Reviendrons-nous ?

Ou ce qui différencie la foi en la résurrection de la croyance en la réincarnation

La fascination pour la réincarnation semble être constante. Non seulement les disciples du spiritisme, de l’ésotérisme et du New Age se sentent concernés, mais aussi des intellectuels ayant lu leur Lessing et se trouvant dans un milieu anthroposophe. Des études de sociologie religieuse montrent de plus que la représentation de la réincarnation gagne toujours plus de terrain dans les Églises elles-mêmes. C’est un signe remarquable des temps, car la doctrine de la réincarnation est incompatible avec la foi chrétienne en la résurrection.

Fascination

Mais d’où provient cette fascination persistante ? Toutes les facettes de la doctrine de la réincarnation s’opposent à la vision matérialiste de l’existence qui considère que la conscience humaine disparaît définitivement avec la mort. Il existe une espérance au-delà de la mort et, comme Goethe l’a fait remarquer, c’est toujours consolant. En même temps existe à l’horizon de la pensée du Karma une loi selon laquelle à chaque action humaine correspond une compensation ou une punition automatiquement efficace. Ainsi la différence entre les destinées humaines, souvent considérée comme injuste, devient tout aussi explicable que la question angoissante de savoir pourquoi les bons se portent mal et les mauvais vont bien. Car chacun est responsable de son destin, qu’il a mérité à cause de ses actes. Les uns ont à expier des oublis ou des péchés dont ils se sont chargés dans une vie précédente ; d’autres profitent des avantages qu’ils ont acquis dans leur vie précédente. Si l’on regarde vers le futur, cela signifie que tous recevront plus tard des sanctions, s’ils ont moralement mal agi, ou des gratifications dans le cas contraire. Il ne faut pas sous-estimer la puissance d’attraction de cette logique de la compensation. Elle trouve une résonance profonde dans ce que pensent et ressentent les hommes. Au-delà de l’idée morale d’une compensation expiatoire, les manières occidentales d’envisager la réincarnation exercent aussi une attirance sur beaucoup parce qu’elles partent d’un processus d’apprentissage et de développement qui peut s’étendre sur de nombreuses incarnations et mener en fin de compte à un accomplissement total – représentation qui convient bien à l’esprit de progrès et de résultat répandu dans nos sociétés. On est soi-même l’ingénieur de son salut et l’on ne doit finalement rien à personne.

La doctrine de la transmigration et la foi en la résurrection ont un point commun, c’est leur orientation radicalement antimatérialiste. Elles espèrent toutes deux une vie après la mort. Il existe aussi entre elles une certaine convergence dans la représentation du « feu du purgatoire ». Toutes mettent l’accent sur le fait qu’une vie chargée de fautes ne peut arriver à la perfection que par un processus de purification. En même temps, il existe entre elles des différences considérables, qui concernent en particulier la conception du temps, l’image qu’elles se font de l‘homme et la manière concrète dont est développée la pensée de l’accomplissement.

Incompatibilités

La compréhension du temps : La pensée de la réincarnation pense le temps sur le modèle d’un cercle ou d’une spirale. Pour la manière chrétienne de considérer le temps, ce sont les moments de l’événement unique, du délai accordé, du fait irrévocable, qui sont fondamentaux. De même que Dieu s’est révélé à un moment très précis de l’histoire, au moment favorable du salut, dans la personne de Jésus-Christ, de même il est donné à l’homme un certain temps à vivre, pendant lequel il peut développer ses dons ou les gâcher. La lettre aux Hébreux a exprimé cette conception du temps de manière remarquable : « C’est maintenant, une fois pour toutes, à la fin des temps, qu’il s’est manifesté pour abolir le péché par son sacrifice. Et comme les hommes ne meurent qu’une fois, après quoi il y a un jugement, ainsi le Christ, après s’être offert une seule fois […] apparaîtra une seconde fois » (Hébreux 9, 27-28). L’insistance sur le caractère unique de toute biographie scellée par la mort s’oppose au motif de la répétition, inscrit dans le concept de « Ré-incarnation ». Ce qui est arrivé est arrivé et ne peut pas être « rattrapé » de manière rétroactive dans une vie future par une amélioration morale.

L’image de l’homme : De plus il est impossible de trouver un accord entre le dualisme de la doctrine de la réincarnation et la vision de l’homme issue de la tradition judéo-chrétienne. Au lieu de séparer l’identité de la personne entre un support constant, l’âme, et ses lieux d’expression changeants, les corps, la foi insiste sur le fait que le corps, en tant que moyen de la communication, appartient à l’identité de la personne. D’un point de vue chrétien, il est inacceptable de réduire le rôle du corps à celui d’une enveloppe interchangeable et de rabaisser ainsi l’histoire unique d’une personne libre à une étape provisoire dans la circulation des renaissances. De même que le corps sans âme est mort, ainsi l’âme sans corps est une monade qui ne peut communiquer. L’âme est la forme unique du corps (Anima unica forma corporis), dit la formule classique de saint Thomas d’Aquin, qui souligne ainsi qu’une âme séparée de son corps n’est plus une personne (1).

L’accomplissement : Le troisième point de différence concerne l’idée que l’on peut s’améliorer et se mener soi-même à la perfection par des performances morales. Il est bien sûr incontestable que toute vie humaine aspire à la perfection. La question est seulement de savoir comment cette perfection peut être atteinte concrètement. La conception selon laquelle on pourrait, dans la vie suivante, faire mieux ou autrement ce qui, dans cette vie, n’a pas été fait, a raté, ou est resté incomplet, correspond sûrement à une représentation du temps teintée d’évolutionnisme, qui met de côté le fait que le temps de la vie est soumis à un délai précis. Là aussi, l’adaptation occidentale de la réincarnation peut être tout à fait lue comme une métamorphose de la pensée moderne du progrès.

Le christianisme, avec sa foi en la grâce prévenante de Dieu, insiste pour sa part sur des choses tout à fait différentes. Une identité sauvée et délivrée de la faute n’est pas, par conséquent, le produit de performances humaines, mais d’abord et avant tout un don de Dieu. Accepter ce don et l’incarner dans une existence concrète : une seule vie suffit à cela. Les moments de faute ou de défaillances qui parcourent toute biographie ne sont pas une objection à cela. De cela aussi on peut être délivré – dans le sacrement de réconciliation, par exemple. Qui se laisse sauver par un autre est délivré de l’obligation de se sauver soi-même. D’un point de vue chrétien, on pourrait opposer cela au motif gnostique de l’auto-rédemption, qui a laissé de profondes traces dans la tradition des Lumières européennes.

Résurrection, jugement et accomplissement

On peut trouver des raisons multiples au fait que la foi en la résurrection s’est atténuée dans la conscience de nombreux chrétiens. L’indigence triomphante d’une pastorale qui a effacé l’idée de résurrection et de jugement au profit d’un discours inflationniste sur le Dieu bon porte en partie la responsabilité de ce dépérissement. On a certes trop tardé à se débarrasser des discours eschatologiques menaçants avec leurs mises en scène infernales, mais on est tombé dans l’excès inverse, celui d’une banalisation effrayante de Dieu. Celui qui croit garantir du haut de sa chaire ou dans sa cathédrale un billet d’entrée pour le ciel ici et maintenant, renforce plutôt une mentalité de nantis secrètement contente d’elle-même, au lieu de la remettre en question de manière critique. Selon la conviction chrétienne, il ne peut y avoir aucun accomplissement possible sans le jugement – cette crise qui fait entrer toute personne dans la Vérité. Les critères de ce jugement ne sont ni les performances humaines, ni les succès sur terre, mais l’union au Christ qui peut se lire dans l’amour de Dieu et du prochain. En même temps, la confrontation dramatique avec le Christ, qui fera entrer chaque homme dans la vérité, ne sera pas un procédé dont la grâce serait absente. L’espoir que, même dans son jugement, il tentera tout pour sauver l’homme chargé de péché et de faute, trouve déjà un appui dans le fait suivant : Dieu lui-même, par la mort de Jésus, a déjà fait pénétrer le salut dans cette situation de péché et de perte de Dieu dans laquelle l’homme se trouve. Si on trompe les croyants au sujet de ce message, on crée un vide qui sera facilement comblé par des représentations de remplacement. Et le temps du syncrétisme a sonné.

Pour les chrétiens de toutes confessions, Pâques est la fête de la résurrection de Jésus-Christ – et la liturgie des Églises célèbre par des mots et par des gestes la victoire de la vie sur la mort. Cette joie causée par la victoire ne se transforme pas ensuite en un triomphalisme béat oublieux des souffrances. Dans toute jubilation pascale, on reste conscient que c’est le crucifié qui est ressuscité. Dans sa passion sur le Golgotha, il a transformé de l’intérieur la haine brutale de ses tortionnaires en un acte de don sans réserve et de pardon. Les plaies du ressuscité montrent justement que les traces de son supplice n’ont pas été anéanties, mais qu’elles sont prises à l’intérieur de la réalité de l’accomplissement. Le corps, aussi maltraité et blessé qu’il soit, est une dimension qu’on ne peut échanger. Il permet d’identifier Jésus post mortem. Dans les récits évangéliques de la résurrection, le ressuscité ne montre pas ses stigmates pour convaincre ses disciples d’infidélité ou de trahison, ou pour demander vengeance pour le sang versé de l’innocent. Ces marques sont bien plutôt les signes visibles du don de soi pour tous jusqu’aux dernières extrémités. La foi chrétienne associe pour cette raison le message pascal « Lui qui était mort est vivant » à l’espérance qu’Il reviendra pour juger les vivants et les morts.

Ce n’est pas nous qui reviendrons, mais le Christ, qui en tant que juge est aussi le sauveur. Lui qui seul peut porter à sa perfection l’histoire des hommes, sillonnée de fautes et de souffrances. C’est pourquoi aussi, les chrétiens s’écrient depuis toujours : « Maranatha – Viens, seigneur Jésus ! » (1 Corinthiens 16,22).

Jan-Heiner TÜCK

Communio, n° XXXV, 1-2 – janvier-avril 2010

(1). THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, 1ère partie, question 76, articles 1 et 3.

(Traduit de l’allemand par Françoise Brague. Titre original : Kommen wir wieder ? Was den Auferstehungsglauben von den Reinkarnation unterscheidet.)

Jan-Heiner Tück, théologien, Université de Freiburg in Brisgau, directeur de Communio, édition allemande.