La prière du « Notre Père »…

Deux textes différents.

En feuilletant les évangiles, on constate qu’il y a deux rédactions différentes du NP. Il est intéressant de regarder les deux contextes.

– En Luc 10,38-11,13, le contexte nous permet de comprendre le NP comme un enseignement à recevoir (Marie aux pieds de Jésus), comme le fruit de la prière de Jésus (il priait… apprends-nous), à prier inlassablement (parabole de l’ami importun), en sachant que c’est la volonté du Père de l’exaucer puisqu’il se résume dans la demande de l’Esprit Saint.

– En Matthieu 6,5-15, le NP s’insère dans un développement sur les trois œuvres classiques du judaïsme : aumône, prière, jeûne, à vivre avec le seul souci de plaire au Père. Le NP y est donné comme l’exemple d’une prière intérieure (retire-toi dans ta chambre), sobre (ne rabâchez pas), et le type même de la prière de demande, qui nécessite absolument la miséricorde.

Notre Père, qui es aux cieux — Abba

– Dans l’A.T., les textes qui donnent à Dieu le nom de Père sont rares, et comprennent cette paternité de Dieu en un sens figuré (voir Ex 4,22 ; Ps 27 ; Ps 103). De plus, une exploration d’ensemble de la littérature juive de la prière amène à conclure que nulle part l’invocation de Dieu avec le mot « Abba » ne s’y trouve attestée.

En effet, ici, sous le mot grec « Pater », il faut probablement lire l’araméen « Abba ». C’est le mot dont se sert Jésus pour parler à Dieu dans sa prière de Gethsémani dans Marc (14,36), et Paul confirme cela en Rm 8,15 et Ga 4,6. « Les Pères de l’Église Chrysostome, Théodore de Mopsueste et Théodoret de Cyr, originaires d’Antioche et dont les nourrices, par conséquent, parlaient le dialecte syrien-occidental de l’araméen, témoignent unanimement que « Abba » était le nom donné par le petit enfant à son père… « Abba » était puéril et quotidien : personne n’eût osé dire « Abba » à Dieu ! Jésus le fait toujours, dans toutes les prières qui nous sont parvenues de lui, à la seule exception du cri sur la croix… Jésus considérait cette appellation enfantine comme l’expression de sa connaissance unique de Dieu que lui donnait le Père, et de ses pleins pouvoirs de Fils » (J. Jeremias, Paroles de Jésus, pp. 85).

– L’invocation qui commence la prière donnée par Jésus est très équilibrée. Elle contient à la fois la réalité de l’intimité (« Abba »), la transcendance (« qui es aux cieux »), la communion fraternelle (« notre »). Dans la révélation chrétienne, la prise de conscience « verticale » de notre relation filiale avec Dieu est inséparable de notre union « horizontale », dans l’Esprit Saint, avec nos frères.

– Cette invocation a été liée, par l’Église, au baptême. Au troisième siècle, seuls ceux qui sont baptisés ont le droit de dire « Notre Père ». Les nouveaux baptisés pénétraient dans le sanctuaire avec la communauté, et tous récitaient le NP, debout, les bras étendus, en signe du Christ mort et ressuscité.

Sur la terre comme au ciel.

Ces mots s’appliquent à l’ensemble de la première partie. Ils expriment que cette prière est donnée par quelqu’un qui a conscience de ce qu’est « le ciel ». « Celui qui vient du ciel témoigne de ce qu’il a vu et entendu » (Jn 3,31). Au ciel, le Père sanctifie son Nom en toute créature, son Règne est établi, il accomplit sa volonté… Jésus nous dit ici quelque chose du désordre introduit par le péché sur la terre, quelque chose de sa nostalgie de la gloire, quelque chose de son ardeur à désirer que la communion soit rétablie entre la terre et le ciel ! Chaque fois que nous prions le NP, nous appelons cette Venue de la Gloire, cette Fin du monde où « Dieu sera tout en tous » (1 Co 15,28).

Sanctifie ton Nom !

– La traduction littérale du grec est celle-ci : « soit sanctifié ton Nom ». C’est un impératif impersonnel (dans les trois cas), et l’on sait bien que, dans la Bible, la tournure impersonnelle est une façon discrète de désigner l’action de Dieu. C’est un appel à Dieu pour qu’il agisse par son Esprit et sanctifie nos vies, l’Église, la terre… « Sur la terre comme au ciel, sanctifie ton Nom ! »

– Pour bien comprendre ce qu’on demande ainsi au Père, il suffit de relire en entier un passage de l’AT, Ezéchiel 36,17-24. C’est l’annonce de l’alliance nouvelle : je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau… Mais c’est aussi l’annonce du retour d’Exil présenté ainsi : « Je sanctifierai mon grand nom qui a été profané parmi les nations au milieu desquelles vous l’avez profané. Et les nations sauront que je suis Yahvé… quand je ferai éclater ma sainteté à votre sujet sous leurs yeux ». Ainsi, nous demandons au Père d’agir en notre faveur, de faire notre unité, de manifester sa gloire, de sorte qu’il soit visible que le Dieu vivant est au milieu de nous !

Fais venir ton Règne !

– Le Règne est déjà arrivé, inauguré par Jésus, qui en fait le premier point de sa prédication : « Il est accompli le temps, et s’est approché le Règne de Dieu ! » (Mc 1,15). Et dans la controverse sur Béelzéboul, Jésus affirme : « le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à vous » (Lc 11,20). Ou encore à une question sur la date de la venue du Royaume, Jésus répond : « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous ! » (Lc 17,21).

– Il faut se rappeler tout l’enseignement de Jésus en paraboles sur le Royaume de Dieu (le semeur, le grain de sénevé, le levain…). À travers le temps de l’histoire humaine, qui est une histoire sainte, le Royaume est en croissance, et Jésus nous fait prier sur cette réalité divine : que le Royaume soit manifesté dans son accomplissement, dans son terme, dans sa plénitude. Qu’il vienne, le Royaume ! C’est une prière pour le présent : que vienne le Règne dans l’histoire actuelle, et pour la fin : que vienne l’achèvement. C’est la prière qui achève la Bible : « Viens Seigneur Jésus ! » (Ap 22,20).

Accomplis ta Volonté !

– Cette 3° supplication se trouve dans Matthieu seul, qui insiste plus que Marc et Luc sur la volonté du Père. Par exemple : « Ce n’est pas en me disant : Seigneur, Seigneur, qu’on entrera dans le Royaume des Cieux, mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 7,21). Mais elle est contenue dans les deux précédentes : si Dieu sanctifie son Nom, si son Règne vient, c’est que sa volonté s’accomplit.

– La traduction littérale est : que soit « devenue », réalisée ta volonté. Fais arriver ta volonté… Nous demandons à Dieu d’agir. Nous prions pour que sa volonté arrive comme un événement qui se produit indépendamment de nos efforts humains, même si ces derniers doivent y contribuer pour leur part.

Mais attention, pas de fatalisme ! Certes, c’est Dieu qui exécute sa volonté. Mais il veut que nous le demandions. Il fait en sorte que notre prière et notre action y jouent un certain rôle… La volonté de Dieu est une volonté pleine d’amour, qui appelle de notre part une réponse d’amour, une identification de notre vouloir avec le sien ; nous prions donc aussi pour notre propre conversion, car nous savons bien qu’il y a conflit entre notre volonté propre et la volonté de Dieu.

– Jésus est notre modèle sur ce chemin, puisqu’il a vécu sa vie terrestre en toute obéissance à la volonté du Père, en communion de volonté avec lui : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 4,34) ; « je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 6,38). Jésus ne nous demande pas de chercher à appliquer un carcan de préceptes, ni de poursuivre un idéal non encore réalisé, mais de vivre dans la présence de Dieu, dans l’amour de sa volonté sainte, de vivre en enfants de Dieu…

Notre Pain… donne-le nous !

– Le texte grec comporte ici une difficulté certaine. En voici la retranscription :

Ton arton hèmôn ton epiousion : Le pain nôtre celui… ?

La difficulté provient de ce mot « epiousios »; adjectif qui n’est employé nulle part ailleurs : ni dans le grec du NT, ni dans celui de la traduction de l’AT, ni dans l’ensemble de la littérature grecque ! On est donc réduit à deux conjectures :

  • ousios viendrait du verbe « einai », être. On traduit alors : le pain qui se rapporte à l’être, à la subsistance de l’homme, le pain qui est nécessaire pour vivre. Ou encore, puisqu’il y a la préposition « épi » (=sur), le pain au-dessus de la substance de l’homme (supersubstantialem, supersubstantiel), donc l’eucharistie.
  • ousios viendrait du verbe « ienai », venir. On comprend alors : le pain (du jour) qui survient, le pain pour demain, le pain pour aller jusqu’à demain. Saint Jérôme (+420) qui a traduit le NT du grec en latin, écrit que dans l’évangile apocryphe des Hébreux rédigé en araméen, il trouve : « mahar, c’est-à-dire : de demain, en sorte que le sens est : Notre pain de demain, c’est-à-dire futur, donne-le nous aujourd’hui ».

– Pour nous, il est important de constater que cette demande ne commence pas par « donne », mais bien par « le Pain ». Il peut donc s’agir encore une fois de demander que surgisse le Pain de demain, la gloire, ce pain du monde à venir étant dès maintenant à notre disposition chaque jour dans l’Eucharistie… On remarque ensuite que l’attitude spirituelle proposée est celle de la pauvreté : « Père… donne ! ». Nous avons quitté la 1° partie du NP (supplications) pour entrer dans la 2° (demandes).

– Si l’on interprète cette demande du pain matériel, Jésus nous invite à vivre en dépendance du Père en toutes choses, et d’abord pour notre nourriture (voir Mt 6,25-34). En l’interprétant comme pain spirituel, Jésus nous apprend à être accueillants à la Parole de Dieu qui est notre nourriture quotidienne, à désirer l’Eucharistie, et à prier pour les vocations sacerdotales…

Pardonne-nous… comme nous avons pardonné.

– Jésus nous apprend à prier avec pauvreté et confiance : notre pain, donne-le nous… Mais la conscience de nos péchés paralyse notre confiance. Et Jésus nous fait prier pour demander le pardon, avec la certitude que Dieu est prêt à nous pardonner chaque jour.

Mt : Remets-nous nos dettes, comme nous avons remis à ceux qui nous doivent

Lc : Remets-nous nos péchés, car nous remettons à tous ceux qui nous doivent.

Les deux traductions, légèrement différentes, insistent sur le mot « dette ». L’usage du mot dette (hoba) pour signifier « péché » est une particularité de la langue maternelle de Jésus, l’araméen. Jésus nous considère comme irrémédiablement endettés vis-à-vis du Père, et comme ayant radicalement besoin de pardon (voir Lc 7,40-43). Ce qui fait la gravité de notre dette, c’est que nous sommes incapables de la rembourser. Seul Jésus, par son sacrifice expiatoire, peut nous communiquer la rémission de la dette (1 Jn 1,7-2,2).

– Pour saint Augustin, le baptême et la prière du NP ont ensemble la capacité de remettre les péchés. Il dit que c’est pour cela que le NP se récite chaque jour à la messe, afin qu’il nous purifie de nos fautes et nous permette d’approcher du corps du Christ. Nous demandons ainsi la rémission des péchés quotidiens.

– Il y a un enseignement très important que Jésus nous rappelle ici. C’est que le pardon de Dieu ne nous sera accordé que si nous pardonnons nous-mêmes à nos frères. Le pardon de Dieu ne prend effet dans nos vies qu’à la condition de pardonner à nos frères. Cet enseignement est constant dans la bouche de Jésus, à ce point qu’il y insiste en deux versets juste après le texte de la prière (Mt 6,14-15).

Fais que nous n’entrions pas dans la Tentation.

– Après avoir prié pour le pardon de nos fautes, Jésus nous fait demander au Père de nous préserver d’en commettre de nouvelles. La traduction liturgique (Ne nous soumets pas à la tentation), mal comprise, laisse entendre que Dieu pourrait être la cause de la tentation, et donc de la chute ; ce qui est contredit par d’autres passages de l’Écriture : « Ne dis pas : C’est le Seigneur qui m’a fait pécher, car il ne fait pas ce qu’il a en horreur » (Si 15,11). « Que nul, s’il est éprouvé, ne dise : C’est Dieu qui m’éprouve. Dieu en effet n’éprouve pas le mal, il n’éprouve non plus personne. Mais chacun est éprouvé par sa propre convoitise qui l’attire et le leurre » (Jc 1,13-14).

Le texte est le suivant :

  • Grec :       Kai mè eisenegkès hèmas eis peirasmon
  • Latin :     Et ne nos inducas in tentationem
  • Littéralement : Et ne fais pas entrer nous dans tentation
  • Liturgie nouv. Et ne nous soumets pas à la tentation
  • L. ancienne Et ne nous laissez pas succomber à la tentation
  • TOB :     Et ne nous expose pas à la tentation

– La solution, pour une bonne traduction, semble se trouver dans une considération de grammaire des langues sémitiques. « Quand nous disons : ‘Faites entrer le visiteur’, nous employons deux verbes : faire-entrer. Les langues sémitiques en ce cas n’emploient qu’un seul verbe, entrer, en lui adjoignant un préfixe qui indique que ce verbe est employé au sens causatif. Par un seul verbe, on indique donc à la fois la cause (faire) et l’effet (entrer). Supposons maintenant que devant ce verbe unique on mette une négation, cette négation pourra porter soit sur la cause, soit sur l’effet, et signifier :

  • 1er cas : ne le faites pas entrer, c’est-à-dire : ne l’invitez pas à entrer
  • 2° cas : faites qu’il n’entre pas, c’est-à-dire : empêchez-le d’entrer.

D’où la traduction : ‘fais que nous n’entrions pas dans la tentation’  » (H. Troadec, Seigneur apprends-nous à prier, Mame 1976, p. 75).

– Ce que nous demandons au Père, ce n’est pas de n’avoir aucune tentation, c’est de nous garder d’y sombrer. Le préfixe « eis » du verbe, et la préposition qui suit, soulignent bien qu’on demande à être gardé d’entrer à l’intérieur de la tentation. Tant que nous restons extérieurs à la tentation, nous pouvons y résister. Mais à l’intérieur, il y a le piège : la tentation est une souricière ; y entrer, c’est déjà consentir à être pris.

Mais délivre-nous du Mal

– À l’intérieur de la Tentation, il y a un piège. Succomber à la tentation, c’est cela le mal. Et à l’intérieur du mal, il y a une force de gravitation, un Tentateur, le Mauvais. En grec, le mot « poneros » peut désigner le mal que l’homme mauvais tire de son cœur, l’homme mauvais ou Le Mauvais lui-même (Satan). On trouve dans le NT nombre de textes de ce genre (Cf. Mt 13,19 ; 13,38 ; Ep 6,16 ; 1Jn 2,13-14). Comprise à la lumière de ces textes, la dernière demande du NP met en scène Satan, et c’est bien ainsi que traduisent la Bible de Jérusalem et la TOB.

– Les deux dernières demandes s’articulent l’une sur l’autre. Nous demandons au Père que par le don de force de l’Esprit Saint, nous ne soyons jamais pris dans le piège intérieur à la Tentation. Si nous en devenons captifs, qu’il nous délivre des griffes de Satan par un don de sa miséricorde.

– Il faudrait ajouter encore que la Tentation, mot sans article dans le grec, est plus que les tentations courantes et quotidiennes. Il s’agit surtout de cette tentation par excellence qu’est l’apostasie, mal dont il faut à tout prix être préservé, et contre lequel Jésus n’a enseigné à Gethsémani qu’un seul remède : la prière. « Priez, pour ne pas entrer en tentation » (Lc 22,40.46).

– Ces demandes du NP nous apprennent deux choses : l’humilité, dans le sentiment de notre fragilité ; la confiance : Dieu peut arranger les circonstances de façon que pour lui rester fidèles, nous n’ayons pas de difficulté trop grande à affronter.

Résumé

Ainsi, la prière chrétienne transmise ici par Jésus, nous décentre radicalement de nos prières habituelles. Il faut en saisir l’esprit plus encore que la lettre.

* Avec Jésus, nous entrons dans l’intimité de son Père et de notre Père : « Abba »

* Parce que l’Esprit Saint nous fait prendre la mesure de l’écart entre la terre et le ciel, nous supplions le Père de faire venir le ciel sur la terre, de mettre la terre au diapason du ciel

* Ainsi

  • qu’il agisse au milieu de nous pour révéler sa sainteté, sa paternité créatrice
  • qu’il mène son Règne à son achèvement
  • qu’il accomplisse en tout être sa Volonté d’amour

Bref, que l’Évangile soit pleinement vécu ; car c’est Jésus qui a révélé la Sainteté du Père, qui a inauguré son Règne, et qui a manifesté sa Volonté.

* Et nous qui vivons dès maintenant de cette vie nouvelle du Royaume, nous demandons pour nous et pour tous les hommes les seules choses dont nous ayons vraiment besoin :

  • le Pain de la Parole et de l’Eucharistie
  • la Miséricorde pour nos péchés
  • la Force de l’Esprit pour ne pas tomber dans les filets de l’Ennemi.

* Oui, que vienne la Libération, la Délivrance, « car c’est à toi qu’appartiennent le Règne, la Puissance et la Gloire, pour les siècles des siècles ! Amen. »