On peut décider de continuer à croire

De même qu’on peut continuer d’aimer au-delà de la passion, on peut continuer de croire au-delà de l’évidence, selon le père Dominique Salin, professeur émérite à la faculté jésuite de théologie de Paris. 

Pensez-vous que l’on puisse décider de croire ?

Père Dominique Salin : La foi, c’est comme l’amour. On ne décide pas d’aimer. L’amour, ça vous tombe dessus brutalement comme un coup de foudre, ou ça vous vient progressivement. De même pour la foi. On ne décide pas de croire. La foi peut vous tomber dessus, brutalement, comme pour Paul Claudel ou André Frossard, mais c’est rare. Le plus souvent, la foi a partie liée avec l’enfance : on est né avec, ou dedans.

Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’on peut décider, un jour, qu’on n’a plus la foi, ou qu’on n’aime plus la femme avec laquelle on vit depuis un certain temps. Je dis que l’on décide, mais ce n’est pas exact : on constate, plutôt, qu’on n’aime plus, ou qu’on n’a plus la foi. Mais ici peut intervenir la volonté, la décision. La volonté peut ratifier le constat, ou non.

La volonté peut-elle vraiment se substituer au sentiment ?

P. D. S. : On peut constater que l’on n’éprouve plus aucune passion pour sa femme, mais peut-être que l’amour, ce n’est pas la passion ! Peut-être pouvons-nous continuer à nous aimer, mais autrement, par-delà l’évidence de la passion. Beaucoup de couples font cette expérience de décider de continuer à s’aimer, mais pour des raisons différentes de celles du commencement. Ces couples sont minoritaires, bien sûr, mais ils nous impressionnent et nous donnent à réfléchir.

« Quand on sait où on va, ça n’est pas de la foi, c’est du tourisme. »

Il en va de même pour la foi. La plupart des croyants d’âge mûr sont passés par un moment où ils ont fait ce triste constat : « Ma foi est morte. » Or ce qui est mort, en réalité, c’est la foi de leur enfance. Ils ne peuvent pas continuer à croire ce qu’ils croyaient quand ils avaient 12 ans. Ils ne peuvent plus croire de la même manière. Alors, ils peuvent décider de tout balancer. Ce que font la plupart des adolescents qui ont reçu une éducation plus ou moins chrétienne. Mais ces adultes peuvent aussi se dire : « Peut-être que la foi commence maintenant : quand cela ne va plus de soi, quand la foi n’est plus une évidence… »

Que devient la foi quand meurt cette « foi d’enfant » ?

P. D. S. : C’est une autre foi, une autre aventure. Nous avons un exemple illustre avec sainte Thérèse de Lisieux. Dix-huit mois avant sa mort, brutalement, sa foi perd son évidence. Dieu, Jésus, le ciel, ça ne lui dit plus rien. Quand elle prie, elle dit qu’elle est devant un mur, ou dans un tunnel ou dans le brouillard. Aucune issue, aucune ouverture, aucune lumière, aucune réponse. Rien. Mais elle n’en laisse absolument rien transparaître à l’extérieur. Aux yeux de ses sœurs, elle est toujours aussi gaie, aussi joyeuse. Et puis le 9 juin 1897, quatre mois avant sa mort, elle écrit dans son cahier à l’intention de la prieure : « Lorsque je chante le bonheur du Ciel, l’éternelle possession de Dieu, je n’en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que je veux croire. » La foi antérieure, celle de l’enfance, est morte. C’est une foi « devenue », pas une foi spontanée, c’est continuer de croire au-delà de l’évidence. Quand on sait où on va, ça n’est pas de la foi, c’est du tourisme. Désormais, il s’agit d’être, comme dit saint Jean de la Croix, « sans appui et pourtant appuyé ».

En quoi la pratique religieuse et les sacrements permettent-ils de continuer de croire « au-delà de l’évidence » ?

P. D. S : Le sacrement est un moyen de socialiser une option qui pourrait rester personnelle et privée. C’est se rendre visiblement solidaire du corps du Christ ressuscité, pas seulement dans la tête et le cœur, mais aussi dans les faits et les gestes, avec des gens que l’on n’a pas choisis. Cela nous ancre davantage dans la foi, de même que les œuvres de charité. Faire place à l’autre, à ceux qui sont blessés au bord de la route. Cela permet de s’ancrer dans sa foi, et de se mouiller vis-à-vis des autres : on se montre comme chrétien. Paul Claudel a mis quatre ans avant de parler à quelqu’un de ce qui lui était arrivé ce soir de Noël 1886. L’idée d’être de ces gens qui ne mangent pas de viande le vendredi et vont à la messe le dimanche lui inspirait un profond dégoût. Il fallait qu’il accepte de s’identifier à eux.

Recueilli par Pierre Sautreuil , La Croix du 4 octobre 2019.