Mourir, c’est se fier au porteur

«Les Flying Rodleigh sont des trapézistes qui se produisent dans le cirque allemand Simoneit-Barum. Lorsque ce cirque est venu à Fribourg il y a deux ans, mes amis Franz et Reny nous ont invités, mon père et moi, à assister au spectacle. Je n’oublierai jamais à quel point je suis resté en extase en voyant pour la première fois les Rodleigh évoluer dans les airs, en plein vol, se donnant la main comme d’élégantes ballerines. Le len­demain, je suis retourné au cirque pour les revoir et je me suis présenté à eux comme un de leurs fervents admirateurs. Ils m’ont invité à leurs séances de préparation, ils m’ont donné des billets d’entrée gratuits et ils m’ont invité à dîner en me proposant de voyager avec eux pendant une semaine dans un futur proche. J’ai accepté et nous sommes devenus de bons amis.

Un jour, je me trouvais assis près de Rodleigh, le chef du groupe, dans sa caravane, en train de parler des sauts des trapézistes. Et il m’a dit : « En tant que sauteur, je dois avoir une confiance totale dans mon partenaire, le porteur. Le public pourrait penser que je suis la star du trapèze, mais la véritable étoile, c’est Joe, mon porteur. Il doit être là pour moi avec une précision de chaque instant, pour me rattraper quand je retombe sur lui après avoir sauté. – Où est le secret? lui ai-je demandé.

– Le secret, m’a dit Rodleigh, c’est que le sauteur ne fait rien et que le porteur fait tout. Quand je saute vers Joe, je n’ai qu’à étendre les bras et les mains, et attendre qu’il me cueille et me porte tranquillement au trampoline. – Alors, toi, tu ne fais rien?, ai-je demandé assez surpris. – Non, rien, a répété Rodleigh. Le pire que puisse faire le sauteur, c’est d’es­sayer d’accrocher le porteur. Moi, je ne dois pas m’accrocher à Joe. C’est lui qui doit m’attraper. Si moi je serre les poignets de Joe, je pourrais les lui arracher, ou bien lui pourrait arracher les miens, ce qui aurait des conséquences fatales pour tous deux. Le sauteur doit voler et le porteur doit attraper; le sauteur doit se fier, les bras étendus, à ce que son porteur soit bien là au moment précis. »

Au moment où Joe me disait cela, avec tant de conviction, dans mon esprit j’ai vu briller les paroles de Jésus : « Père, en tes mains je mets mon esprit. » Mourir c’est se fier au por­teur. Accompagner les mourants c’est dire: « N’ayez crainte. Rappelez-vous que vous êtes les fils bien-aimés de Dieu. Dieu sera présent quand vous ferez le saut. N’essayez pas de l’at­traper; c’est lui qui vous attrapera. Tout ce que vous avez à faire, c’est tendre vos bras et vos mains en ayant confiance, confiance, confiance » . » »

Henri Nouwen, Escritos Esenciales, Sal Terrae, Santander, 199, pp. 145-147. Cité par Dolorès Aleixandre, Aux portes du soir, Vieillir avec Splendeur, Fidélité, 2019, pp. 199-200.