue ; sa valeur permanente consistait surtout dans ce caractère prophétique. Comme institution divine, la Loi Ancienne avait cessé d’obliger (Ga 4, 9). Ce qu’il prêchait, c’était l’Évangile, comprenant l’enseignement de Jésus, et ce qu’il fallait penser de la personne de Jésus, comment elle était l’objet de notre foi et le principe intérieur de la vie chrétienne.

Ce point, qui était le principal pour Paul, n’était pas contenu aussi clairement dans les évangiles, c’est-à-dire dans les écrits qu’on faisait des actes et des paroles du Seigneur. Paul en avait reçu l’intelligence de Jésus-Christ lui-même. Il le prêchait comme Apôtre, en vertu d’un mandat spécial ; et, comme il n’était en somme que le plus récent des apôtres, recruté par le Christ après sa résurrection, il s’était assuré que son évangile était bien le même que celui des principaux Apôtres (Ga 1, 18 – 2, 10). C’est comme Apôtre qu’il écrivait. Nul plus que lui n’a exalté la supériorité du christianisme sur le judaïsme par le don surabondant de l’Esprit à tous les chrétiens. À plus forte raison est-ce l’Esprit qui est son maître quand il enseigne : « Et nous en parlons, non avec des paroles qu’enseigne la sagesse humaine, mais avec celles qu’enseigne l’Esprit, en exprimant les choses spirituelles par un langage spirituel. » (1 Co 2, 13). C’est au nom de cet Esprit qu’il exprime non seulement ce qui est de foi, mais ce qui lui parait le plus sage (1 Co 7, 40).

En quoi donc un apôtre de Jésus-Christ serait-il inférieur à un prophète ? Il est le prédicateur d’une vérité plus haute. Et s’il écrit, il aura autant et plus d’autorité qu’un prophète, avec une participation de l’Esprit qu’on devra regarder comme plus abondante encore, à juger par le rapport des deux alliances.

L’Apocalypse de st Jean montre bien comment celui qui parlait en vertu de la mission de Jésus-Christ pouvait être en même temps, et était en effet, l’organe de l’Esprit-Saint. Après avoir écrit aux sept églises les paroles que Jésus-Christ leur adressait, il concluait : « Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux églises » (Ap 3, 22). Et il considérait son livre comme tout à fait irréformable : nul n’avait le pouvoir d’y rien ajouter ni d’en rien retrancher (Ap 22, 18-19). C’était égaler à tout le moins cette prophétie au Deutéronome (Dt 4, 2). Naturellement un homme sans mandat peut prendre ce ton. Mais si l’auteur était un apôtre, il n’y avait qu’à s’incliner. Aussi ceux qui ont voulu rejeter l’Apocalypse de Jean se sont-ils efforcés de prouver qu’elle n’était pas de Jean l’Apôtre.

Le principe du pouvoir doctrinal des apôtres était dans la révélation de Jésus-Christ lui-même. Le fait de l’exercice de ce pouvoir par écrit était tranché par l’existence d’écrits émanés des Apôtres. Il allait sans dire qu’on entendait par là des écrits utiles au peuple chrétien, non des billets insignifiants qui auraient été écrits ou dictés par des Apôtres. Les lettres de s. Pierre et de s. Paul ont ce caractère. Les autres apôtres n’avaient pas une moindre autorité. Le caractère de ces écrits apostoliques était donc bien celui que le Concile Vatican I reconnaît aux écrits sacrés et canoniques.

Ils ne tenaient pas leur autorité de l’approbation de l’Église : ils étaient adressés aux églises et réclamaient leur obéissance. Ils contenaient la révélation sans erreur : telle était du moins leur prétention à laquelle on ne fit jamais que des oppositions dictées par l’esprit de schisme. Ils émanaient de l’Esprit-Saint et s’ils n’étaient pas explicitement présentés comme ayant Dieu pour auteur, ce n’était pas non plus le cas de beaucoup d’anciens écrits inspirés. Chargés d’enseigner la vérité au nom de Jésus-Christ, c’était bien sa parole que les Apôtres prêchaient ou communiquaient par écrit. On recevait des épîtres qui se prononçaient sur la valeur de l’A. T. N’est-ce pas tout dire, et que manquait-il à l’œuvre d’un apôtre pour être aussi sacrée que celle d’un prophète ?

Les écrits des Apôtres se sont-ils présentés avec les caractères de livres proposés avec l’autorité de Dieu ? Oui, évidemment. Et puisque l’un des caractères groupés par le concile Vatican I est l’inspiration, puisqu’un livre sacré est un livre inspiré, et un livre inspiré est un livre sacré, les théologiens doivent conclure que les livres des Apôtres étaient inspirés et devaient être tenus pour tels, encore qu’ils n’aient pas été présentés à l’Église comme le produit du charisme spécial de l’inspiration tel qu’il est entendu aujourd’hui. Le développement du dogme qui unit canonicité et inspiration est légitime : il ne s’ensuit pas qu’on ait eu à se déterminer à l’origine d’après sa formule récente pour reconnaître le caractère sacré d’un livre. Il suffisait qu’il fût d’un apôtre pour offrir des garanties telles que l’Église les formule encore aujourd’hui. Peut-être notre pensée serait-elle plus claire par une distinction scolastique. En eux-mêmes (in se) les livres sont canoniques parce qu’ils sont inspirés, mais nous (quoad nos) sommes conduits par l’Église à la notion d’inspiration par le fait de la canonicité.

Peu importe que la révélation, privilège accordé aux apôtres, ne soit pas la même chose que l’inspiration. Elle n’a pas nui au charisme de l’inspiration chez un apôtre plus que chez un prophète. Qui peut le plus peut le moins ; dans notre cas, qui reçoit un don très riche peut recevoir un don moins précieux. S’il est nécessaire dans une certaine circonstance à son ministère d’apôtre, il lui sera donné alors comme apôtre, et sa lettre sera tenue pour régulatrice et inspirée parce qu’elle émane d’un apôtre.

Il était impossible de déterminer a priori si l’inspiration serait accordée à un autre qu’à un apôtre. Les faits seuls ont répondu. Les écrits de deux disciples, s. Marc et s. Luc, ont été reconnus comme canoniques et inspirés. Ceux mêmes qui nient que tout écrit envoyé par un apôtre en vertu de son ministère s’imposait par là-même aux fidèles comme sacré, admettent très volontiers que les écrits des disciples n’ont été reconnus comme inspirés que par la garantie des Apôtres. Manifestement dans ces temps où l’on ne spéculait pas sur le charisme de l’inspiration, on s’en tenait à l’autorité des Apôtres de Jésus-Christ.

Le fait qu’une lettre écrite par l’un d’eux ait été reçue et lue dans une église ne lui conférait pas un atome de plus d’autorité intrinsèque, à moins qu’on ne veuille soumettre l’autorité des chefs au vote des simples chrétiens. Cette lecture était simplement une promulgation et par conséquent une preuve d’authenticité. La lettre avait en elle-même son autorité. C’est une grave erreur de Harnack d’admettre que les livres apostoliques eurent bientôt en fait une dignité égale à celle de l’A. T. parce qu’on les traitait de la même façon dans les lectures liturgiques. Il serait plus exact de dire qu’on les lut dans l’Église à cause de leur autorité. Sans doute plus tard, lorsqu’il fallut savoir si un livre était sacré, on s’appuya sûr le fait de sa lecture liturgique. Mais c’était supposer que cette lecture, qui ne pouvait lui conférer aucune valeur, était un indice de la valeur propre qu’on lui avait d’abord reconnue, comme émanant des Apôtres ou recommandée par eux.

Cette catégorie des hommes approuvés par les Apôtres est mise en relief par saint Clément dans un passage important pour l’histoire du Canon. Écrivant aux Corinthiens (vers 95) au nom de l’Église romaine, il leur rappelle la lettre que leur adressa le bienheureux Paul, apôtre « Que vous écrivit-il au début de l’évangile ? En toute vérité et dans l’Esprit-Saint, il vous a donné des instructions sur lui-même et sur Céphas et sur Apollos », c’est-à-dire pour vous reprocher vos dissensions. Encore est-il, ajoute Clément, « qu’alors vous incliniez vers des apôtres attestés comme tels, et vers un homme approuvé par eux » (47) … Il semble donc que ce Père, qui cependant a enseigné si fortement le droit des évêques comme successeurs des Apôtres, institués par eux, a mis les Apôtres eux-mêmes et leurs collaborateurs immédiats dans un rang à part.

D’ailleurs rien ne montre mieux la distance entre les écrits des Apôtres et de leurs collaborateurs, spécialement approuvés par eux, et leurs successeurs, même revêtus de la plus haute autorité, que cette même lettre de Clément. Avec une pleine assurance il invite les Corinthiens à l’obéissance (53, 1), et il semble bien qu’il déclare sa lettre écrite sous l’inspiration de l’Esprit-Saint (63,2). En 95 vivait

encore selon l’opinion commune l’apôtre saint Jean, qui eût pu déclarer cette épître sacrée et inspirée. De fait elle fut reçue par quelques-uns. Mais elle n’était pas l’œuvre d’un Apôtre, elle traitait de dissensions postérieures à l’action des Apôtres à Corinthe ; rien n’indiquait qu’elle eût été reconnue comme sacrée par un apôtre. Elle demeura donc en dehors du Nouveau Testament.

De ce qui précède nous ne concluons pas qu’on reconnut comme sacré tout ce qui portait l’étiquette apostolique, et qu’on exclut tout ce qui ne la portait pas. Nous voyons simplement que la garantie apostolique fut décisive, et, comme il était naturel, elle s’appliqua tout d’abord aux écrits des apôtres eux-mêmes, transmis aux églises pour leur édification : c’est un fait.

B. Les écrits du Nouveau Testament considérés comme l’Écriture

Le fait d’écrits apostoliques contenant l’Évangile de Jésus-Christ et faisant autorité ne pouvait être contesté parmi les fidèles obéissant à leurs pasteurs. Il le fut naturellement par les hérétiques. Nous le savons par un passage de saint Ignace dont le sens paraît bien net quoiqu’il ait été contesté. L’évêque d’Antioche encourageait, comme toujours, les Philadelphiens à l’union : « J’ai entendu dire à quelques-uns : si je ne le trouve pas dans les documents, je ne le crois pas (parce que c’est) dans l’évangile. Et comme je leur disais : c’est écrit ! Ils me répondirent : C’est à savoir ! » Plutôt que de continuer la discussion, l’évêque s’écrie : « Pour moi les documents, c’est Jésus-Christ, les documents intangibles sont sa croix et sa mort, sa résurrection, et la foi en lui, dans lesquels je veux être justifié, grâce à votre prière (Philad. 8,2) »

Ainsi en dépit des arguties des docètes Judéo-Chrétiens, Ignace met au-dessus de tout l’évangile de Jésus-Christ. Cet évangile était encore trop vivant pour qu’Ignace en le nommant pense toujours aux écrits évangéliques. C’est dans le style de Paul qu’il « se réfugie dans l’évangile comme dans la chair de Jésus et dans les apôtres comme dans le Conseil de l’Église » (Phil. 5,1). Lorsqu’il ajoute : « Aimons aussi les prophètes, car eux aussi ont annoncé l’évangile, et ont espéré en Jésus et l’ont attendu », il accentue leur caractère subordonné par rapport aux Apôtres, et n’est pas disposé évidemment à mettre les écrits apostoliques au-dessous de ceux des prophètes.

Si vivante que soit pour lui la notion d’évangile, il figure pourtant sous sa forme d’écriture, lorsqu’Ignace le cite en troisième lieu après les prophètes et la loi de Moïse (Smyrn. 5,1). Et s’il faut s’appliquer aux prophètes, l’évangile l’emporte sur eux parce qu’en « lui la Passion nous est montrée clairement et la résurrection y est accomplie » (Smyrn. 8,2).

Ignace a donc mis sans hésiter l’évangile à tout le moins sur le rang des Anciennes Écritures : il le jugeait même supérieur pour la clarté de son témoignage. Nous attachons beaucoup plus d’importance à cette appréciation qu’au fait de désigner les écrits du N. T. comme Écriture. Il fallait pour cela sinon un commencement de collection, du moins une unité idéale.

Quand les rabbins ou les apôtres citaient l’Écriture pour elle-même sous la forme «il est écrit », d’ailleurs équivalente à cette autre : « il dit », c’est-à-dire Dieu, les fidèles comprenaient qu’on faisait allusion à un corps distinct d’Écritures sacrées. L’idée ne pouvait pas venir de traiter de la sorte un écrit moderne, avant de le savoir pour ainsi dire par cœur, de façon que toute allusion fût saisie, ce qui était le cas pour les rabbins et pour saint Paul. Mais le fait que les écrits du N. T. en sont venus là ne leur a conféré aucune autorité nouvelle. L’aspect extérieur de la citation était changé, non sa portée. Il ne faut donc pas s’exagérer l’importance de cette phase, sans laisser pour cela de la constater. Elle exigeait un certain recul.

Nous pensons même qu’il faut distinguer deux degrés dans cette transformation de la perspective.

a. On compare d’abord les nouveaux écrits aux anciens, on les place sur le même rang, comme une chose qui s’entend assez, sans pour cela leur communiquer une gloire nouvelle.

C’est ce qu’on trouve dans la deuxième épître de saint Pierre (3, 16) au sujet des épîtres de saint Paul, écrites selon la sagesse qui lui a été donnée, c’est-à-dire en vertu d’une grâce spéciale, « dans toutes (ses) lettres, où il parle de ces sujets. Elles contiennent des passages difficiles à entendre, que les personnes mal instruites et mal affermies torturent comme les autres Écritures pour leur propre perdition ». On ne saurait méconnaître ici l’existence d’un corps paulinien et que l’auteur range parmi les Écritures qu’on ne pouvait contredire en face, sauf, en cas de mauvaise volonté, à en esquiver l’autorité par une exégèse violente.

Une partie de la lettre de saint Polycarpe aux Philippiens n’a été conservée qu’en latin. Il leur dit (12, 1) : « Je suis assuré que vous êtes très versés dans les Sainte Lettres et que rien ne vous est ignoré : moi, je n’ai pas ce don. Il me suffit de vous dire, comme il est dit dans les Écritures : « Mettez-vous en colère et ne péchez pas » ; et «que le soleil ne se couche pas sur votre colère ». Heureux qui s’en souvient ; je crois qu’il en est ainsi pour vous. » Le premier passage est cité du Ps. 4, 5, le second de l’épître de Paul aux Éphésiens (4, 26). Les deux écrits sont rangés dans la même catégorie des saintes Lettres. Il a opéré le même mélange, commençant cette fois par le N. T., lorsqu’il écrit (2, 1) : « Aussi, ceignez vos reins (1 P 1,13) et servez Dieu dans la crainte (Ps 2,11). »

D’ailleurs si la négligence du traducteur inspirait le moindre doute sur la portée de l’expression «les saintes Lettres », qui ne supposerait que l’égalité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, un fait incontestable, et beaucoup plus important, c’est que Polycarpe ne fait allusion qu’à une douzaine de passages de l’A. T. contre une centaine du Nouveau. C’est donc bien plutôt celui-ci qui était la règle de la foi et de la vie des chrétiens. Ce disciple de saint Jean, écrivant vers 110-117, se nourrissait avant tout de la doctrine évangélique qu’il trouvait dans des livres. Il mentionne expressément, parce que cela était de son sujet, la lettre de Paul aux Philippiens.

b. Mettre les écritures des apôtres à côté des écritures anciennes, ce n’est pas employer l’expression technique : « Il est écrit », qui donne aux témoignages une allure impersonnelle, qu’ils ne pouvaient avoir quand le souvenir des écrivains était tout récent. On ne tarda pas cependant à en venir là.

L’épître de Barnabé, probablement écrite vers l’an 120, a passé dans certains cercles et jusqu’au IVe siècle pour l’œuvre de Barnabé, le compagnon de Paul. Elle a cité Mt 22, 14. sous cette forme ; « Prenons garde que nous n’éprouvions ce qui a été écrit : beaucoup d’appelés, peu d’élus » (4,14). Il en résulte que l’auteur qui connaissait saint Matthieu le citait comme Écriture, sans plus. Cette fois encore on déclare qu’il est une échappatoire permise, c’est que le pseudo-Barnabé a cru citer l’A. T. Il était pourtant le moins disposé à brouiller les textes, lui qui traitait si sévèrement l’A. T. Et c’est cela qui nous importe beaucoup plus qu’une expression isolée. L’A. T. n’avait de valeur pour le pseudo-Barnabé que comme prophétie du Nouveau. C’est même probablement parce qu’il ne faisait pas assez de cas de la Loi qu’on n‘a pu se résoudre à le ranger parmi les écrits conformes à la règle de foi apostolique. Le but de son ouvrage et sa tendance polémique, l’ont conduit à citer presque exclusivement l’Ancien Testament. Mais s’il existait, – et il les connaissait – des écrits apostoliques, ils étaient évidemment bien supérieurs d’après lui à ceux de Moïse et des Prophètes, purement figuratifs du Christ. Lui-même était bien éloigné de s’imposer à l’Église avec l’autorité d’un docteur. À une époque plus éloignée des faits, il eut sans doute montré plus clairement d’après les textes récents l’accomplissement des prophéties. Alors on pouvait s’en tenir à ce qui était connu de tout le monde.

La Secunda Clementis n’est pas une lettre ni une épître, mais plutôt l’homélie d’un auteur inconnu qui écrivait vers 140. Après avoir cité Is 54, elle ajoute assez inopinément (2,4) : « Et une autre Écriture dit : Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs », ce qui est un renvoi à Mt 9, 13 ou aux textes parallèles. Cette Écriture nouvelle est comme l’autre une parole de Dieu (13,4) : « Lorsque (les gentils) apprennent de nous que Dieu dit : « On vous saura gré si vous aimez vos ennemis et ceux qui vous haïssent », ils sont dans l’admiration de cet excès de bonté », – de bonté chrétienne, car c’est ce qu’on trouve dans Lc 6, 32. 35, sinon tout à fait à la lettre. La citation est large, mais l’allusion évidente. L’homéliste qui a cité Isaïe sous la forme « car le Seigneur dit », change à peine sa formule en écrivant : « que Dieu dit ». La nouvelle écriture est donc, comme l’ancienne, la parole de Dieu dans l’absolu.

Les deux testaments sont encore plus mêlés dans ce qui suit à propos de l’Église. Qu’elle soit le corps du Christ (14, 2), l’auteur le sait par saint Paul (Ep 1, 22. 23), qui avait, dans la même épître aux Éphésiens, comparé l’union du Christ avec l’Église à un mariage, ce qui l’avait amené à citer Gn 2, 23. 24. Notre auteur suit la même voie lorsqu’il rappelle l’Écriture : Dieu a fait l’homme mâle et femelle (Gn 1, 27), et qu’il ajoute : « le masculin est le Christ, le féminin est l’Église ». Et il a si bien le sentiment de l’union des deux paroles de Dieu qu’il regarde comme l’enseignement « des livres et des apôtres, que l’Église n’est pas de maintenant, mais remonte plus haut » (14,2). Ce sont donc les deux autorités suprêmes : les livres, c’est-à-dire l’Ancien Testament, et les Apôtres, dont la parole retentit encore dans l’Église, mais qui rendent aussi témoignage sous la forme écrite de l’épître aux Éphésiens, sans préjudice d’autres considérations empruntées à la 1 P 1, 20 ou à d’autres doctrines diffuses. Il est donc clair que les Apôtres figurent ici pour l’enseignement nouveau, conforme à celui des livres, qu’il manifeste plus clairement, et qui est censé être connu des chrétiens.

Nous avons ici une nouvelle autorité écrite, celle des Apôtres qui forme un corps de doctrine, mais qui n’est pas désignée comme une bibliothèque, pour ne pas exclure l’action vivante des Apôtres dont on conservait le souvenir.

C. La lecture liturgique

Saint Justin (+ 165) le premier a parlé de la lecture des livres du Nouveau Testament dans les réunions des chrétiens consacrées au culte de Dieu (1 Apol. 67,3) : « Le jour dit du Soleil tous ceux [des nôtres] qui habitent les villes ou les champs s’assemblent en un même lieu, et on lit les Mémoires des Apôtres ou les écrits des prophètes, autant qu’il convient. Puis lorsque le lecteur s’est arrêté, celui qui préside dit quelques paroles d’admonestation et exhorte à l’imitation de ces belles choses. »

On se rappelle la parole imprudente de Harnack sur les Évangiles arrivés promptement à la même dignité que les écrits de l’A. T. parce que peu à peu on en vint à les traiter de la même façon dans la prière liturgique. Le texte de Justin suggère plutôt que les Évangiles y avaient le premier rang, et rien n’indique chez les chrétiens une autre attitude antérieure. Il est possible que les «prophètes » désignent pour Justin tout l’Ancien Testament. Mais, disciple de Paul, quoi qu’on en ait dit, il ne se croit nullement astreint à la Loi de Moïse, comme il le déclare tout net à Tryphon (Dial. 11, 1). La loi n’avait pour les chrétiens qu’une valeur prophétique, qu’on ne lui contestait pas, mais qui la mettait dans un ordre subordonné. Déjà saint Ignace nous a fait connaître l’attitude des chrétiens à cet égard: toute la valeur de la prophétie était dans son accomplissement par le fait de Jésus-Christ. II est donc très plausible que l’évangile ait été lu d’abord, parce qu’il était la règle de vie sur laquelle le président de l’assemblée, l’évêque, allait insister, les prophètes n’étant qu’un complément d’instruction. Ce serait en somme une transformation de l’usage ancien. Chez les Juifs on lisait d’abord la Loi, puis très secondairement les Prophètes. Chez les chrétiens l’évangile avait remplacé une loi abrogée, et les prophètes demeuraient pour donner leur témoignage à Jésus-Christ.

Telle est bien la pensée de Justin (Dial. 109) : « De même qu’Abraham a cru à la voix de Dieu et que cela lui a été attribué à justice, ainsi nous-mêmes, croyant à la voix de Dieu qui a retenti de nouveau par les Apôtres du Christ, et qui nous a été prêchée par les prophètes, nous renonçons à tout ce qui est du monde, jusqu’à la mort. »

Trompé par ce renversement des valeurs qu’il n’a pas compris, Zahn entend ici les prophètes du N. T. Mais Justin est fidèle à l’ordre ecclésiastique qu’il expose dans un antre endroit. Non seulement les apôtres passent avant les prophètes : ce sont eux-mêmes qui ont transmis à l’Église les prophéties. Les Juifs ayant les prophéties, et ayant toujours attendu le Christ, le méconnurent quand il fut arrivé et même le mirent de côté, « tandis que ceux qui étaient d’abord des Gentils, n’ayant jamais entendu parler du Christ jusqu’à ce que les Apôtres sortis de Jérusalem eurent donné le vrai sens sur ce qu’il en était de lui, et eurent transmis les prophéties, – alors remplis de joie et de foi etc. » (1 Apol. 49,5).

Le texte est formel. Ce sont les apôtres qui ont transmis, – c’est le mot technique pour indiquer la tradition – les prophéties en expliquant leur vrai sens. C’est certainement une indication que les livres eux-mêmes de l’A. T. n’auraient pas été reçus par les Gentils s’ils n’avaient été transmis par les Apôtres aux Églises. Celles-ci les recevaient de leurs mains parce qu’elles avaient d’abord été converties à la foi du Christ. C’est surtout dans ces églises de Gentils, il ne faut pas l’oublier, que s’est constitué le Nouveau Testament.

Le rang des Mémoires des Apôtres étant ainsi fixé, non point par une promotion ensuite de l’usage liturgique, mais comme la base de la foi en même temps que la prédication qui se transmettait encore de vive voix, et comme un enregistrement fidèle de la prédication primitive, quels étaient ces Mémoires des Apôtres ? On sait que Justin a employé ce mot de préférence en s’adressant aux Gentils pour leur suggérer un ouvrage du genre des Mémoires de Xénophon ; il entendait par là les évangiles (1 Apol. 66,3) composés par les Apôtres. Mais au moment de citer la sueur de sang, qui ne se trouve que dans Luc (22,44), il éprouve un scrupule de s’en tenir à une expression trop générale : il note donc (Dial. 103,8) : « il est écrit dans les Mémoires, que je dis avoir été composés par les Apôtres et ceux qui les ont suivis [comme disciples] ». Les évangiles ne sont donc pas exclusivement l’œuvre des Apôtres. Mais tous sont sur le même rang, puisqu’en somme ils ne forment qu’un évangile. C’est l’impression qu’ils produisent même sur un homme du dehors, comme Tryphon. De sorte que l’usage de Justin est encore le nôtre ; nous disons aussi l’évangile pour désigner les quatre évangiles écrits. Quelque quarante ans plus tard, Irénée parlera de l’évangile tétramorphe, et un disciple immédiat de Justin préparait peut-être déjà, durant les dernières années de la vie de son maître, cette harmonie des quatre, si célèbre sous le nom de Diatessaron de Tatien. Comme d’ailleurs Justin cite très abondamment saint Matthieu, fréquemment saint Luc, assez souvent saint Jean, rarement saint Marc, il n’est pas douteux que ces Mémoires qu’on lisait dans le service liturgique étaient bien nos quatre évangiles.

Lisait-on aussi des lettres de saint Paul ? Cela est tout à fait probable, puisque saint Paul recommandait qu’on lût ses lettres, même dans les églises auxquelles elles n’étaient pas adressées (Col 4, 16). Justin d’ailleurs a cité plusieurs épîtres de Paul, et il a soutenu spécialement le caractère inspiré de l’Apocalypse de saint Jean, apôtre. D’ailleurs le Nouveau Testament tout entier a laissé des traces dans les ouvrages conservés de Justin encore qu’ils ne fussent pas écrits directement pour l’édification des chrétiens, sauf 2 P, 2 et 3 Jn, 2 Co, 1 Th, 2 Tm., Phm. Que faut-il de plus pour constater que du temps de Justin le Nouveau Testament est fortement constitué ? On objecte qu’il était envahi par des pièces sans valeur. Nous devons donc aborder cette difficulté.

D. Intrusion menaçante d’éléments apocryphes parmi les livres sacrés

Personne n’eût refusé une valeur régulatrice, un caractère sacré, une autorité divine aux écrits des Apôtres, investis par Jésus-Christ de la mission de prêcher la doctrine du salut. On ne pouvait non plus refuser créance aux écrits de disciples accrédités par eux. Mais ils n’avaient pas été seuls à prêcher la nouvelle foi. Il y eut des Juifs convertis qui ne voyaient en Jésus que le Messie et qu’on nomma Ébionites. Il y eut aussi des Gentils convertis, imbus de traditions sur le salut qu’ils combinèrent librement avec ce qu’ils apprenaient par l’Évangile, d’où les sectes des Gnostiques. Les uns et les autres écrivaient. Mais ils étaient trop opposés à la foi de l’Église pour qu’une confusion fût possible entre l’ivraie et le bon grain. Leurs écrits étaient venus du dehors et restèrent dehors.

Au sein même de l’Église des chrétiens parfois enclins à suivre des tendances particulières mais peu accusées, ou sympathiques à un grand nombre, comme en matière de continence, avaient aussi à cœur de répandre leurs doctrines. Précisément parce que l’autorité des Apôtres était irréfragable, on mit les nouveaux écrits sous leur nom, spécialement sous la forme d’évangiles qui permettait de mettre en scène le Seigneur. Il est impossible de suivre l’histoire du N. T. sans avoir une idée de la situation de ces apocryphes.

Leur naissance, nous l’avons dit, s’explique par des tendances particulières à leurs auteurs, mais aussi par le désir de ne rien laisser perdre de ce qu’on avait entendu dire de Jésus, sauf à suppléer par l’imagination au silence de la tradition. Pourquoi n’aurait-on pas imité Luc, qui avait écrit après Marc et en se servant de lui ? Naturellement chacun donnait de préférence à son livre le patronage d’un apôtre.

L’étonnant est qu’aucun de ces ouvrages n’acquit une vraie autorité dans l’Église, et la seule explication du fait est qu’on savait qu’en réalité ils n’émanaient pas des Apôtres. La place était prise, et bien prise, par des ouvrages aux contours parfaitement délimités. Et en effet, sauf quelques additions qui relèvent de la critique textuelle, on n’essaya pas de compléter les évangiles par des traits de la vie de Jésus qui peut-être étaient très bien attestés. Il fallut, pour ne pas laisser perdre ces relliquiae, recourir soit à la confection de nouveaux évangiles, soit à des collections de Paroles du Seigneur.

Parmi les évangiles apocryphes, un seul eut quelque crédit ; ce fut l’évangile selon les Hébreux, ainsi nommé parce qu’il était le patrimoine de Juifs convertis ou du moins de chrétiens parlant la langue araméenne, d’ailleurs très semblable à l’évangile selon saint Matthieu qui passait pour avoir été composé en vue des Juifs. La critique moderne est fort divisée à son sujet. Plusieurs, depuis Lessing, mais encore M. Haudmann, le regardent comme la source de nos évangiles canoniques. Harnack lui reconnaît du moins un caractère indépendant et le date de 65 à 100. Zahn ne le croit pas antérieur à l’an 133, et il n’aurait été traduit en grec que par saint Jérôme.

Il ne nous paraît pas douteux qu’il suivait saint Matthieu de très près, mais qu’il faisait usage de Luc et de Jean. Il a été écrit en araméen, peut-être d’après l’original de saint Matthieu, ou plutôt pour le remplacer chez les chrétiens, Juifs ou non d’origine, qui parlaient araméen. Il n’est pas certain qu’il ait été traduit en grec avant saint Jérôme. Eusèbe le possédait en araméen dans sa bibliothèque de Césarée, et plusieurs l’ont tenu pour l’original « hébreu » de saint Matthieu. C’est ce que Jérôme avait entendu dire, et lui, l’ennemi juré des apocryphes, le jugea assez important pour le traduire en grec et en latin. C’est du moins ce qu’il affirme peut-être avec quelque exagération. On voit que cet évangile était dans les meilleures conditions pour être reçu dans l’Église. Et cependant il n’arriva jamais qu’à bénéficier d’un doute, encore dans un milieu restreint. On ne pouvait trouver mauvais que des Araméens habitant Bérée (Alep) se servissent d’un évangile sémitique, très voisin de celui de saint Matthieu, non moins ennemi des Pharisiens, et d’ailleurs orthodoxe. Mais lorsque les Syriens eurent une traduction des quatre évangiles sous la forme du Diatessaron, il tomba dans l’oubli. Jamais il ne balança sérieusement le crédit des quatre évangiles. (…)

L’évangile de Pierre apparaît pour la première fois dans une lettre de Sérapion, évêque d’Antioche de 190 à 211. Ce prélat n’en avait jamais entendu parler. Après un premier examen trop superficiel, il en autorisa la lecture à ceux qui l’avaient consulté. Mieux informé, il le condamna comme un ouvrage hérétique. Comment supposer que cet ouvrage, inconnu, puis aussitôt suspect, ait eu assez de crédit au temps de Justin pour être placé par lui parmi les Mémoires ou Évangiles authentiques ? Les paroles de Sérapion sont bien faites pour nous renseigner sur la surveillance exercée par les pasteurs : « Pour nous, mes frères,nous donnons créance à Pierre et aux autres apôtres comme au Christ, mais en gens avertis nous rejetons les (ouvrages) pseudépigraphes qui portent leur nom, ayant conscience que nous n’avons pas reçu par tradition de ces choses-là ». Sérapion parle en évêque, non en critique. Il pose le principe fondamental : Tout écrit venant d’un apôtre doit être reçu. Mais tel écrit qui porte le nom d’un apôtre, choisi parce que c’était la seule manière de s’imposer, est-il vraiment de cet apôtre ? Un Origène, un Denys d’Alexandrie, se livrerait à un examen interne. Les évêques ont le droit de s’en tenir à une méthode plus courte. Si l’écrit avait été composé par un apôtre, il eût été reçu dans les églises avec respect et transmis.

Cette réception, puis cette transmission ne donne à l’écrit aucune autorité, mais elle est une garantie d’authenticité. Si elle fait défaut, le livre n’est donc pas régulateur ni officiel, parce que les Églises n’auraient pas refusé un livre apostolique. Nous avons clairement les deux principes du canon. Le pourquoi de l’autorité, qui est le fait de l’origine apostolique, la manifestation de l’origine apostolique par l’usage des églises qui auraient rejeté un livre apocryphe.

Au temps de saint Justin, quatre évangiles seulement étaient en possession de l’autorité doctrinale pour l’ensemble de l’Église, en dépit de l’invasion déjà commencée d’évangiles apocryphes. Quant aux lettres des Apôtres, on comprit toujours la difficulté d’en écrire sous leur nom. L’hypothèse d’une lettre fausse reçue même par une seule église fut une exception que nous trouverons à Édesse. Pour rejeter l’authenticité de quelques épîtres reçues il eût fallu fournir une preuve décisive.

Les apocalypses juives étaient d’ordinaire attribuées à des hommes du passé, ce qui rendait leur propagation plus aisée. Dans le Christianisme cette fiction eût réussi plus difficilement. Justin dans ses ouvrages conservés ne nomme qu’un des auteurs du N. T., et c’est Jean, qu’il qualifie d’apôtre, et à propos de l’Apocalypse. On essaya en vain d’autoriser une apocalypse du nom de Pierre. Le Pasteur d’Hermas, si édifiant qu’il fût, ne fut pas admis dans le N. T. parce qu’on ne pouvait pas même prouver qu’il avait pour auteur Hermas, nommé parmi les amis de Paul (Rm 16,14).

E.  Témoignages les plus anciens sur les livres qui seront discutés

Avant d’entrer dans les controverses sur la composition du N. T. dont Marcion donnera le signal, il n’est pas inutile de faire pour ainsi dire le point, au sujet des livres qui seront discutés, sans que les opposants soient jamais parvenus à les exclure dans toute l’Église ni même à les placer dans un rang inférieur. S’il est avéré qu’ils avaient d’abord une autorité reconnue, on ne saura donc prétendre qu’ils ont pénétré par la suite comme écrits régulateurs. Et en effet il est beaucoup plus aisé de montrer pour quelles raisons quelques-uns ont voulu les mettre en dehors, que d’indiquer les motifs qui les auraient fait accueillir s’ils n’avaient pas été déjà de la maison.

Ils sont au nombre de sept, deux très considérables, l’épître aux Hébreux et l’Apocalypse ; un autre d’une étendue notable, l’épître de saint Jacques ; un assez court, la deuxième épître de saint Pierre, enfin trois épîtres qui sont plutôt des billets, l’épître de Jude et les deux dernières de Jean. (…)

II. LA CRISE DU MARCIONISME ET DU MONTANISME

Ainsi, au temps de Justin, c’est par les Apôtres qu’on savait ce qu’avait enseigné le Seigneur. Déjà dans II Clém. ils étaient comparés aux prophètes, comme constituant la seconde chaîne des autorités sur la Religion véritable, et dans sa perfection. Ils étaient les garants des Évangiles et des épîtres. La connaissance du Christ était venue par les Apôtres ; l’évangile n’avait pas été écrit par Jésus, mais par ses disciples.

Leurs écrits étaient régulateurs. Aussitôt qu’on eut l’impression qu’ils formaient une unité – et ce fut après la mort du dernier Apôtre, puisque personne ne pouvait rien y ajouter, – le Nouveau Testament se trouva constitué dans son principe, l’Ancien Testament demeurant à côté de lui : tous deux formaient la règle de foi. Il ne manquait plus que la formule que Tertullien devait fournir : « L’Église romaine mélange la loi et les prophètes avec les évangiles et les lettres des apôtres ; donc elle définit la foi. » (De Praescr. 36) On devait donc inévitablement en venir, une fois constatée dans l’Église la présence d’écrits reposant sur l’autorité des Apôtres, à déterminer les limites de cette collection.

A. Marcion (excommunié en 145)

L’Église, nous dit-on, a opposé Canon à Canon, sans se rendre compte qu’elle commençait par imiter Marcion en se constituant un canon. Jusqu’alors elle n’en avait pas besoin. Pour le novateur, c’était une nécessité absolue. Il ne se contentait pas de mettre le Christ au-dessus de Moïse ; il prétendait que le Christ était le Dieu bon, venu pour détruire l’œuvre du Dieu des Juifs, le mauvais créateur. Il lui fallait, pour établir sa thèse, être en possession d’écrits indiscutables, et propres à la prouver. Il fit choix pour cela de dix épîtres de s. Paul et de l’évangile selon s. Luc qu’il arrangea à sa manière. Puis, pour achever la démonstration, il les flanqua d’un livre d’Antithèses, auquel il attribuait un caractère régulateur.

L’Église ne tarda pas à le condamner et à l’exclure (vers 145). L’erreur l’a-t-elle amené à définir plus clairement la vérité ? Ce ne serait pas le seul cas. C’est même ce qui s’est produit d’ordinaire. Mais ce que l’Église oppose à la nouveauté hérétique, ce sont ses propres principes anciens. Que la tentative hardie de Marcion lui ait donné plus clairement conscience de l’existence dans son sein d’une véritable collection d’écrits, d’une bibliothèque sacrée nouvelle, il se pourrait, mais on n’est même pas obligé de le supposer. La restreindre comme faisait Marcion, altérer ce résidu même ? Il n’en fut jamais question.

Il s’appuyait sur l’autorité de Paul qu’il dressait contre l’Ancienne Alliance. On lui fit remarquer qu’il exagérait. Il exaltait les Apôtres contre les prophètes, devenus les faux prophètes de l’A. T., alors que l’Église s’était contentée de les subordonner au Christ. Elle n’avait donc nul besoin de poser un principe nouveau, celui de l’autorité de la révélation nouvelle. Elle maintint plutôt l’unité historique de la révélation, dont l’état parfait était prêché par les Apôtres, et défendit leur texte contre des changements arbitraires et tendancieux. Il n’y a rien là qui trahisse une imitation même inconsciente. Si l’Église avait imité Marcion, elle aurait réduit son canon. Elle proclama au contraire qu’il avait retranché des livres qu’elle reconnaissait comme sacrés. Les limites, sur lesquelles on insista davantage, devaient être marquées d’après l’origine apostolique. Irénée et Tertullien le dirent, mais chacun à sa manière.

1. S. Irénée (évêque de Lyon après le martyre de S. Pothin en 177 ; + 202)

Irénée fut, après Justin, dont l’ouvrage est perdu, un adversaire résolu de Marcion ; mais s’il est attaché à l’origine apostolique du N. T., ce n’est pas seulement pour le combattre. Dans le IIIe livre du célèbre traité contre tous les hérétiques, il va les réfuter par les Écritures. La nouvelle alliance repose sur le témoignage des Apôtres. Il parle de chaque évangéliste en particulier, Matthieu qui a écrit pendant que Pierre et Paul évangélisaient à Rome, comme si on s’était réparti les tâches. Après leur mort, Marc, disciple et interprète de Pierre, nous a transmis par écrit ce que Pierre avait prêché. Luc, qui suivait Paul, a déposé dans un livre l’évangile que son chef avait prêché. Ensuite Jean transmit l’évangile à Éphèse, lui, disciple du Seigneur, qui avait reposé sur son sein. L’intention est évidente. Les Apôtres sont la seule source de toute tradition, orale ou écrite. Si deux disciples, Marc et Luc, ont écrit des évangiles, ce n’étaient à proprement parler que les évangiles de Pierre et de Paul. Luc a encore écrit les Actes, mais comme disciple et même collaborateur des Apôtres, surtout de Paul. Si bien qu’on peut dire que la prédication de Paul est d’accord avec ce que dit Luc des Apôtres, ou plutôt que c’est le même témoignage. Ainsi les deux ouvrages de Luc, un simple disciple, ont reçu tous deux la consécration apostolique : l’évangile parce qu’il concorde avec la prédication de Paul, les Actes parce qu’ils contiennent la doctrine des apôtres concordant elle aussi avec celle de Paul.

C’est cette doctrine apostolique qu’Irénée opposera à Marcion. Il avait certainement la conviction qu’il existait un corps d’Écriture du Nouveau Testament avant que Marcion eût composé son recueil puisqu’il l’accuse, lui et ses disciples, d’avoir fait des coupes dans les Écritures, soit en les rejetant entièrement, soit en les écourtant comme l’évangile de Luc et les épîtres de Paul. Ces écritures entièrement rejetées, outre l’A. T., c’étaient au moins trois évangiles. Contre le novateur, Irénée proclame l’unité et l’harmonie des deux Testaments. Cependant son ardeur dans la réfutation ne passe pas les bornes. Au risque de paraître trop concéder, il reconnaît qu’il y a des différences entre les Testaments et se garde de revenir sur le principe paulinien de l’abrogation de la Loi. C’est surtout à propos des prophètes qu’il parle de l’inspiration de l’Esprit-Saint, selon l’usage ancien. Mais il note que ce serait une offense à l’Esprit que de ne pas recevoir l’évangile de s. Jean : l’esprit prophétique et l’évangile ne font qu’un.

Les deux testaments sont deux économies de la Providence de Dieu, mais puisque les scribes en tirent des choses anciennes et nouvelles, ce sont aussi deux groupes de documents. Formulant l’unité des Testaments, Irénée ne peut plus opposer l’A. T. comme le bloc de l’Écriture aux écrits du N. T. Il dit donc non plus l’Écriture, mais les Écritures, non pas à ce qu’il semble qu’il veuille dire au duel « les deux écritures », mais pour désigner les documents écrits qui forment les deux Testaments. Quant à la distinction, elle est toujours ce qu’elle était pour saint Paul et saint Ignace : la Loi et les Prophètes préparent l’avènement du Christ, la prophétie mettant un sceau divin sur les actes du Christ, par le fait même qu’ils étaient annoncés d’avance. C’est pourquoi, dans la Démonstration de la prédication apostolique, l’A. T. est beaucoup plus cité que le Nouveau. Mais dans la controverse contre des hérétiques qui affectent d’accepter l’évangile, mais qui pour la plupart n’accordent à l’A. T. aucune autorité ou une autorité restreinte, Irénée le défend en employant le Nouveau comme une autorité irréfutable, ce qui est lui donner une certaine supériorité. Il est la réalité suprême où tendait la prophétie, la règle de foi dont le patronage s’étend sur les anciennes écritures.

Il est seulement regrettable qu’Irénée n’ait pas indiqué clairement les livres qui faisaient partie du Nouveau Testament. Il en a cité tous les livres, sauf la deuxième épître de saint Pierre, la troisième de Jean et l’épître de Paul à Philémon. Il ne croyait pas que l’épître aux Hébreux fût de saint Paul. Il la connaissait certainement et Eusèbe dit expressément qu’il la citait dans un ouvrage perdu.

2. Tertullien (activité littéraire à partir de 197 ; attiré par le montanisme vers 213)

Saint Irénée, asiate d’origine, helléniste d’éducation, s’attachait surtout à réfuter les conceptions philosophiques ou plutôt fantaisistes de la gnose gréco-orientale. Il insistait sur les erreurs de l’esprit, plus encore que sur la violation du droit des églises ; il s’appuyait sur les deux alliances ou testamenta, qui étaient originairement des dispositions divines au cours de l’histoire, enregistrées cependant sous la forme de deux recueils sacrés, puisque souvent les contrats sont écrits.

Tertullien, africain, légiste, envisage la valeur des Écritures comme des documents écrits, qui constituent pour l’Église des titres, des instrumenta dans la langue du droit, des actes, des archives. Il a conscience d’innover en disant instumentum au lieu de testamentum, mais c’est bien la même chose qu’il veut désigner, avec l’intention d’accentuer le caractère de titre légal, fournissant une preuve décisive.

Aussi est-ce une violation du droit qu’il reproche à Marcion. Plus hardi que d’autres hérétiques qui tiraient à eux les Écritures par leurs gloses sans oser les rejeter, Marcion ne s’est pas servi du poinçon, mais de l’épée. Tertullien l’arrêtait, se tenant pour légitime propriétaire au nom de l’Église.

Il fait donc appel aux Apôtres, comme auteurs de la foi et aussi de l’Écriture. Mais comment expliquer que deux de ces instrumenta, l’évangile de Luc et celui de Marc ne soient pas l’œuvre des Apôtres ? Plus clairement encore qu’Irénée, il affirme la garantie apostolique pour tout ce qui n’est en somme qu’un seul instrumentum evangelicum. Cette garantie des vrais apôtres à ceux qui ne sont qu’apostoliques, pour Marc, c’est Pierre, pour Luc, c’est Paul. Que ce raisonnement ne réponde pas à nos idées sur la propriété littéraire, cela va de soi. Mais il s’agit ici de l’autorité régulatrice des écrits. Pour cela Tertullien exige à bon droit le contrôle des apôtres.

À côté de l’evangelicum, il y a naturellement l’apostolicum instrumentum. Il comprend les treize lettres de saint Paul, fréquemment citées ; l’épître aux Hébreux est attribuée à Barnabé et reçue toujours par le même principe que Barnabé a été recommandé par saint Paul. La première épître de saint Jean est alléguée longuement comme autorité. Le livre d’Hénoch est cité par Jude, apôtre, par conséquent on ne peut en rejeter l’autorité.

Tertullien, si ferme sur l’autorité des épîtres pauliniennes, n’est pas moins convaincu de la portée régulatrice des Actes. On dirait que pour lui ce n’est plus, comme pour Irénée, le concours de Paul qui garantit les Actes, mais plutôt que le témoignage essentiel sur Paul est fourni par les Actes, puisque personne ne se rend témoignage à soi-même, principe accepté par le Sauveur. En effet c’est par les Actes que nous savons que la mission de Paul a été reconnue par les anciens Apôtres, puisque l’épître aux Galates ne donne qu’un témoignage personnel. Du même coup les Actes sont en quelque manière garantis par les Douze, et c’est leur décision, telle qu’elle figure dans les Actes (15, 19), qui est enregistrée.

Et il est possible en effet que Tertullien ait été agacé du choix qu’avait fait Marcion de saint Paul pour ébranler les fondements du christianisme, et qu’il ait jugé bon de remettre en bonne lumière l’action des apôtres anciens. Toutefois il n’a pas songé à sacrifier l’autorité des épîtres et à la faire dépendre des Actes. Il a seulement voulu montrer à ceux qui rejetaient les Actes qu’ils se privaient d’un document précieux pour connaître la. vie de Paul et confirmer son propre témoignage.

Tertullien reçoit évidemment l’Apocalypse de Jean, et quoique son texte (2,21) l’embarrasse pour la pénitence, il ne la rejette pas, mais pose plutôt le principe de l’accord, accord nécessaire, si l’on comprend que les écrits de Paul comme de Jean sont égaux par l’Esprit-Saint. D’ailleurs c’est le même Esprit qui a ordonné toute l’Écriture. Nous aboutissons donc à un point tout à fait déterminé : c’est l’Esprit-Saint qui a ordonné ou composé toute l’Écriture, l’Ancien Testament et le Nouveau, ce dernier étant garanti par l’autorité des Apôtres ou plutôt du Christ. Tertullien est ainsi fidèle à l’esprit primitif du christianisme qui met au-dessus de l’ancienne loi charnelle l’évangile spirituel.

B. Le montanisme

(Montan, prêtre païen converti, se mit à prophétiser la fin du monde et à prêcher la pénitence, vers 172, aux confins de la Mysie et de la Phrygie, et envoya des missionnaires dans toute l’Asie mineure. Il en vint à prétendre être le Paraclet lui-même, venu compléter la révélation du Christ. La propagande montaniste s’étendit dès le II° s. jusqu’en Occident ; en Afrique au II° s., elle entraîne Tertullien. La secte survécut encore plusieurs siècles.)

Une nouvelle vague, moins éloignée que le gnosticisme, menaçait de rompre toutes les digues c’était la révélation du Paraclet. Elle se produisait an sein de l’Église, prétendait dissiper les ombres, susciter de fraîches énergies. L’Esprit-Saint rendait des oracles, bientôt répandus par écrit. N’était-ce pas un supplément désirable pour le Nouveau Testament ? Peut-être même, si la nouvelle effusion de l’Esprit était gênée par les textes, allait-elle prévaloir sur eux ?

L’Église tout entière admettait cette assistance de l’Esprit Saint, toujours vivant en elle. Mais Tertullien va plus loin. Il a en vue un véritable et nécessaire renfort donné aux Écritures. Ce sont les écritures anciennes – l’Ancien et le Nouveau Testament, devons-nous entendre – qui ont fourni aux hérétiques un prétexte à de fausses interprétations. Elles-mêmes, il est vrai, contenaient la solution des difficultés. Mais il fallait que l’Esprit le montrât, et répandit des paroles ou des oracles qui dissipassent toutes les subtilités des hérétiques : « Il a donc débrouillé toutes les équivoques d’antan et ce qu’on tient pour des paraboles, par la prédication ouverte et claire de tout le mystère, au moyen d’une nouvelle prophétie largement répandue par le Paraclet » (Harnack).

Tertullien a-t-il sous la main un nouvel instrumentum ? Il a employé le mot, car il est sans nul doute l’auteur de la Passion de Perpétue. Les anciennes écritures, ont été rédigées à la gloire de Dieu, lues pour être utiles au prochain… Maintenant que la grâce a surabondé, pourquoi ne pas composer des livres dans la même intention ? Tertullien n’hésitera donc pas à prendre la plume. La conclusion logique serait que la Passion de Perpétue ne serait pas seulement proposée comme quasi-canonique, mais plutôt comme super-canonique.

Écrire les actes des martyrs était à l’honneur de Dieu et édifiant pour les fidèles. On les lut donc volontiers, même à l’église. On les lit encore, avec les vies abrégées des saints, dans l’office liturgique. Ces documents nouveaux appartenaient donc à l’instrumentum ecclesiae dans un sens large, mais cette lecture ne prouvait pas qu’ils appartinssent au Canon, et Tertullien s’est borné à prêcher l’effusion de l’Esprit sans s’appuyer sur ses écritures. Aussi bien le Montanisme était plutôt une agitation qu’un système dogmatique ; le temps des gnostiques était passé. Marcion n’avait pas réussi à écourter le N. T., il n’était pas donné aux prophètes phrygiens ni à leur disciple africain de l’augmenter.

Quel fut donc pour l’Église le résultat de cette nouvelle crise par rapport au contenu du N. T. ? Nous ne saurions l’exprimer mieux que M. de Labriolle : « La prétention des novateurs à ranger les « oracles de leurs prophètes à côté de l’Ancien Testament et des documents évangéliques comme un supplément promis, nécessaire, et de caractère également vénérable, puisqu’ils étaient censés émaner aussi de l’Esprit-Saint, contribua sûrement à favoriser la délimitation du « canon » scripturaire. » Le radicalisme des Aloges, qui n’hésitaient pas à rayer de la liste des livres authentiquement inspirés ceux qui semblaient favoriser les rêveries montanistes aboutit par une voie différente au même résultat.

« On devint scrupuleusement exact à éliminer de la collection sacrée tout écrit dont l’origine apostolique ne serait pas démontrée, si édifiant fût-il, ou si populaire parmi les fidèles. Pourtant, malgré l’appoint troublant que les montanistes recueillaient dans certains morceaux de IV° Évangile et de l’Apocalypse, les écrivains orthodoxes maintinrent énergiquement (contre les Aloges) la recevabilité de l’un et de l’autre : le nom de l’apôtre Jean protégea ces deux ouvrages et obligea de leur garder un rang privilégié. Il va de soi que la formation d’un recueil homogène et intangible n’a pas été conditionnée uniquement par la crise montaniste. Mais que cette crise y ait coopéré, des témoignages explicites le certifient. »

III. TRADITION ECCLÉSIASTIQUE ET DOUTES CRITIQUES

Cette longue époque va du commencement du III° siècle à la fin du IV°. Le principe de l’apostolicité, tel que nous l’avons compris, est fermement assis, et admis partout, autant que nous pouvons en juger. L’objection qui frappa tout d’abord, de la présence parmi les écrivains sacrés de deux disciples, a été résolue par Irénée qui représentait l’Asie Mineure et l’Occident romain, et de même par Tertullien, malgré les tentations suggérées par le Montanisme.

Ce principe avait eu effet un avantage inappréciable. Il servait de barrière contre l’invasion d’écrits récents, édifiants certes, et qu’on pouvait croire inspirés par l’Esprit-Saint, mais qui n’avaient pas l’autorité ni même la garantie des Apôtres, investis par Jésus-Christ d’un pouvoir officiel sur la doctrine, dépositaires d’une révélation qui devait cesser avec le dernier d’entre eux.

Mais le même principe ne risquait-il pas d’évincer des écrits qui ne portaient pas en tête le nom d’un apôtre ? Et d’autre part, ce nom ne pouvait-il pas être supposé, et la preuve de cette supposition n’était-elle pas faite si la doctrine ne paraissait pas en harmonie avec la foi de l’Église, ou avec les affirmations d’un autre écrit incontesté ? II est avéré que certains écrits furent alors examinés et leur authenticité apostolique mise en doute, ou bien on garda sur eux un silence qui les rendit suspects.

Au début de notre période, le quatrième évangile, si cher à Irénée, est attaqué, en Asie Mineure et à Rome même, par le prêtre Caïus. Il triompha aisément. Mais la lutte fut plus longue au sujet de l’épître aux Hébreux, des épîtres : de saint Jacques, de la deuxième de Pierre, de la deuxième et de la troisième de saint Jean, de celle de saint Jude et surtout de l’Apocalypse.

Si un écrit était apostolique et inspiré, il avait une pleine autorité. Si son caractère était douteux, on devait logiquement le mettre à part. Mais comme il n’y avait pas d’entente sur les doutes, les écrits discutés ne formèrent pas dans l’Église une quantité distincte, une catégorie de seconde zone. Nous avons donc à étudier les discussions ou les prétéritions sur tel ou tel livre, non pas à envisager une seconde collection, qui n’exista, si elle exista, que dans les évaluations critiques d’Eusèbe de Césarée.

La nature même de ces doutes, nés dans l’esprit des doctes, ne nous permet pas de conclure aussitôt à une situation réelle dans les Églises. C’est cette situation que nous voudrions le plus connaître, et c’est elle qui nous échappe le plus. Si un écrivain comme Clément d’Alexandrie a pu citer pêle-mêle Platon et saint Paul, les catalogues en apparence plus précis, et qui le sont en effet sur la quantité des lignes de chaque livre, ne sont pas des documents officiels qui nous renseignent sur leur qualité.

Les tendances d’ailleurs ne sont pas les mêmes dans tous les foyers intellectuels chrétiens. Nous devons parcourir successivement en Occident Rome et Carthage, en Orient l’Égypte, la Palestine, l’Asie Mineure et la Syrie. Nous n’avons plus à insister qu’au sujet des livres sur lesquels on a discuté.

A. Rome : Saint Hippolyte (+ 235) et le canon de Muratori

Les principes d’Hippolyte sur le N. T. sont les mêmes que ceux de Justin, d’Irénée et de Tertullien. Quelle idée avait-il du Nouveau Testament ? Il le regardait comme un tout, et un recueil fermé. Hippolyte a connu et employé tous les livres du N. T., sauf la lettre à Philémon, celle de Jude, la seconde et la troisième de Jean. Outre que nous ne possédons pas toutes ses œuvres, il n’est pas étonnant que l’occasion lui ait manqué de recourir à l’autorité de ces petites épîtres, rarement citées.

L’usage de livres qui pour nous ne sont pas canoniques se réduit au récit d’un fait d’après les Acta Pauli et à deux réminiscences de termes (Hermas et Barnabé). C’est-à-dire que le N. T. formait pour Hippolyte un recueil à part et sacré, dans lequel, même en fait, il ne laissait entrer aucun autre livre.

Jusqu’à Hippolyte nous n’avons rencontré dans l’Église aucune mention d’un recueil des écrits du Nouveau Testament. Par là nous n’entendons pas un seul manuscrit contenant tous ces livres, mais la liste d’un recueil parfaitement défini auquel on n’eut pu rien ajouter, ni rien retrancher.

Le premier catalogue connu est donc toujours celui qu’on nomme le Canon ou le Fragment de Muratori, mutité au début. Le manuscrit, en latin, originaire probablement de Bobbio, a été trouvé à Milan et publié par Muratori en 1740. Il date probablement du VIII° siècle. Le latin est très barbare, traduit du grec, selon la plupart des critiques. L’original ne peut être postérieur aux premières années du III° siècle.

L’auteur de cet enseignement sur les livres du N. T. qu’on doit recevoir parle sur un ton d’autorité. Et cependant il donne des raisons. Son but est d’affirmer la pratique de, l’Église, mais aussi de la défendre. Pour lui, comme pour Tertullien, pour Irénée et pour Hippolyte, les livres reçus et à recevoir sont ceux des Apôtres, car les deux Testaments sont les Prophètes et les Apôtres. Il se fait à lui-même une première objection connue de ses deux prédécesseurs, et la résout de la même façon. Luc était le compagnon de Paul et écrivait sous sa garantie. Marc était l’interprète de Pierre ; du moins c’est ce que suggère le début mutilé. Mais il est surtout préoccupé à propos des évangiles de soutenir l’authenticité du quatrième. Irénée connaissait ses adversaires. Depuis, à Rome surtout, l’opposition s’est faite plus grave avec l’intervention du prêtre Caïus. Le recours à l’Esprit inspirateur ne tranche pas la question de l’authenticité humaine.

Il demeurait une difficulté. A cette époque où l’Église catholique tenait à se présenter comme ne faisant qu’un seul corps, dominant toutes les sectes, pouvait-elle revendiquer comme son domaine propre des lettres adressées à des communautés particulières ? Valentin, Basilide, Marcion surtout, avaient écrit pour leurs partisans. Un apôtre eût pu s’adresser à toute l’Église, mais s’il avait traité une affaire particulière, avec une église particulière, son écrit émanait-il vraiment de son autorité apostolique enseignante ? Le Canon n’hésite pas à l’affirmer et dans sa dévotion spéciale pour Jean et son Apocalypse, il autorise la pratique de Paul par celle de Jean qui, écrivant à sept Églises, exprimait par ce chiffre même l’intention de régir toute la communauté chrétienne. Il est donc obligé de mettre en vedette sept épîtres, auxquelles celles qui ont le numéro 2 (2 Co, 2 Th) s’ajoutent comme des compléments. L’objection rebondit et s’aggrave, puisque les deux épîtres à Timothée, celle à Tite, celle à Philémon, sont envoyées à une seule personne. Réponse : ces lettres supposent bien une affection particulière, mais elles ont en vue la hiérarchie et la discipline de l’Église catholique.

Le principe si fortement inculqué de l’autorité apostolique ne doit pas cependant être accepté sans la critique nécessaire pour le fonder. On rejettera les lettres qui portent le nom de Paul si elles ont été mises frauduleusement sous son nom. De même un écrit comme le Pasteur d’Hermas, étant récent, ne peut être dans l’usage liturgique non plus que la Sagesse dite de Salomon, écrite par Philon. Quant aux livres prétendus sacrés des gnostiques ou des Montanistes, il faut les exclure absolument. Tels sont les principes qui découlent naturellement de ce célèbre Canon : ils sont l’application par le bon sens de la tradition ecclésiastique sur le Nouveau Testament, celui des Apôtres, succédant à celui des Prophètes.

Le soin qu’il a de nommer la ville de Rome, la façon dont il parle de son évêque Pie et de son frère Hermas, le regard jeté sur l’unité de l’Église, ont fait conclure à presque tous les critiques qu’il écrivait à Rome. Son horizon est Urbs et Orbis. L’auteur est presque un contemporain de saint Pie (environ 141-155) ; il était à tout le moins né sous ce pontificat. Il est donc raisonnable de rechercher une personnalité romaine de cette époque comme auteur du Canon. C’est un jeu hasardeux car nous connaissons mal ce temps, et parce qu’il faut se défier de la tendance à ne tenir compte que des personnes célèbres. Mais enfin d’excellents critiques ont pensé à Hippolyte. Il a pu conserver ou recueillir quelques racontars du temps de saint Pie. L’hypothèse doit donc être discutée.

Il nous parait toujours certain que le texte du Canon s’appuie sur la position prise par Hippolyte contre Caïus sur l’authenticité du quatrième évangile et aussi de l’Apocalypse. Après avoir réfuté Caïus, Hippolyte se crut une telle autorité dans l’Église romaine qu’il se posa en évêque de Rome, refusant de reconnaître le pape Calliste. (…) Nous concluons donc qu’Hippolyte est bien l’auteur du Canon. Le Canon corrigé, composé par Hippolyte au temps où il était antipape, complété par les ouvrages d’Hippolyte, et Hippolyte lui-même complété par le Canon, nous donnent une image fidèle de ce qu’on pensait alors à Rome de la constitution du N. T. C’était exactement l’image du Canon d’aujourd’hui, sauf cette faveur accordée à l’Apocalypse de Pierre, que nous ne savons comment expliquer, à moins d’admettre l’influence passagère d’Origène, qui, nous le savons, vint à Rome où il entendit Hippolyte. Peut-être lui aura-t-il persuadé d’accepter l’Apocalypse de Pierre, recommandée par Clément d’Alexandrie.  (…)

B. L’exégèse alexandrine

Si on combine Tertullien, Irénée, Hippolyte et Muratori, les lignes du N. T. sont clairement tracées. Mais dans le Muratori se trouve, à propos de l’Apocalypse de Pierre, la note que quelques-uns ne la reçoivent pas. Ce doute coïncide avec l’arrivée d’Origène à Rome. C’est la critique savante d’Alexandrie qui entre en scène, et qui servira à Eusèbe de prétexte pour créer la catégorie jusqu’alors inconnue des livres douteux.

1. Clément d’Alexandrie (150 environ à 215)

Cet écrivain prestigieux, et érudit incomparable, n’a pas discuté la question des livres du N. T. Il a cependant contribué beaucoup aux doutes qui ont surgi par sa manière de citer pêle-mêle l’Écriture sainte, les philosophes anciens, et des ouvrages chrétiens composés sous de faux noms. On ne se reconnaît dans ce chaos que si l’on distingue en Clément deux hommes : le catéchiste fermement attaché à la règle ecclésiastique, et l’apologiste qui emprunte à son immense érudition tout ce qui peut conduire les esprits vers la religion chrétienne, ou même, lorsqu’ils sont chrétiens, les faire avancer dans leur formation intellectuelle. « Initié à tout le savoir de son temps, Clément aime à secouer sur le lecteur de ses écrits la corne d’abondance de sa mémoire saturée des lectures les plus variées, sans tracer exactement la ligne qui sépare le chrétien du païen, l’ecclésiastique de l’hérétique, ce qui est digne de foi de ce qui est apocryphe » (Paul Dausch).

Clément, homme d’Église, est donc non seulement un témoin de la tradition ; il est un de ceux qui ont le plus insisté sur la nécessité de recourir au magistère de l’Église, dépositaire d’une tradition vivante, même pour interpréter l’Écriture, à plus forte raison pour conserver sans mélange les livres sacrés.

2. Origène (185-255)

Plus d’un siècle avant s. Athanase (en 367) on possédait à Alexandrie un canon du N. T. parfaitement déterminé, et le même. Origène est absolument ferme sur le fait des quatre évangiles, seuls sacrés. Les autres sont nettement mis sur le compte des hérétiques ou sont peut-être des évangiles très anciens, antérieurs même à celui de saint Luc, mais des tentatives, c’est-à-dire l’œuvre d’hommes qui se sont décidés eux-mêmes à écrire sans être munis d’un charisme ou don spécial. Lors donc qu’Origène affirme que le choix entre les écrits évangéliques a été fait à l’instar des bons banquiers qui savent discerner les pièces bonnes des pièces fausses, ce choix fait par l’Église n’était pas de nature à donner un caractère sacré ; il distinguait seulement ce qui était d’origine purement humaine de ce qui était le fruit d’un charisme, ou, comme il l’explique, de l’action de l’Esprit-Saint. Ces évangiles sacrés sont ceux de Matthieu, de Marc, de Jean et de Luc. Les autres, évangile selon les Égyptiens, des Douze, l’évangile selon Basilide, selon Thomas, selon Matthias et beaucoup d’autres n’ont aucune autorité. L’Église de Dieu s’en tient aux quatre seuls.

La doctrine d’Origène nous apparaît donc singulièrement ferme. II a connu des doutes sur certains écrits du N. T., très peu nombreux, la seconde épître de Pierre, celle de Jude, les deux dernières de Jean, l’épître aux Hébreux. Mais on ne voit pas qu’il ait été assez atteint par ces doutes pour créer, en leur faveur ou contre eux, une catégorie intermédiaire entre les livres légitimes, reçus de tous, et les livres apocryphes, absolument exclus. Il a plutôt mis dans un rang à part des livres d’une inspiration privée, dont l’appréciation était remise à chacun, en se guidant, semble-t-il, d’après l’estime que les bons chrétiens faisaient de ces ouvrages. Ces livres étaient sûrement le Pasteur d’Hermas, probablement l’évangile selon les Hébreux, la lettre de Barnabé, la lettre de Clément Romain, les Actes de Paul, peut-être la Prédication de Pierre.

C. La Palestine

1. Eusèbe de Césarée (né entre 260 et 265  + 340)

Clément nous avait laissé entrevoir certains doutes. Origène les avait décelés plus clairement. Tous deux cependant étaient fermes, comme hommes d’Église, sur la notion d’un recueil d’écrits sacrés, mis à part, et qui étaient bien ceux qui allaient être reconnus par s. Athanase. L’image que nous donne Eusèbe est toute différente. Que serait devenue la foi en Jésus-Christ si Eusèbe avait été l’arbitre ? Ce qui est clair c’est que sa manière d’envisager la constitution du N. T. n’a pas seulement reflété des hésitations que son devoir était de relever ; elle a, par ses allures flottantes, créé une confusion qu’il fallut des siècles pour dissiper.

Citons d’abord un premier texte à propos des écrits de l’apôtre Jean : « Quant aux écrits de Jean en outre de l’évangile, la première des épîtres est reconnue comme incontestée et par ceux d’aujourd’hui et de plus par les anciens. Les deux autres sont contestées, et l’opinion sur l’Apocalypse est encore tirée des deux côtés par la plupart ; aussi bien pourra-t-on en juger à l’occasion favorablement d’après le témoignage des anciens. »

Eusèbe esquisse une vue générale sur les livres qui avaient des titres plus ou moins certains à faire partie du recueil du N. T. «Il est à propos, au point où nous en sommes, de récapituler les écrits du Nouveau Testament qui sont dans le public. II faut placer au premier rang la sainte tétrade des évangiles, que suit l’écrit des Actes des Apôtres. 2. Après celui-ci il faut ranger les épîtres de Paul, ensuite desquelles on donnera leur place assurée à la première épître de Jean qu’on a, et de même à la lettre de Pierre. Après quoi il faut placer, si cela paraît bon, l’Apocalypse de Jean, au sujet de laquelle nous exposerons les opinions à l’occasion. 3. Tels sont les écrits homologués. Parmi ceux qui sont contestés, mais bien connus aussi du plus grand nombre, on a l’épître attribuée à Jacques et celle de Jude et la seconde de Pierre, et celles qu’on nomme la seconde et la troisième de Jean, qu’elles soient de l’évangéliste ou d’un autre, son homonyme. 4. Il faut ranger aussi parmi les adultérés l’écrit des Actes de Paul, ce qu’on nomme le Pasteur, et l’Apocalypse de Pierre, et en outre l’épître qu’on a de Barnabé et ce qu’on nomme les enseignements des Apôtres, et encore, comme je le disais, l’Apocalypse de Jean, si cela paraît bon, que quelques-uns, comme je le disais, rejettent, tandis que d’autres décident de l’admettre parmi les écrits homologués. 5. Actuellement, quelques-uns ont rangé parmi ceux-ci l’évangile selon les Hébreux, que ceux des Hébreux qui ont reçu le Christ préfèrent. Tous ceux-là sont contestés.  6. Mais il nous a paru nécessaire d’en dresser le catalogue, en distinguant les écrits, qui selon la tradition de l’Église sont véritables, et non forgés, mais homologués, et d’autres dans un rang différent, qui ne font pas partie du recueil officiel, mais sont plutôt contestés, quoique connus du plus grand nombre des hommes d’Église, afin que nous puissions les discerner de ceux qui ont été composés sous le nom des Apôtres, et qui ont cours parmi les hérétiques, et sont censés contenir des évangiles de Pierre, de Thomas, de Matthias ou d’autres encore, ou bien des Actes d’André, de Jean ou d’autres apôtres, dont jamais aucun des hommes d’Église qui se sont succédé n’a daigné faire mention dans un ouvrage. 7. D’autant que le caractère du style s’écarte du genre apostolique, et que la doctrine et la tendance de leur contenu, sur un tout autre ton que celui de la véritable orthodoxie, indiquent clairement qu’ils ont été forgés par des hérétiques. De sorte qu’on ne peut même pas les ranger parmi les écrits adultérés. Il faut les mettre an rebut comme complètement extravagants et impies. »

Telle est l’œuvre d’Eusèbe. C’est celle d’un critique, qui, manquant d’un critère assuré, ne peut être qu’hésitant. Eusèbe semble inviter le lecteur à traiter d’adultérés les livres contestés. II crée une équivoque qui pourrait bien être volontaire. Logiquement la contestation, si elle était fondée, excluait le livre. En fait Eusèbe se contente de distinguer les livres incontestés, les livres contestés, les livres qui n’ont aucun droit à figurer dans la famille des livres saints, et enfin les livres hérétiques. M. Loisy a conclu très justement sur Eusèbe : « Son catalogue est donc, avant tout, un relevé des opinions qui s’étaient produites ou qui avaient cours dans le monde grec sur les Écritures du Nouveau Testament. » Celui qui parle est un esprit critique, dépourvu du sens de la tradition de l’Église, et non pas le métropolitain de Césarée en Palestine. Presque à la même époque, c’est-à-dire une vingtaine d’années plus tard, un évêque suffragant de Césarée, mais l’évêque de Jérusalem, tenait un autre langage.

2. S. Cyrille de Jérusalem (environ 315 à 386)

Saint Cyrille, encore prêtre (il deviendra évêque de Jérusalem), expliquait aux fidèles, en 348, par une prédication simple et solide, ce qu’ils devaient croire et pratiquer. Voici son texte, singulièrement ferme et tranchant : « Pour l’amour de la vérité, apprends auprès des églises quels sont les livres de l’Ancien Testament, et quels sont ceux du Nouveau. Et ne me lis rien des apocryphes. Car si tu ne sais pas (le contenu de) ce qui est homologué par tous, pourquoi perds-tu ton temps à ce qui est dans le doute ? . . .  Du Nouveau Testament les quatre évangiles seuls : les autres sont pseudépigraphes et nuisibles. Les Manichéens aussi ont écrit un évangile selon Thomas, lequel par l’abus du bon renom du vocable apostolique corrompt les âmes des simples. Reçois aussi les Actes des douze Apôtres ; ensuite les sept épîtres catholiques de Jacques, de Pierre, de Jean, de Jude. Comme sceau de tous (les écrits) et des disciples, pour finir, les quatorze épîtres de Paul. Tout le reste passera à un second rang, et ce qui n’est pas lu dans l’église, ne le lis pas en particulier, comme tu l’as appris. »

L’Apocalypse de saint Jean est exclue, probablement sous l’influence d’Eusèbe, métropolitain de Césarée. Celui-ci avait vu juste en ceci que l’Apocalypse ne pouvait demeurer entre deux. Il fallait l’accepter ou l’exclure. Cyrille a pris le second parti, suite naturelle de la campagne commencée par Denys, accentuée par Eusèbe. Si l’Apocalypse n’était pas l’œuvre d’un apôtre, si on n’entendait pas son règne de mille ans au sens spirituel, elle devenait suspecte. La Palestine entre dans la voie que devait suivre la Syrie.

D. Les Églises d’Asie mineure : le concile de Laodicée (363)

Il se tint à Laodicée de Phrygie un concile dont les actes ont eu une grande influence. Le canon 59 suppose une claire notion d’un recueil canonique des Écritures : « On ne doit pas lire dans l’église des psaumes composés d’autorité privée, ni des livres qui ne sont pas canoniques, mais on ne doit lire que les livres canoniques de l’Ancien et du Nouveau Testament. » Comme dans le canon de saint Cyrille de Jérusalem, il faut constater l’absence de l’Apocalypse, probablement sous l’influence d’Eusèbe et des Syriens.

(…)

Le résultat de la discussion

Les discussions qui se poursuivirent durant tout le troisième siècle ne furent pas sans résultat. Au début Clément d’Alexandrie semblait prendre de toutes mains. À la fin, il s’attaque même à des livres qui cependant ont prévalu. Deux questions se posent.

a. A-t-on procédé à la fixation du Canon en éliminant des éléments qui avaient été considérés un peu partout comme faisant partie du N. T. ?

Non, car si plusieurs livres vont se trouver définitivement exclus, ils n’avaient jamais eu droit de cité. Origène expulse vigoureusement tous les évangiles, hors les quatre consacrés. Naturellement on avait donné à presque tous le nom d’un Apôtre. Ce titre ne fit pas illusion. Le meilleur, l’évangile de Pierre, fut rejeté par Sérapion d’Antioche, aussitôt qu’il apparut au grand jour. L’évangile selon les Hébreux continue son existence obscure, mais il n’avait jamais été question de le reconnaître dans l’Église universelle.

Parmi les faux Actes de chacun des grands Apôtres, ceux de Paul furent les mieux accueillis. Nés dans l’Asie Mineure, ils ont pénétré dans la Syrie sémitique et y ont fait admettre comme authentique une correspondance de Paul avec les Corinthiens. Mais Tertullien dénonçait la falsification. Rome ne connaissait dans le Canon de Muratori que les Actes de tous les Apôtres, et de même à Alexandrie.

La lettre de Clément ne fut canonisée que très tard, et très rarement, ensuite de l’attribution à Clément du roman des Clémentines : le faux Clément ne pouvait rien ajouter à l’autorité très respectable, mais non pas canonique du vrai Clément.

La lettre de Barnabé, sympathique à Clément d’Alexandrie à cause de ses avances aux Gentils, dut être suspecte un peu partout à cause de son mépris pour l’A. T. Elle n’émergea pas de son ombre, et il est bien douteux qu’elle ait appartenu au premier siècle.

Quant à l’Apocalypse de Pierre, admise par le même Clément, et à cause de lui reçue par saint Méthode, elle pénétra même à Rome et le canon de Muratori pencha pour la recevoir. Mais il constata une opposition qui ne fit que grandir : ailleurs cette Apocalypse était inconnue.

Le Pasteur d’Hermas fut toujours lu avec édification, sauf par Tertullien montaniste, mais on ne le citait pas comme un écrit régulateur, sauf peut-être pour la vérité commune à tous les chrétiens qu’il n’y a qu’un seul Dieu, créateur du monde ex nihilo.

Nous ne citons que les apocryphes de première grandeur : le même raisonnement s’appliquerait aux autres avec plus de force.

D’ailleurs la critique moderne se charge de résoudre d’une manière décisive la question posée. Elle démontre l’origine récente des apocryphes. Ils n’ont pu faire partie du N. T. de l’Église primitive, pour cette raison qu’ils n’existaient pas. Il est vrai que cette même critique s’efforce quelquefois de faire descendre très bas la composition du N. T., de façon que les derniers écrits insensiblement rejoindraient les apocryphes. Mais c’est par des procédés arbitraires. Aussi bien ne pourra-t-on jamais placer à la même époque les deux premiers chapitres du troisième évangile et le protévangile de saint Jacques (150), ou encore l’épître de saint Jacques et le Pasteur d’Hermas. Les premiers chrétiens n’étaient pas si crédules. Quand Paul écrivait à une église, il lui donnait le moyen de reconnaître sa signature (1 Co 16, 21 ; Col 4, 13 ; 2 Th 3, 17).

Au temps des lettres commendatices, on ne recevait pas le premier venu, ni lui, ni sa marchandise doctrinale, de vive voix ou par écrit. Pour pénétrer dans les milieux chrétiens il fallait à un écrit la marge du temps, et plus on s’éloignait du premier siècle, plus l’auteur se voyait arrêté par le principe de l’apostolicité.

b. – La lutte fut même si vive au troisième siècle, la vigilance si scrupuleuse, que des écrits que nous tenons pour canoniques en furent atteints. Eusèbe ne se demande pas si l’on doit recevoir autre chose que les quatre évangiles, les Actes, les épîtres de Paul, les trois épîtres catholiques, mais s’il ne faudrait pas encore exclure quatre épîtres sur sept, l’épître aux Hébreux, et surtout l’Apocalypse. D’où notre seconde question, de savoir si on fut vraiment autorisé à les garder ?

Notre enquête a répondu que oui, car si l’on ne voit pas toujours le moment où ces écrits ont été acceptés, on voit du moins surgir les doutes et, du moins dans les principaux cas, après une acceptation très claire.

L’épître aux Hébreux était connue à Rome depuis Clément Romain, Hippolyte s’appuyait sur sa théorie du sacerdoce du Christ. Cependant elle ne paraît pas dans le canon de Muratori. Pourquoi ? Eusèbe nous en a donné la raison. L’église romaine, très attachée au principe de l’origine apostolique, ne trouvait pas le nom de Paul en tête. On doutait qu’elle fût de lui. Et très probablement sous saint Calliste, quand prévalut le principe de la réconciliation des grands pécheurs, fut-on gêné par la sévérité du moins apparente de l’Épître (6, 4 ss.). Mais à Alexandrie la tradition de l’origine paulinienne était formelle et l’objection du style fut résolue par l’hypothèse d’un rédacteur autre que Paul.

L’épître de Jacques ne fut ni très alléguée, ni très attaquée. Elle n’avait rien à fournir pour les conflits doctrinaux. Mais on ne pouvait lui reprocher de contredire saint Paul au sujet des bonnes œuvres, car il était trop évident que l’Apôtre des Gentils ne les exigeait pas moins. On fut sans doute embarrassé de citer des anciens en sa faveur, mais elle se trouvait partout sans doute, puisqu’elle ne fut pas contestée.

La deuxième épître de Pierre était fort employée par Hippolyte, celle de Jude était nettement reçue dans le canon de Muratori, toutes deux commentées par Clément d’Alexandrie, d’après Eusèbe. Aussi les doutes ne prévalurent pas.

Celles qui avaient le moins de titres étaient les deux petites épîtres de saint Jean : aucune étiquette apostolique, aucune doctrine spéciale. Mais on reconnaissait le cœur de saint Jean. Il existait une collection de sept épîtres dites catholiques, et elles en faisaient partie : pourquoi les exclure ?

Il est vrai que l’église syrienne grecque se refusa longtemps à admettre les quatre petites lettres, qui ne pénétrèrent dans la Syrie sémitique que par l’influence des monophysites égyptiens. Mais cette négation, issue des doutes d’Eusèbe, ne saurait prévaloir contre le témoignage des autres églises.

Le fait d’un retranchement est surtout manifeste pour l’Apocalypse de saint Jean. Admise sans conteste par Justin, Irénée, Hippolyte, Tertullien, Clément d’Alexandrie, Origène, Théophile, Méthode d’olympe en Asie Mineure, elle devient suspecte en Égypte comme favorisant le millénarisme ; elle est refusée à saint Jean l’évangéliste par Denys d’Alexandrie, qui cependant n’ose la retirer du recueil sacré. Mais le doute s’ancre peut-être dans l’esprit d’Origène, Eusèbe prend à tâche de la rendre suspecte, elle est omise par saint Cyrille de Jérusalem et disparaît de l’église d’Antioche tout en se maintenant dans l’Asie Mineure, au moins dans saint Basile et saint Grégoire de Nysse, très probablement dans saint Grégoire de Nazianze.

Cette différence sur le Canon entre la Syrie et le reste du monde chrétien n’en est pas moins fort grande. Ici encore ou voit combien l’histoire du Canon fait partie de l’histoire du dogme. L’influence d’Antioche se transporte à Constantinople à partir de saint Jean Chrysostome. L’Asie Mineure y sera englobée. Tandis que l’Égypte et l’Occident vont régler le contenu du N. T., l’Orient, commençant son existence séparée, bientôt dirigé par Constantinople qui s’érige peu à peu en rivale de Rome, n’aboutira à aucune conclusion, et n’aura à proposer comme règle disciplinaire que les listes des anciens, souvent contradictoires, jusqu’au jour où il se trouvera reconquis par l’ancienne tradition.

IV. LA PREMIÈRE FIXATION DU CANON

Elle se produisit vers la fin du IV° siècle et au commencement du cinquième. Nous la nommons la première, car la fixation définitive n’eut lieu qu’au concile de Trente. C’est alors seulement que l’adhésion au Canon devint un acte de foi nécessaire. Jusqu’alors on ne cessa de discuter. Cependant la question était vraiment résolue en Égypte et en Occident. C’est l’objet de ce chapitre. Nous constaterons partout l’accord entre les grands chefs des églises, Athanase, Hilaire, Ambroise, Augustin, le Siège de Rome, qui ne sont même pas contredits par un hérétique notoire comme Pélage, un personnage condamné comme Priscillien, un laïc comme l’Ambrosiaster. C’est parce que cet accord était réalisé partout qu’il put être proclamé officiellement par la promulgation des canons de saint Athanase, de l’Église d’Afrique, du pape Innocent Ier. L’examen de ceux qui ont admis le même canon sans le dire ne sera pas inutile pour montrer sur quelles bases solides s’appuyaient ceux qui l’ont proclamé. Les divergences subsistantes seront examinées dans un chapitre subséquent.

A. L’Égypte : S. Athanase (+ 373)

Il comprit assurément dès le premier jour que la lutte était engagée sur le terrain des Écritures, qu’il importait donc au dogme d’avoir une notion distincte de leur contenu, et cependant il attendit jusqu’à l’an 367 pour en promulguer le canon dans sa trente-neuvième lettre pascale. Il dit qu’il a étudié la question auprès des frères authentiquement légitimes. Comment ne se serait-il pas informé auprès du pape Jules Ier qui l’accueillit à Rome ? Aussi bien voici l’exposé des motifs de cet aide-mémoire :

« 1. Mais puisque nous avons fait mention des hérétiques comme de morts, tandis que nous avons pour notre salut les saintes Écritures, et que je crains, ainsi que Paul l’a écrit aux Corinthiens que quelques inexpérimentés ne soient égarés ensuite de leur simplicité et de leur innocence par la perfidie de quelques hommes et qu’ils ne fassent connaissance ensuite avec d’autres (livres) que nous nommons apocryphes, trompés parce qu’ils portent les mêmes noms que les vrais Livres, je vous prie de ne pas trouver mauvais que je vous rappelle ce que vous savez déjà, ayant en vue la nécessité et l’utilité de l’Église.

2. Puisque je me décide à faire cet aide-mémoire, je prendrai un appui pour justifier mon audace, et j’écrirai moi aussi à la manière de Luc : puisque quelques-uns ont entrepris de rédiger pour leur compte des récits apocryphes et de les mêler à l’Écriture inspirée de Dieu, qui a causé notre conviction, selon que l’ont transmis à nos pères ceux qui ont été dès le début les témoins oculaires et les serviteurs de la parole, (il faut noter au passage ce rappel du double principe du N. T. : il ne contenait que les écrits des premiers ministres de l’évangile, mais désormais on ne pouvait s’en assurer que par la tradition des Pères) j’ai cru pouvoir, moi aussi, après m’être adressé à des frères légitimes, et en remontant plus haut, présenter l’un après l’autre les Livres canonisés et transmis, et acceptés par la foi comme divins, afin que chacun, s’il a été égaré, sache par qui, et s’il est resté pur, soit réjoui en se rafraîchissant la mémoire…

7. II ne faut pas hésiter non plus à citer les livres du Nouveau (Testament). Ce sont ceux-ci : Quatre évangiles, selon Matthieu, selon Marc, selon Luc et selon Jean. 8. Après cela les Actes des Apôtres, et les épîtres des Apôtres nommées catholiques, au nombre de sept, à savoir : une de Jacques, deux de Pierre, ensuite trois de Jean et après celles-ci une de Jude. 9. De plus il y a quatorze épîtres de l’Apôtre Paul, écrites selon cet ordre : la première aux Romains, ensuite deux aux Corinthiens, après celles-ci aux Galates et ensuite aux Ephésiens, puis aux Philippiens et aux Colossiens, et deux aux Thessaloniciens, et (une) aux Hébreux. Et ensuite deux à Timothée, une à Tite et la dernière à Philémon. Et encore l’apocalypse de Jean.

10. Telles sont les sources du salut ; celui qui a soif peut s’abreuver des oracles qu’elles contiennent. C’est par elles seules que l’enseignement de la piété est annoncé. Que personne n’y ajoute on n’en enlève quoi que ce soit… 11. Mais pour plus d’exactitude, j’ajoute encore ceci qu’il est nécessaire d’écrire : c’est qu’il y a en dehors de ceux-ci d’autres livres, qui ne sont pas canonisés, mais qui ont été composés par les pères pour être lus à ceux qui sont venus à nous récemment et qui veulent être renseignés sur la doctrine de piété : la Sagesse de Salomon et la Sagesse de Sirach et Esther et Judith et Tobie et la Doctrine des Apôtres et le Pasteur. 12. Et cependant, mes très chers, les uns étant canonisés, les autres admis à être lus, qu’il ne soit aucunement question des apocryphes, qui sont une imagination des hérétiques qu’ils ont écrits à leur bon plaisir, qu’il leur a plu d’antidater, afin de les présenter comme anciens et d’avoir un prétexte à s’en servir pour tromper les gens sans expérience. »

B. La Gaule : S. Hilaire (+ 367)

Il est regrettable que saint Hilaire n’ait pas eu l’occasion de tracer les lignes du canon du N. T. comme il a fait pour l’Ancien. Du moins il témoigne implicitement contre deux omissions : celle de l’Apocalypse qu’il a pu constater en Asie, et celle de l’épître aux Hébreux qu’on attribue trop facilement à l’Occident, et sur laquelle saint Jérôme a moins constaté les faits que les livres, en particulier l’allégation d’Eusèbe. Quoi qu’il en soit du passé, désormais l’épître aux Hébreux sera reçue en Occident comme en Orient, avec des modes que nous aurons à discerner.

C. L’Espagne : Priscillien (+ 385)

Loin de contester le principe du rang singulier des livres canoniques, Priscillien, qui a toujours à la bouche le mot de canon, entend bien prouver par les livres qui sont dans le canon que d’autres peuvent n’être pas dépourvus d’autorité. On devra supposer, s’ils ne sont pas selon la foi, que des hérétiques les ont altérés, et il faudra faire le tri. Au temps d’Origène on reprochait à l’épître de Jude d’avoir cité Enoch, livre apocryphe, en quoi elle se rendait suspecte. La position est bien renversée maintenant. Le témoignage de Jude est irréfragable et couvre Enoch. Ainsi le Canon, comprenant les deux Testaments, n’était autre chose que l’ensemble des livres sacrés sous leur aspect de règle de foi écrite, faisant absolument autorité, même pour recommander d’autres livres, qui ne laisseront pas pour cela de rester en dehors du canon. Sans parler des livres qui n’avaient pas été contestés, Priscillien y trouvait les quatorze épîtres de Paul, dont l’épître aux Hébreux, la seconde épître de Pierre ; la deuxième de Jean attribuée à Jean. L’épître de Jacques est citée plusieurs fois sans que son auteur ait été nommé, mais comme écriture. Nous avons déjà parlé de celle de Jude. L’Apocalypse est assez souvent citée et attribuée à Jean.

D. L’Italie : S. Ambroise (+397)

Devenu évêque de Milan en 374, Ambroise fut surtout un grand évêque, un véritable pasteur des âmes. Et s’il écrivit beaucoup, c’est qu’il donna une forme écrite à ses instructions et à ses homélies. C’est dire que la morale, mais une morale entièrement fondée sur la foi chrétienne, demeura toujours sa principale préoccupation. Nous n’avons pas à lui demander une théorie sur le canon. Ses adversaires doctrinaux, les Ariens, avaient les mêmes livres sacrés. Possédant à fond l’Écriture, il la cite le plus souvent sans se préoccuper du nom de l’auteur ; c’est l’Esprit-Saint qui parle. Il n’y a donc aucun doute qu’Ambroise ait toujours connu le canon qui allait être rédigé peu de temps après sa mort. On ne saurait attacher un trop grand prix à la pratique d’un chef d’église, très chatouilleux sur la règle de foi.

E. L’Afrique : les conciles africains

Au moment où Augustin écrivait la première partie du De doctrina christiana, avant 397, la question du canon venait d’être réglée par le concile d’Hippone en 393. Prêtre d’Hippone depuis 391, Augustin prononça devant le concile à la demande des évêques un discours de fide et symbolo. On ne possède les actes de ce concile que par une sorte de répétition (breviatio) qu’en fit le concile de Carthage de 397. Le canon 40 a donc l’approbation des deux conciles successifs. En dehors des Écritures canoniques on ne doit rien lire dans l’Église sous le titre de divines Écritures.

F. Rome : le pape Innocent Ier

L’Église romaine se prononça dès le début du V° siècle. L’évêque s. Eupère de Toulouse, ami de s. Jérôme, mais jugeant qu’il était plus sûr de s’adresser au Pape Innocent Ier en reçut une réponse datée de février 405. Après le Canon de l’A. T. le Pape ajoute : « N. T. Evang. 4, Ep. Paul 14, Jean 3, Pierre 2, Jude 1, Jac. 1, Actes Ap., Apoc. Jean. » Tous les écrits du NT. sont donc d’origine apostolique, comme l’exigeait le principe primitif, toujours maintenu. Cela cependant n’exclut pas la collaboration d’un rédacteur comme on le reconnaissait généralement pour l’épître aux Hébreux, ni même l’action d’un auteur distinct, comme furent Marc et Luc, pourvu qu’il ait eu la garantie apostolique, toujours exigée.

V. DERNIERS FLOTTEMENTS

A. Les doutes perpétués par les remarques critiques de s. Jérôme

Il y a dans s. Jérôme, un peu comme dans Clément d’Alexandrie, un homme d’église et un savant. Pourtant la situation n’est plus la même. Au temps de Jérôme, la constitution du N.T. est réglée en fait, et il s’y tient. Mais il a beaucoup lu, il connaît les controverses anciennes et n’est pas fâché qu’on sache qu’il n’ignore pas les difficultés. Il les grossirait plutôt, et ne les dissipe pas toujours. Lui-même a été très lu plus tard. Il était par excellence le docteur au courant des textes et de leur histoire. Son attitude a été prise pour de l’hésitation, et à sa suite quelques-uns ont hésité. Il est certain cependant que ses doutes, s’il en a eus, portaient surtout sur le fait possible d’une collaboration pour certains ouvrages, où il fallait peut-être distinguer l’auteur principal et le rédacteur.

Le seul endroit où il esquisse un catalogue du N. T., à la suite de l’Ancien, est la lettre à Paulin, vers 394. C’est bien le canon des églises d’Afrique, qui mettaient l’épître aux Hébreux en plus du nombre des treize, tout en l’attribuant à saint Paul.

B. Isolement et incertitudes de l’Église de Constantinople

L’Orient ne formait pas une unité. L’Orient n’avait encore aucun canon, parce qu’il en avait trop. Le

concile in Trullo (692) dit aussi Quinisexte ne fit que canoniser pour ainsi dire le désordre, puisque son deuxième canon ratifie les canons antérieurement reçus, les quatre-vingt-cinq canons apostoliques : Nicée, Ancyre, Laodicée… les canons de Denys le Grand d’Alexandrie… d’Athanase… d’Amphiloque d’Iconium, etc.

Peu à peu cependant l’Église de Constantinople se trouve en possession d’un canon complet et exclusif. Comme ce ne fut pas, du moins à notre connaissance, à la suite d’un jugement des docteurs, ce fut sans doute le résultat, d’abord inaperçu, d’une action profonde et collective.

C. Le témoignage des manuscrits grecs

Ainsi la tradition avait insensiblement prévalu même en Orient sur des doutes critiques. Ce fait, facile à constater, ne peut-il pas servir à expliquer comment la question du canon s’est trouvée résolue dès la fin du IV° siècle en Égypte et en Occident ? Il suffisait à ceux qui étaient avant tout des Pasteurs, témoins des usages liturgiques, de constater quels étaient en fait les livres qui ne cessaient d’être copiés pour cet usage, et dont chacun connaissait la destination en vertu de leur caractère sacré. Aussi bien la décision suprême rendue par l’Église catholique au concile de Trente est-elle en contact étroit avec l’existence de l’Écriture dans la Vulgate.

VI. Le canon et les écritures canoniques

A. Noms employés pour désigner le recueil du NT

Lorsqu’une chose a un caractère parfaitement défini, il ne manque jamais d’un mot propre pour l’exprimer. Le recueil des écritures sacrées, du Nouveau comme de l’Ancien Testament, c’est le Canon. Par où il faut entendre un ensemble de livres régulateurs. D’où est venu ce terme ?

« Kanôn » en grec est parfaitement traduit en français par règle. C’est un objet droit, comme la tige solide d’un roseau, qui peut servir à mesurer. N’étant pas flexible comme serait une corde, une règle n’épouse pas les contours des choses ; c’est à elles de se conformer à son indication. Le canon indique donc tout ce qui règle les choses d’une façon normale, par exemple certains impôts fixés une fois pour toutes.

De là est venu le sens de règle dans l’ordre intellectuel et moral. On a dit le canon de Polyclète, c’est-à-dire un ensemble de mesures qui assuraient à une statue de belles proportions. De la même façon on peut parler d’une règle de composition et de style, voire d’une règle vivante.

Si l’on s’élevait à l’ordre surnaturel, à la règle des rapports de l’homme envers Dieu, en particulier dans le christianisme, on faisait appel au canon (Ga 6, 16 ; Clément Romain 1, 3 ; 7, 2 ; 41, 1). Le «Canon ecclésiastique » de Clément d’Alexandrie est la même chose que la regula fidei de Tertullien. De là est venu tout naturellement le terme de canon ou de canons pour désigner les décrets d’un concile, qui sont à la fois une confession de foi et une règle pour les moeurs.

On a dit, de la même manière, le canon des Écritures pour désigner la règle de foi et de vie qui est contenue dans les Écritures inspirées, parallèlement à la règle de foi ecclésiastique transmise de vive voix par les symboles.

Ce qui prouve bien qu’on suivit cette voie, c’est qu’il n’y eut jamais qu’un canon des divines écritures, comprenant l’Ancien et le Nouveau Testament, quoiqu’il y eût deux listes, parce que toutes les Écritures, inspirées par le même Esprit, ont la même autorité de ce chef. Cependant, malgré son unité par le fait de l’auteur divin, la Règle écrite se composait de livres distincts, et c’est l’ensemble de ces livres qu’on nomma la règle ; même on donna le nom de Canon au recueil idéal qui les contenait.

Il y avait encore un pas à faire dans cette voie, c’était d’employer le passif du verbe «kanônizô » probablement formé d’après le mot «kanôn ». Expression moins heureuse, surtout pour le N. T., parce qu’elle paraissait indiquer qu’un livre pouvait être canonisé par l’autorité de l’Église, ou du moins être postérieur à un canon déjà existant, tandis que les livres du N. T. étaient tous antérieurs à  l’existence de leur Canon, et qu’ils tenaient du Saint-Esprit leur pouvoir régulateur. Aussi est-elle demeurée isolée, et les latins s’en sont tenus au terme de libri canonici. Ce ne sont point les livres qui entrent dans le Canon, comme s’il était une bibliothèque destinée à les contenir. C’est le Canon, dont on n’a pas oublié le sens de règle idéale, qui est contenu dans les livres.

B. Le critère de la canonicité et de l’inspiration

L’Église a défini solennellement qu’un certain nombre de livres, appartenant au Nouveau Testament, et dont elle a dressé la liste, sont sacrés et canoniques, et qu’ils ont Dieu pour auteur, ayant été inspirés par lui. Nous devons, étant fils de l’Église, le croire d’une foi divine. Si l’Église nous l’impose, c’est qu’elle en a le pouvoir, et c’est seulement par son autorité que nous pouvons être fixés sur ce point. Le fait que Dieu est l’auteur d’un livre, qu’il l’a inspiré, afin qu’il soit une règle infaillible de foi pour les fidèles, est un fait surnaturel dont ils ne peuvent être absolument certains que s’il l’a révélé à son Église.

D’autre part, cette Église professe qu’elle ne reçoit pas au jour le jour des révélations officielles. Elle conserve le dépôt qui lui a été confié par Jésus-Christ et ses Apôtres. La vérité qu’elle a définie touchant les livres canoniques doit donc se trouver dans le dépôt de la révélation, scellé à la mort du dernier des Apôtres. Il ressort de ces prémisses que la science historique abandonnée à elle-même est hors d’état de nous donner cette certitude qui est nécessaire à l’acte de foi.

Et cette conclusion ressort clairement aussi des faits que nous avons constatés. La science ne saurait présenter des conclusions fermes sur le fait de l’inspiration, qui lui échappe complètement, ni même sur le fait de la canonicité, c’est-à-dire qu’elle ne peut prouver que, dès leur publication, les livres qui sont aujourd’hui dans le canon ont été reconnus comme sacrés et l’ont été seuls. Les fidèles peuvent s’en tenir là, leur foi étant garantie par l’autorité de l’Église. C’est le principe de saint Augustin : «Je ne croirais pas en l’évangile, si l’autorité de l’Église catholique ne m’y poussait ». Et assurément les évangiles sont faits de telle sorte qu’ils exigent de tout homme raisonnable un plein assentiment à la réalité substantielle de ce qu’ils ont raconté. Mais cet assentiment ne peut devenir un acte de foi au caractère sacré des évangiles, à leur inspiration, sans une déclaration officielle de l’Église.

L’inspiration ne découle pas nécessairement de l’apostolat, puisque plusieurs apôtres n’ont vraisemblablement jamais écrit. Et personne ne prétend que le charisme d’inspiration était chez eux à l’état d’habitude. Renonçons donc à traiter la question a priori. Demandons-nous seulement s’il ne serait pas possible que Dieu ait révélé l’inspiration des vingt-sept livres non pas dans chaque cas particulier, mais sous une formule générale : en fait tout livre doctrinal écrit par un apôtre est régulateur. Et notre étude a montré clairement que telle était bien la conviction des anciens Pères. Il n’y a pas à se demander à qui a été faite cette révélation et comment elle est devenue publique. Elle a pu être l’objet d’une illumination particulière. Mais déjà elle était contenue dans le pouvoir des Apôtres, investis par le Christ de la mission de réaliser la fondation de l’Église. L’autorité divine y est incluse directement : qu’elle suppose l’inspiration, c’est une vérité, révélée peut-être distinctement, mais nécessairement contenue dans la première. Qui parle réellement au nom de Dieu, avec son autorité, découvre l’autorité de Dieu, confesse qu’il est son instrument et agit sous son inspiration. Ainsi l’attitude de l’Église apparaît ce qu’elle devait être : la soumission à ceux que Jésus-Christ a choisis pour être les ministres de sa Parole.

Ainsi le développement des définitions suit une marche directe et constante. L’inspiration est la raison d’être de la canonicité, aussi elle apparaît la dernière, au Concile Vatican I ; mais la canonicité est le signe de l’inspiration : c’est elle qui a apparu la première, comme plus aisée à discerner. Un apôtre avait-il le charisme de l’inspiration en écrivant, on s’en doutait, même on le savait, puisque l’Esprit-Saint avait été donné aux Apôtres pour gouverner l’Église ; mais si ce charisme a quelque chose de mystérieux, l’autorité des Apôtres était évidente pour tout le monde.

On accorde que Paul, choisi par Jésus-Christ après l’ascension, a droit au titre d’apôtre, qu’il a d’ailleurs revendiqué hautement. Mais Marc et Luc ? Quelle difficulté contre l’origine apostolique de la canonicité ! Sans doute, mais nous ne sommes pas les premiers à la sentir, et si les Pères s’en sont préoccupés aussi, c’est donc qu’ils s’attachaient à ce même critère de l’apostolicité. Ils ont fourni une solution, parfaitement solide sur le terrain des écritures régulatrices, qui était le leur, qui est celui des conciles de Trente et Vatican I : Marc et Luc ne figurent pas ici comme disciples, distincts des Apôtres, mais au contraire comme associés aux Apôtres, participant à leur autorité comme à leur doctrine. Et s’il a fallu à leur sujet une révélation spéciale, pour ces deux auteurs on peut la supposer. Les Anciens n’ont pas dit que les Apôtres seuls ont écrit des livres régulateurs, mais ils auraient regardé comme une témérité inouïe qu’on osât rejeter l’enseignement écrit d’un Apôtre. Or le concile Vatican I nous dit que les livres sacrés régulateurs sont inspirés. Nous concluons que tout écrit apostolique régulateur l’était aussi.

Beaucoup d’écrits, même des évangiles, qui portaient des noms d’apôtres n’ont pas été reçus : mais parce qu’on ne les croyait pas authentiques, comme on le disait nettement. Conçue de cette manière, l’histoire du Canon se développe dans une bonne lumière, et elle est tout à l’honneur des chefs de l’Église, sinon toujours à l’honneur des savants et des critiques. Au début une révélation divine, largement répandue, accessible à tous, portant sur une catégorie de livres qu’on pouvait reconnaître, à mesure qu’ils paraissaient, comme l’œuvre des Apôtres, avec une porte ouverte pour une exception, Marc et Luc, aussitôt ratifiée et enregistrée.

Ensuite la conservation de ce dépôt contre les envahissements et les diminutions qui menaçaient. Au commencement du cinquième siècle la question est résolue par le Siège apostolique d’après la tradition demeurée fidèle à la révélation première.

C. L’union du principe apostolique et de l’usage ecclésiastique dans la constitution du N. T.

Les premiers fidèles recevaient les évangiles l’un après l’autre et les lettres adressées à tous, et de même les Églises auxquelles des lettres apostoliques particulières étaient adressées. D’assez bonne heure on mit ensemble les épîtres de Paul. Mais l’idée d’un recueil total ne pouvait naître avant la mort du dernier apôtre qui mettait un terme à cette production régulatrice. On envisageait cependant tous ces écrits comme ayant à tout le moins une unité idéale, c’étaient les titres sacrés de la nouvelle alliance.

Que comprenait ce N. T., manifestement distinct de l’Ancien, dont il était cependant l’achèvement à un niveau supérieur ? Il est impossible de le déterminer pour la plus haute époque par des témoignages précis, mais on peut le conjecturer d’après la méthode suivie ensuite. Le principe qu’aucun écrit ne pouvait avoir eu les mêmes titres après la mort du dernier des Apôtres indiquait une limite. A-t-on dans la suite éliminé des ouvrages reçus d’abord ? Ou bien a-t-on ajouté à la collection des écrits qui n’y figuraient pas ? On peut entreprendre de nouveau ces deux enquêtes en prenant comme point d’arrivée les vingt-sept écrits qui finalement ont été reçus par tous, et seuls.

1. L’élimination d’anciens écrits d’abord reçus n’est nullement probable, si l’on entend par là le retranchement d’un écrit reçu dans toutes les Églises. C’est bien ce que tenta Marcion, mais ce fait fut signalé aussitôt et réprouvé. Quelques écrits, comme la lettre de Barnabé, le Pasteur d’Hermas, la lettre de Clément aux Corinthiens ont joui d’une grande autorité, parce que Barnabé et Clément étaient connus comme des disciples, et que le Pasteur était attribué à Hermas, nommé par s. Paul. Mais l’autorité de ces livres ne fut pas étendue partout, tant s’en faut, et elle devait tomber en vertu du principe de l’autorité apostolique. Barnabé n’était pas garanti par Paul, puisqu’il l’avait quitté, Clément ne pouvait pas se réclamer directement de Pierre mort depuis longtemps, l’auteur du Pasteur était plus récent que l’Hermas cité par Paul. Il est vrai que des faussaires produisirent leurs œuvres sous le nom des Apôtres, comme l’Évangile et l’Apocalypse de Pierre, les Actes de Paul, etc. Et de fait ces ouvrages réussirent çà et là. Mais les meilleurs peut-être, l’Évangile de Pierre et les Actes de Paul, ne tardèrent pas à être réprouvés. Il n’y a donc aucune raison, même légèrement probable historiquement, que l’Église ait rejeté un livre d’abord revêtu d’une autorité sacrée, partout, ou seulement dans plusieurs grandes Églises.

2. Mais n’a-t-on pas ajouté des livres ? La question se pose pour ceux qu’on a nommés deutéro-canoniques, surtout l’Apocalypse et les quatre petites épîtres catholiques (2 P, 2 et 3 Jn., Jude). Si ce terme veut dire que ces livres, d’abord entièrement étrangers au N. T., ont été ensuite reçus avec les autres, il ne peut s’appuyer sur l’histoire car le fait ne peut être établi même avec une simple probabilité. Ce qui est historique, c’est qu’il s’est élevé des doutes sur ces livres vers la fin du III° siècle et qui se sont perpétués dans certains milieux, prenant même ça et là le caractère très net d’un rejet. Mais la question est de savoir s’ils n’étaient pas auparavant en possession de l’autorité qu’ils tenaient de leur origine apostolique ?

Pour l’Apocalypse, le livre le plus attaqué et le plus rejeté, le fait n’est pas douteux. Elle était reçue à Rome comme l’œuvre de Jean l’Apôtre par s. Justin, et ne perdit jamais son titre dans tout l’Occident. En Égypte, Denys, évêque d’Alexandrie essaya de prouver qu’elle n’était pas de s. Jean, mais n’osa l’expulser du recueil du N. T., où elle demeura. À Antioche, Théophile vers 180 la tenait pour régulatrice. Mais les doutes de Denys devinrent pour Eusèbe de Césarée une conviction qu’elle avait usurpé le caractère sacré. Sous son influence elle fut rayée du catalogue de s. Cyrille de Jérusalem. À Antioche, elle fut très probablement condamnée par le prêtre Lucien, et cessa dès ce moment de faire partie du canon d’Antioche et ensuite de Constantinople, malgré les témoignages de l’Asie Mineure. On touche du doigt que l’Apocalypse, quand elle eut triomphé partout, ne fit que rentrer dans ses droits menacés seulement sur un territoire déterminé.

Les quatre petites épîtres ne pouvaient être discutées avec un pareil éclat. Elles avaient été peu citées, ce qui n’équivalait ni à une négation ni même à un doute, et c’est ce silence qu’Eusèbe allégua contre elles. Les deux dernières de s. Jean ne sont pas intitulées apostoliques. Quel était le presbytre qui les avait écrites ? Elles prêtaient le flanc à une objection. Encore est-il que ceux mêmes qui attaquent les petites épîtres disent que la «première » de Pierre, la « première » de Jean sont incontestées. Cela seul indique que le même recueil contenait au moins deux épîtres du même apôtre. Les témoignages formels sont d’ailleurs plus anciens que les doutes, là où nous sommes informés : à Rome, à Lyon, à Carthage, à Alexandrie.

Une seule Église a vu successivement et authentiquement s’agrandir sa collection des écrits du N. T. C’est celle d’Edesse, ou des chrétiens syriens de langue syriaque. S’il fallait se régler sur cette Église, il faudrait conclure que les évangiles séparés sont postérieurs au Diatessaron, puisque celui-ci a seul régné durant de longues années. L’Église n’a donc rien ajouté à son Nouveau Testament, comme elle n’avait rien éliminé. Elle a donc eu à cœur de conserver tout ce qui avait la garantie apostolique et de n’y rien ajouter.

L’Église a pensé qu’elle n’avait pas à juger d’un écrit s’il lui avait été remis comme apostolique et inspiré. Dans ce cas elle n’était pas libre de le rejeter ; il lui suffisait d’user de son pouvoir de l’interpréter. La vraie question était seulement de savoir si elle le possédait comme tel. C’est alors qu’intervient le critère de la possession traditionnelle et de l’usage. Les chefs des grandes églises de Rome et d’Alexandrie se sont trouvés ou peut-être se sont mis d’accord, pour mettre un terme aux discussions en fermant le Canon d’après l’usage liturgique des Églises et la tradition des anciens.

Enfin l’Église s’est prononcée définitivement au concile de Trente et au concile Vatican I, en maintenant l’ancienne tradition. Au début le Nouveau Testament s’est constitué par le principe de l’origine apostolique. Quels livres en font partie ? L’Église l’a décidé d’après l’usage qu’elle a fait de ces livres, usage sur lequel elle n’a pu se tromper, étant assistée par l’Esprit-Saint qui les avait inspirés.

La question posée par la constitution du N. T. n’est pas comme disent les critiques protestants : Comment les Livres du N. T. sont-ils devenus Écriture Sainte ? Mais bien : Les écrits des Apôtres ou garantis par eux, étant, dès leur origine, au-dessus de l’A. T., comment l’Église a-t-elle résolu les doutes soulevés sur quelques points ? La réponse est : Par sa tradition. Et les critiques modernes n’ont point prouvé qu’elle ait eu tort.

Extraits significatifs du livre du Père Marie-Joseph LAGRANGE, « Histoire ancienne du canon du Nouveau Testament », Gabalda, 1933.

Le P. Lagrange (+ 1938), dominicain, est le fondateur de l’école biblique de Jérusalem (voir présentation sur le site http://www.ebaf.edu/francais/ dans le dossier «qui est qui ? ») ; le procès en vue de sa béatification a été ouvert en 1988.