Se laisser transformer

Une réflexion du P. Norbert-Marie Sonnier, o.p., dans la Lettres des Équipes Notre-Dame n° 237, juin 2020.

Ces semaines de confinement liées à la pandémie Covid-19 auront modifié, au moins temporairement, nos perceptions du travail. L’émergence de la catégorie « essentielle » pour qualifier certaines activités pas toujours ordinairement valorisées, le télétravail possible pour quelques professions, le chômage pour d’autres … (…)

Pourtant, il nous faut comprendre cette forme de « passivité » qui consiste à considérer le travail, moins comme une activité à faire, une production extérieure, que comme une transformation intérieure. Nous partirons de cette expérience du confinement pour souligner la capacité humaine à s’adapter aux contraintes extérieures; nous en soulignerons les réactions personnelles avant d’en tirer quelques conséquences spirituelles.

Le confinement nous a été imposé et nous nous y sommes pliés, de plus ou moins bon gré, mais nous avons pris conscience qu’en face de cette pandémie, il fallait des mesures socio-­sanitaires fortes et contraignantes. Ainsi, au nom d’un principe supérieur — la santé publique­ — nous sommes capables de modifier nos comportements, nos habitudes. Nous sommes capables aussi de revoir nos catégories pour hiérarchiser l’essentiel et l’indispensable devant le superflu et l’inutile. Cela ne sera peut­-être que provisoire, mais comprenons bien que nous sommes capables de nous laisser transformer par l’environnement. Il y a donc une plasticité et une malléabilité inhérentes à la condition humaine qui ouvrent la possibilité au changement, à la transformation et, bien sûr, à la conversion. Se laisser transformer n’est donc pas une hypothèse en l’air, mais une option sérieuse à envisager.

Cela dit, les réactions aux situa­tions contraignantes sont révé­latrices de nos psychologies. De l’abattement quasi-dépressif à la suractivité liée en particulier aux médias contemporains, en passant par l’organisation méticuleuse de ses journées ou la jouissance d’un farniente de circonstance … chacun réa­git à sa manière.

Different stages of growth of a butterfly on the same plant with white flowers.

Ainsi, se laisser transformer met d’abord l’accent sur le pronom « se », dans lequel chacun est invité à « se» considérer dans cette sollicitation à laquelle il faut répondre. Je pense qu’il doit en être dans les couples et les familles comme dans les communautés religieuses : me laisser transformer dévoile des aspects de ma personnalité que je ne manifestais peut-être pas dans le quotidien habituel et ordinaire. Un proche qui se transforme n’est donc pas sans influencer son milieu familial, son environnement social et professionnel.

Ensuite, il nous faut mettre l’accent sur « laisser » dans l’expression « se laisser transformer ». Nous aimons maîtriser les situations et les réactions, surtout quand nous sommes particulièrement concernés. Nous aimerions bien pouvoir « se transformer soi­-même » avec la réalisation de nos désirs secrets et de nos aspirations les plus chères. Mais non, il nous faut prendre en compte cette réalité qui consiste à accueillir, à correspondre, à s’abandonner à un processus qui demande la dé-maîtrise au profit de la confiance, de l’aventure et de l’inconnu.

Enfin, la transformation présuppose que l’on aille vers un « autre » qui correspondra davantage à notre personnalité, à notre épanouissement, à notre bonheur, ou du moins à la situation à laquelle nous sommes confrontés. Cet « autre» doit pouvoir prendre en compte les réelles progressions (joies familiales, réussites professionnelles, etc.) comme les aléas tragiques de l’existence (maladie, souffrance, deuil, échecs, etc.), car l’épreuve comme la félicité invitent à la transformation, et donc à se laisser transformer. La transformation ne laisse jamais indemne ; elle laisse des traces plus ou moins profondes, plus ou moins visibles. Il y a donc une réalité nouvelle à laquelle il faut consentir, sans quoi on encourt le risque d’une tension entre ce que l’on a été et ce que l’on est devenu … après transformation.

Ces quelques propos ne sont pas exhaustifs, chacun pourra étayer la liste et cerner un peu plus le « se» du « se laisser transformer », car le «travail» intérieur auquel nous sommes invités de par notre vie à l’écoute de l’Esprit-Saint va en reprendre les éléments. En effet, comme le confinement, extérieur, nous a forcés à une réponse intérieure, l’Esprit-Saint, notre maître intérieur, nous invite, lui aussi, à donner une réponse intime et intérieure à sa présence. Essayons d’en voir le fonctionnement à partir des trois moments évoqués ci-dessus.

La sollicitation de l’Esprit-Saint se fait de personne à personne ; « je » suis directement interpellé et invité à répondre à cette douce invitation qui passe toujours par un « Sois sans crainte » comme Marie l’entend de Gabriel à l’Annonciation ou « La paix soit avec vous » de Jésus ressuscité apparaissant à ses disciples. Le travail commence toujours par une rencontre, dont on découvrira progressivement qu’elle ne cherche qu’une chose : faire alliance avec moi. Ensuite, cette rencontre invite toujours au déplacement, à la mise en route. Abraham a entendu : « Quitte ton pays ». Joseph, dans un songe, est invité à changer ses projets : « Ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse » … Entrer dans une réponse à l’Esprit-Saint c’est accepter de s’aventurer dans ce que saint Jean-Paul II appelait, à propos de Marie, « le pèlerinage de foi », dans lequel on s’en remet en confiance à ce Dieu qui nous mène sur des routes que lui seul connaît. « Mon Père, mon Père, je m’abandonne à toi … » chantons-nous à la suite de sainte Thérèse et du bienheureux Charles de Foucauld et c’est l’attitude de confiance par excellence : celle qui s’en remet à l’Esprit-Saint pour nous guider dans le « oui » à Dieu.

Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’il s’y passe une transformation de notre être. En effet, l’autre nom de l’Esprit-Saint, c’est la Grâce, cette puissance spirituelle qui vient nous rejoindre au plus intime de nous-mêmes, qui nous imprègne progressivement et profondément, sans jamais nous faire violence, mais qui ne cesse dans cette propagation intérieure de nous sanctifier. Sanctifier, autrement dit convertir, transformer, changer. Se laisser travailler par la grâce de Dieu est l’autre nom de la divinisation, expression chère à nos frères orientaux et qui exprime si justement ce processus dans lequel nous sommes introduits et qui nous conduit progressivement à la sanctification de notre être et de notre existence. Finalement, il ne s’agit pas d’autre chose que de laisser se déployer en nous la grâce baptismale qui demande à être actualisée à chaque instant de notre vie et dans toute situation nouvellement rencontrée.

Je reviens, pour terminer, à la figure de saint Joseph. Voilà un homme « juste » au dire de l’Évangile qui voit sa vie à la fois complètement bouleversée par la maternité divine de sa fiancée et complètement rendue à l’ordinaire par la responsabilité qui lui échoit de donner une famille au Fils de Dieu fait chair. Extérieurement et socialement, il ne se passe pas grand-chose: une famille comme les autres à Nazareth, le charpentier, sa femme et « son » fils. Et pourtant, cette famille devient « sainte famille » en adhérant au dessein de salut de Dieu. Cela doit nous guider dans notre souhait de répondre à l’invitation de se laisser transformer : une sainteté du quotidien, qui ne fait pas de bruit, qui ne fait que du bien. Mais il aura fallu que Joseph, comme Marie, disent « oui », personnellement, intimement, s’offrant, comme Jésus le fera aussi, au dessein du Père. Plus encore qu’une adhésion, une offrande de soi. L’offrande, comme à l’Offertoire de la Messe, c’est ce qui est donné pour être radicalement transformé.