Un moine en otage

Retenu pendant cinq mois par Daech en 2015, le Père Jacques Mourad témoigne dans un livre, Un moine en otage, de son expérience de l’extrême souffrance. Entretien avec ce moine syrien, aujourd’hui au Kurdistan irakien. Sue le site Famille Chrétienne

Comme l’agneau du livre d’Isaïe, le Père Jacques Mourad était promis à l’abattoir. Quand il est enlevé le 21 mai 2015 par des djihadistes dans son monastère de Mar Elian (Saint-Julien), à Qaryatayn, près de Palmyre, le moine syriaque catholique est persuadé qu’il finira décapité. Lui qui a passé près de trente ans à tisser des relations entre chrétiens et musulmans se retrouve dans une situation semblable à celle de Charles de Foucauld, la figure de sainteté qui l’avait convaincu de devenir moine au milieu des musulmans.

Torturé physiquement et psychologiquement, le natif d’Alep ne renie jamais sa foi et continue de la partager aux ravisseurs en qui il a confiance. Au bout de trois mois de détention dans d’odieuses conditions, un émir finit par lui intimer l’ordre de retourner dans son village de Qaryatayn avec deux cent cinquante de ses paroissiens qui avaient été capturés un mois plus tôt. À son retour, il découvre qu’une partie de son monastère a été rasée au bulldozer. La vie tente de reprendre. Mais les pressions des islamistes envers les chrétiens sont insupportables. Si bien qu’il propose à ses paroissiens de s’évader pour rejoindre Homs. Une opération qui se fera avec le concours d’amis musulmans.

Cette histoire bouleversante, le Père Jacques Mourad la raconte dans un livre – Un moine en otage (Éd. Emmanuel) –, dont FC s’est procuré les bonnes feuilles. Ce prêtre au visage buriné par la souffrance et à la voix douce comme l’agneau est descendu dans les profondeurs du mal qui ronge l’humanité. Il œuvre aujourd’hui au Kurdistan irakien auprès des réfugiés, et attend que la guerre qu’il décrit si bien se termine en Syrie. Entretien avec un saint prêtre.

Vous avez été l’otage de Daech pendant cinq mois. Êtes-vous un miraculé ?

Bien sûr ! Ma libération est un miracle qui a été obtenu grâce à l’intercession de Notre-Dame de Lourdes. Je l’ai beaucoup priée. Je n’avais pas grand-chose à faire d’autre ! (Rires). Elle m’a soutenu pendant toute la période de captivité.

Syrie : la guerre en chiffres

Au moins 350 000 morts depuis le début de la guerre en 2011 selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme.
Plus de 6,1 millions de déplacés à l’intérieur du pays et 5,6 millions de réfugiés dans les pays voisins selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

Avez-vous eu peur de la mort ?

Les premiers jours, j’ai eu peur de mourir. Je crois que c’est normal. C’était la première fois que j’étais devant la mort. Je sentais bien que j’allais être décapité. Était-ce une question de minutes, d’heures ou de jours ? Je n’en savais rien. Dans de telles situations, l’âme se met à imaginer comment cela peut se passer, quelle douleur cela peut provoquer.

J’avais une autre crainte. Je ne me sentais pas digne d’être martyr, moi, pécheur. Je ressentais le besoin de me confesser. Comme c’était impossible, j’ai essayé d’offrir tous mes péchés et de me confesser directement à Dieu. Passé les premiers jours de combat, j’étais en paix et disposé à mourir grâce à la prière et à saint Paul.

Comment saint Paul vous a-t-il aidé ?

Il m’a sorti de ce tourbillon de l’âme. Lorsqu’il écrit dans sa Lettre aux Philippiens : « Pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage », je comprends que la mort est un cadeau qui permet à un croyant d’être auprès du Christ. À certains moments de ma captivité, quand un djihadiste venait me dire : « Si tu ne te convertis pas, on va te couper la tête ! », j’avais envie de lui répondre : « Mais vas-y, fais-le ! Ce serait beaucoup mieux pour moi que de rester chez vous dans ces conditions de captivité ! »

Quel a été le moment le plus difficile à vivre ?

Celui où j’ai retrouvé mes paroissiens dans une prison près de Palmyre,  quand les djihadistes m’y ont transféré. Ce fut le moment le plus dur de toute ma vie. C’était une telle détresse de voir mes fils, mes paroissiens, hommes, femmes, enfants, deux cent cinquante personnes que j’aime tellement, entre les mains de ces djihadistes. La moitié de la paroisse ! [Ils seront libérés sous des conditions très strictes, leur interdisant notamment de manifester leur foi, Ndlr].

Vous racontez des échanges étonnants que vous avez eus avec certains djihadistes… Lequel vous a le plus marqué ?

J’ai eu une discussion très marquante avec un wali-al-Raqqa, un chef de l’organisation État islamique pour la région de Raqqa. C’était le huitième jour. À la fin de notre conversation, il m’a dit : « Considère ce temps de prison comme une retraite spirituelle ! » Ce fut pour moi une grande surprise qu’un djihadiste m’enseigne, à moi, le moine qui a vécu dans le désert pendant presque trente ans, de prendre ma captivité comme un temps de retraite.

Pourquoi vous a-t-il dit cela ?

Je ne sais pas… l’Esprit Saint sans doute ! (Rires, puis silence). Dans ces moments, on se rend compte comment Dieu agit, comment Il convertit. Cette parole adressée était le fruit d’une longue discussion théologique et dogmatique avec le djihadiste. J’ai pu voir à quel point l’Esprit Saint travaillait. Il utilise le pécheur, celui qui commet le mal, pour dire des choses utiles. Des choses qui sauvent. Cet homme, je ne l’ai jamais revu.

Certains musulmans vous ont torturé. D’autres vous ont aidé à vous évader. Quel regard portez-vous sur l’islam ?

Le groupe État islamique utilise le Coran pour commettre ses crimes. De nos jours, la politique est d’utiliser la religion comme un masque pour créer des raisons pour les guerres. Quand j’étais jeune, j’avais de grandes difficultés à accepter l’islam. J’ai découvert et beaucoup prié Charles de Foucauld. Sa vie de contemplatif a été un exemple pour moi. Il m’a aidé à m’ouvrir, à aimer, à comprendre l’enseignement de l’Évangile sur l’amour du prochain, l’amour des ennemis. Après cette expérience de captivité, je suis encore plus convaincu de la nécessité du dialogue et de la rencontre. Notre monde en a besoin. Il faut prendre l’initiative.

Éprouvez-vous de la colère ou de la rancœur envers vos ravisseurs ?

Non. La prison a fait grandir ma sensibilité humaine et me permet d’être plus proche des personnes qui souffrent. En revanche, ce qui me met le plus en colère, c’est la situation actuelle de la guerre en Syrie et au Moyen-Orient. Face au mal commis dans nos pays, je suis en colère devant le silence du monde. En colère devant tous ces millions de Syriens dispersés, immigrés, qui vivent dans des situations très difficiles dans des camps de réfugiés. Cela me fait penser combien notre génération peut compter de cœurs durs et fermés.

Dans votre livre, vous avez des mots sévères sur l’Occident qui serait l’un des responsables de la guerre en Syrie. Vous dites qu’il s’agit d’une guerre pour « l’or noir, pour l’argent, pour le pouvoir mondial ». L’Occident est-il coupable ?

Vous oubliez de dire qu’il s’agit aussi d’une guerre pour favoriser le commerce des armes ! Tous ces pays qui fabriquent des armes sont responsables de ces guerres, de ces morts, de ces réfugiés. Arrêtons de nous réjouir des contrats de ventes d’armes ! Les gens sont-ils devenus inconscients et insensibles aux douleurs des familles dispersées ? Des milliers et des milliers de réfugiés sont séparés de leurs familles, en Allemagne ou en Suède… Est-ce que vous imaginez leurs souffrances ? Il ne suffit pas de souffrir de nos morts, il faut aussi voir la souffrance des réfugiés.

Donald Trump a décidé de mettre fin à l’accord sur le nucléaire iranien. Le Moyen- Orient s’enfonce-t-il dans une crise plus grave encore ?

C’est ma peur en effet. Je suis extrêmement préoccupé. En réalité, ce monde n’arrive pas à se satisfaire de ses intérêts. Il n’arrive pas à dire stop. Plus il a et plus il a envie d’avoir plus. Le développement de la guerre au Moyen-Orient sert des intérêts.

Vous vivez au Kurdistan irakien. Pourquoi n’êtes-vous pas en Syrie ?

Trois mois après mon évasion, j’ai considéré qu’il n’était pas possible de continuer à vivre là où je ne pouvais exprimer ma souffrance avec liberté. J’ai décidé de vivre et de partager la souffrance de milliers de réfugiés, à Souleymanieh [sud-est du Kurdistan irakien, Ndlr].

Vous ne retournerez pas dans votre monastère de Mar Elian ?

C’est une espérance pour moi que d’y retourner. Mais pas avant que la situation politique de notre région soit résolue et que les réfugiés syriens y reviennent. Je ne reconstruirai pas le monastère avant qu’il y ait un accord international et définitif qui résolve la situation.

Le monastère est-il détruit ?

Les djihadistes ont détruit la partie archéologique du monastère qui avait été magnifiquement restaurée. Ils ont détruit le tombeau de Mar Elian (saint Julien d’Émèse)  : il était pour eux le symbole de l’hérésie. En réalité, Mar Elian est le symbole de l’unité entre les chrétiens et les musulmans, considéré comme un saint par les deux communautés. Mais les djihadistes ne sont pas les seuls à avoir détruit le monastère, une autre partie a été démolie par le bombardement des avions.

Avez-vous des nouvelles de votre ami, le Père Paolo Dall’Oglio, et des évêques orthodoxes, Mgr Boulos Yazigi et de Mgr Yohanna Ibrahim, enlevés en 2013 ?

Je n’ai aucune nouvelle. Mais selon mon expérience et mon espérance, je crois qu’ils sont toujours vivants.

Hugues Lefèvre