La souffrance a-t-elle un sens ?

Lettre des Équipes Notre-Dame, n° 245 – Février – Mars 2022.

Dans son livre Souffrance, Bonheur, Éthique (1), Xavier Thévenot (1938-2004), salésien de Don Bosco, prêtre, théologien moraliste à l'Institut Catholique de Paris, a rassemblé plusieurs conférences dont l'une sur la souffrance. Ses réflexions sont nées de sa fréquentation de la Parole de Dieu et de son écoute de centaines d'hommes et de femmes éprouvés (2).

Devant la souffrance, Xavier Thévenot distingue trois types de ré­actions. Tout d’abord un sentiment d’étrangeté à soi-même : « Je suis autre que ce que j’étais avant de souffrir. » [ … ] Et pourtant, cette « aliénation », je ne la ressens pas uni­quement comme un mal. Je sens qu’au milieu des ténèbres qu’elle provoque, il y a comme une toute petite lumière qui m’invite à un mouve­ment intérieur. [ … ]

Cela conduit à une solitude ex­trême au moment même où, dans un premier temps, mon entourage pense davantage à moi. [ … ] On a beau me dire que je ne suis pas le seul à être éprouvé, « qu’il y a des souf­frances pires que les miennes » (comme si la souffrance des autres atténuait la mienne !), je sais que je suis unique dans cette façon-là de souffrir qu’est ma souffrance [ … ] J’ai même presque envie de leur faire sentir leur impuissance à me soula­ger, comme si c’était pour moi un moyen de me dire que je peux encore quelque chose sur les autres ! [ … ] Et je me sens partagé. Un côté de moi­-même aspire de toute son espérance à être enfin rejoint par l’autre au cœur de ma détresse. Un autre côté cherche à savourer presque orgueil­leusement une solitude chèrement acquise.

Une troisième réaction surgit quand le drame m’atteint, peut-être la plus forte et la plus immédiate : le sentiment que « tout ça, c’est bête », que ça n’a pas de sens. [ … ] Toutes mes évidences selon les­quelles l’amour et la foi donnent goût à la vie, sont secouées et peut­-être même détruites. Surgissent alors les questions les plus essentielles : devant tant de maux, devant tant d’absurdités, se peut-il que la vie ait un sens ? Est-ce que cela vaut le coup de se battre pour continuer à espérer ? Toutes les dimensions de mon être vont se trouver mobilisées dans les réponses à ces questions.

Xavier Thévenot

Ne pas vouloir trouver LE sens de la souffrance

Devant telle épreuve, la question à poser n’est pas : « Quel est LE sens de cette épreuve ? », mais « Com­ment donner sens à ma vie malgré le non-sens qu’y fait pénétrer cette épreuve ? » La signification des mo­ments de mon existence, ce n’est pas une chose qui existe indépendam­ment de moi, c’est une réalité qui se construit par un double mouvement. Tout d’abord un mouvement de prise en compte et d’accueil de toute la ré­alité qui m’entoure. [ … ] Ce premier mouvement est en quelque sorte celui de la passivité. Mais il est un deuxième mouvement, celui de l’ac­tivité, voire du combat. [ … ]

Transfor­mer le « chercher LE sens » en « donner le sens», c’est redevenir auteur – mais non seul maître – de son histoire.

Erreur philosophique, mais aussi erreur théologique. La foi chrétienne ne vient pas dévoiler et éclairer d’une lumière totale le sens dernier de tout événement. Elle n’élimine pas de la vie du chrétien le sentiment que cer­tains événements de sa vie restent inexplicables, insensés. Je n’en veux pour signe que la dernière parole du Christ avant sa mort selon les évan­giles de Matthieu et de Marc : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » La vie terrestre du Christ se termine par une interroga­tion apparemment sans réponse. N’est-il pas insensé que le Verbe de Dieu venu sauver les siens ait été re­jeté par eux ? [ … ] Les évangélistes [ … ] montrent Jésus expirant avec une méconnaissance partielle du sens de ce qui lui arrive. Non décidément, la foi ne supprime pas l’affrontement au non-savoir, au sentiment qu’il y a des événements de la vie qui au­raient mieux fait de ne pas arriver. La foi permet en revanche de ne pas se laisser fasciner par ces sentiments de stupidité et d’absurdité, par les « trous noirs». Elle permet de trouver des ressources nouvelles pour le combat en faveur du sens de la vie.

Revenir sans se lasser à Jésus de Nazareth

[ … ] Si je veux comprendre com­ment Dieu se comporte devant ceux qui souffrent, je dois chercher comment, en Jésus, il a assumé la souf­france, celle des autres et la sienne propre.

Jésus devant ceux qui souffrent. Une première évidence : [ … ] la souffrance n’est pas pour lui une al­liée, mais un adversaire. C’est pour­quoi le Christ est perçu par les dis­ciples comme celui qui guérit, panse les plaies et compatit au point qu’on peut lui attribuer la parole du pro­phète Isaïe : « Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » (Mt 8, 17).

Une deuxième évidence : Jésus fait preuve d’une grande discrétion dans la parole sur la souffrance. [ … ] Des mots qui ouvrent l’histoire des personnes en leur faisant accomplir des mouvements intérieurs : de­vant un paralytique qui implore la guérison, il accède à sa demande, mais en l’ayant d’abord ouvert à la dimension spirituelle de sa vie (Mc 2, 1-12). [ … ]

Ensuite Jésus prend une saine distance par rapport aux drames humains. Sa compas­sion n’est pas envahissante [ … ], pas aveugle. Il sait ce qu’il y a dans le cœur de l’homme et notamment combien son rapport à la maladie est fait d’un mélange de bon rejet et d’at­tache malsaine. À l’infirme de Béza­tha, il va jusqu’à demander : « Veux-tu guérir ? » puis il lui dit : « Te voilà guéri, ne pèche plus dé­sormais ! ». [ … ]

La langue grecque pour traduire la profondeur de la compassion du Christ emploie d’ailleurs une expres­sion très parlante : « Il fut pris aux entrailles ». Le visage du Christ [ … ] est le visage d’un homme, fils de Dieu, profondément solidaire de ceux qui sont éprouvés et qui com­bat lucidement avec eux contre les forces du mal.

Humaniser et évangéliser les expériences de la souffrance

Chaque personne a une façon unique de ressentir la souffrance et de l’assumer. [ … ]

Quand on souffre intensément, on est un pur cri devant la détresse, souhaitant que cela finisse au plus tôt, quel que soit le moyen. On va même jusqu’à souhaiter la mort, pour que s’apaise le tourment. [ … ] Et ce n’est qu’après, une fois que la souffrance brutale s’éloigne, que peuvent venir les réflexions, si du moins l’on n’est pas trop affaibli. [ … ]

C’est à un étonnant constat de créature que je suis convoqué. [ … ] En tout cas, quand on a vécu de telles expériences, et qu’on a su les relire devant Dieu, on a, en général, un sou­ci plus grand de ceux et celles qui souffrent. [ … ]

La révolte

Comme le montre le livre de Job, la révolte c’est par excellence la ré­action première devant la souf­france du juste et de l’innocent. Que penser de cette réaction ? Elle repré­sente sans doute le plus souvent une mobilisation d’une des dimen­sions les plus importantes de notre personnalité : l’agressivité. Elle a un côté « médicalement sain ». Elle donne du « mordant » pour com­battre contre le mal. [ … ] Toutefois on comprend que ce « mordant » n’est pas sans dangers. Autant il est bon quand il se maintient dans de justes proportions, autant il peut conduire à la rancœur, à la haine, au blasphème quand il perd la mesure. [ … ]

La contemplation de la façon d’être de Jésus dans ses relations peut aussi aider le chrétien à une saine régulation de la révolte. [ … ] Sur la croix, loin de se laisser aller au mouvement de la haine contre ses persécuteurs, Il sollicite pour eux le pardon à son Père. La prière peut donc être pour celui qui souffre un lieu où il apprivoise ses mouvements agressifs et les oriente en Dieu.

La régression psychique et la fermeture sur soi

[L’auteur cite différentes régres­sions qui ont, en effet, un côté posi­tif : un rôle de protection de la per­sonnalité dont les défenses sont gravement débordées.] La première décision éthique face à de telles ré­actions est de bien nommer les choses et non pas de chercher à les occulter, [ … ] de prendre conscience du risque attenant à ces régressions. Car celles-ci peuvent enfermer la personne dans des comportements illusoires qui, à terme, pèsent lourd sur elle-même et sur son entourage. Il peut être souhaitable de s’adres­ser à une personne compétente qui aidera à situer ces phénomènes psy­chiques et à les dépasser. Mais dans tous les cas, il est profitable de les regarder du point de vue de la foi. Cela permettra à la personne de se rappeler que la sainteté ne coïncide pas avec la perfection humaine. [ … ] La sainteté consiste à accueillir le don de Dieu qui nous fait progresser en humanité à partir de notre situa­tion complexe. La quête de sainteté [ … ] n’a cependant pas tout pouvoir sur le psychisme. [ … ]

« Avec la souffrance, on est convoqué au plus profond de soi, c’est douloureux, mais apparaît la question du sens : elle n’est pas théorique, elle n’est plus une question de salon. Elle est désormais de savoir ce qui a du prix pour moi. Et frappe soudain ce besoin vital de se sentir aimés: nous réalisons à quel point nous sommes des êtres de relations. Des amis se révèlent à nous. Et la Relation vient donner du sens à ce qui n’en a pas, la souffrance. »

Père Thierry Magnin, président-recteur délégué de l’Université catholique de Lille. Extrait d’un article de La Croix du 16/04/2021 intitulé « Pourquoi attendre de souffrir pour s’ouvrir à Dieu ? »
Concept of businessman surrounded by questions

La désespérance

Autre réaction dans les épreuves fortes et longues : la tentation de la désespérance. Elle surgit de façon insidieuse. [ … ] Ici on est très démuni tant le sens de la vie, les raisons d’exister, la possibilité d’aimer semblent atteintes.

[L’auteur suggère de se faire aider par un travail psychothérapique s’il s’agit d’un problème de dépression. Mais le problème de l’angoisse méta­physique ne peut être résolu par une aide médicale.}

Dans ces moments-là où la déses­pérance est prête à fondre sur nous, il est très difficile de christianiser son expérience de la souffrance. Sans doute faut-il d’abord se faire sup­pliant vers Dieu, avec le maximum de vérité intérieure (cf. Ps. 38) [ … ] « Du fond de l’abîme je crie vers Toi Sei­gneur … » (Ps 130). [ … ] Il ne faut pas moins que la source vivifiante de l’Es­prit pour percevoir encore dans le monde la trace de ce Dieu « qui n’est pas un Dieu des morts, mais des vi­vants » (Mt 22, 32). [ … ]

La seule façon de pouvoir re­naître à l’espérance, de pouvoir encore croire à l’amour quand on est dans l’abîme, c’est d’expérimenter la présence de quelqu’un auprès de nous qui, même s’il est totalement démuni, est présent avec un infini respect. ( … ) Alors je puis me dire : « S’il y a une source d’amour, c’est peut-être qu’elle s’alimente à la véritable« nappe » d’amour qu’est le Dieu vivant de Jésus-Christ» [ … ]

« Oui, j’en ai l’assurance,[ … ] rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ Notre Seigneur ! » (Rm 8, 39). Puisse cette espérance de Paul devenir celle de chacun !

(1) Souffrance, Bonheur, Ethique – 1992 – Éditions Salvator. Autre livre de X. Thévenot : La souffrance a-t-elle un sens?- Réédition 2013 – Éditions du Signe.

(2) Xavier Thévenot fut lui-même aux prises avec une très longue mala­die. C’est donc de l’intérieur même de l’épreuve qu’il s’est efforcé, au fil des années, de partager une parole d’espérance : c’est l’amour qui sauve.