La bonne humeur

Eutrapélie … Ce n’est pas un nom de baptême que je vous propose! Car ce n’est pas celui d’une sainte, mais celui d’une vertu. Ce mot étrange, en effet, se glisse timidement dans le catalogue des vertus dressé par les graves moralistes. Au peu d’attention qu’ils lui concèdent, il apparaît avec évidence que l’eutrapélie n’est à leurs yeux d’hommes sages qu’une petite fille rieuse fourvoyée dans une assemblée de reines.

Peut-être ne fréquentez-vous pas tous saint Thomas. Vous n’ignorez pas cependant l’eutrapélie, quoique son nom savant vous soit inconnu: vous la nommez tout simplement bonne humeur. Mais n’oubliez-vous pas trop souvent qu’elle est une vertu et n’omettez-vous pas, dans vos examens de conscience, de vous interroger à son sujet? Et cependant sa pratique est d’une grande importance dans la vie de société et, très spécialement, dans la vie de famille.

Il y a bien des variétés de bonne humeur: la bonne humeur de la jeunesse, surabondance de vitalité; la bonne humeur des beaux jours, fille du soleil plutôt que de la vertu; la bonne humeur exubérante, souvent plus importune que secourable; une certaine bonne humeur qui ressemble plus à une grimace qu’à un sourire, si on y regarde de près. Celle dont nous faisons l’éloge n’est pas fonction de la santé, ni du temps, ni des circonstances. Elle a sa source au centre de l’âme. Elle possède d’ailleurs des nuances variées: tantôt discrète, elle s’offre comme une lumière ; rieuse, elle vous entraîne dans sa ronde; conquérante, elle arrache au spleen; pénétrante, elle réchauffe les terres glacées. Mais il est impossible de la définir: mobile comme certains visages, elle échappe à qui veut en fixer les traits.

Ne croyez pas que la bonne humeur soit la vertu des insouciants, ou des inactifs au sérieux de la vie, aux drames humains, aux douleurs des corps et des âmes. Ceux qui voient en elle une qualité superficielle, qu’ils réfléchissent un instant aux vertus dont elle est le signe et le fruit.

Elle exige d’abord des qualités de l’esprit: l’intelligence des vraies valeurs, qui se refuse à faire des drames avec des sujets d’opérette; le regard optimiste sur les hommes et sur la vie, réalisant la vérité du proverbe anglais « chaque nuage a une doublure d’argent» ; et aussi ce sens de l’humour dont nous discernerons la note discrète en bien des propos du Christ.

Plus encore que des qualités de l’esprit, la bonne humeur suppose des vertus nombreuses : cette foi et cet amour de Dieu qui instaurent la paix dans les cœurs, cette confiance d’une âme abandonnée au Seigneur – comme le bâton dans la main du voyageur – et qui n’est pas incompatible avec les soucis et les douleurs dont les zones superficielles de l’âme sont parfois agitées. Tandis que l’humeur chagrine traduit presque toujours une présence de l’égoïsme ou de l’orgueil, la bonne humeur est une victoire de l’oubli de soi. Mais c’est l’évangélique amour du prochain qui, plus que toute autre vertu, engendre la bonne humeur; celle-ci est à celui-là ce que le sourire est au visage. La bonne humeur est politesse du cœur.

Cette vertu n’est pas petite, qui a derrière elle une telle lignée de grandes vertus. Elle a de grands pouvoirs. Peu de moyens sont aussi efficaces pour acquérir la maîtrise de soi. Par un curieux retour d’influence, elle facilite la pratique des vertus dont elle est issue: sans elle tout est laborieux, avec elle tout devient aisé. Fruit de l’amour et du vrai bonheur, elle est créatrice, dans la famille, d’amour et de bonheur grâce à sa puissance d’union et de réconciliation. Et certes, s’il n’est pas question tous les jours de réconciliations – au sens strict du mot – il y a bien souvent de légers mécontentements à dissiper. Elle fait ce miracle. Elle commence par réconcilier les êtres avec eux-mêmes, premier temps de leur réconciliation avec les autres. Elle les réconcilie également avec la vie, ses humbles tâches et ses grands devoirs. Ceux qui la pratiquent ne méritent-ils pas la Béatitude adressée aux ouvriers de paix: « Bienheureux les pacifiques, ils seront appelés les enfants de Dieu» ?

Si vous pratiquez le devoir de s’asseoir, ne manquez pas de vous interroger sur la pratique du devoir de bonne humeur. Car il s’agit bien d’un devoir. Il s’agit aussi d’une conquête : tout homme en possède les germes, il ne les développe cependant que par un patient effort.

Père Henri CAFFAREL, L’Anneau d’Or n° 8, mai 1946

Lettre des Équipes Notre-Dame n° 188 – Septembre – Octobre 2010.  www.equipesnotredame.org