A quoi sert le jeûne ?

Un article de Dom Paul Houix, Abbaye de Timadeuc, Sources Vives, n° 156 Se nourrir, quelle signification ? mars 2011, pp. 71-76

La Règle de saint Benoît utilise une expression inattendue : « aimer le jeûne » ; elle est tirée du chapitre 4 de cette Règle, chapitre consacré aux « instruments des bonnes œuvres ». Il s’agit en fait d’une liste de 74 préceptes que le moine doit essayer d’accomplir, mais la plupart de ces maximes proviennent de listes que les baptisés eux aussi recevraient. Alors qu’il y a beaucoup de préceptes négatifs (ne pas tuer, ne haïr personne…), l’ensemble du chapitre exprime un désir profond de vivre dans la vérité et à la lumière de l’amour. D’ailleurs les deux premiers préceptes viennent directement de l’Évangile : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur… Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». La formule « aimer le jeûne » est audacieuse et inattendue parce que ce qui pourrait paraître de l’ordre du renoncement, de l’ascèse, est appelé à devenir, pour saint Benoît, une expression de l’amour. Il transfigure donc une pratique ascétique en geste d’amour.

Ne rien manger du tout

Mais il faut d’abord voir ce que signifie le jeûne : que met-on sous ce mot ? Selon les Pères du désert et un courant moderne qui prend forme de plus en plus, le véritable jeûne consiste à ne rien manger, la durée de ce jeûne variant suivant les personnes et les circonstances ! Il y a donc une différence essentielle entre le jeûne et l’abstinence avec laquelle on le confond souvent ; en effet nous sommes tous appelés à nous abstenir de quelque chose, soit dans le domaine du manger ou du boire, ou bien encore dans des pratiques humaines quasi universelles. Nous sommes invités par exemple, durant le Carême, à nous abstenir de fumer, ou de regarder la télévision, ou d’aller au cinéma. Dans tous les cas, il s’agit uniquement de mesure : on fume moins, on regarde moins la télévision, on va moins au cinéma. De toute façon, cette période d’abstinence est suivie en général d’une reprise de ces pratiques. Il faut avouer que cette abstinence relève ou du simple bon sens ou d’une bonne hygiène de vie.

Quand nous parlons de jeûne, il s’agit donc d’une expérience tout à fait spécifique qui consiste à ne pas manger, alors que l’abstinence se situe plutôt dans une attitude de recul vis-à-vis de telle ou telle pratique humaine, personnelle ou communautaire. D’où une question essentielle : pourquoi jeûner, c’est-à-dire pourquoi s’abstenir de manger un temps plus ou moins long, en sachant que les jeûneurs au sens strict sont toujours invités à boire ? Bien des réponses sont données à cette question, mais, m’appuyant sur la pratique cistercienne, il me semble possible de fournir quelques éléments de réponse.
Les Constitutions cisterciennes parlent ainsi du jeûne : « Le jeûne monastique exprime l’humble condition de la créature devant Dieu, suscite dans le cœur du moine le désir spirituel et fait participer à la compassion du Christ envers la foule de ceux qui ont faim ». Nous avons là trois approches du jeûne valables, semble-t-il, pour tout disciple du Christ.

Une attitude de grande pauvreté

Tout d’abord, « le jeûne exprime l’humble condition de la créature devant Dieu ». Nous sommes des créatures et nous ne pouvons pas échapper à cette belle réalité. Or, le fait de jeûner, c’est-à-dire de ne pas manger, nous place dans une attitude de très grande pauvreté et de dépendance vis-à-vis de Dieu.
Nous savons bien que, lorsque nous cesserons notre jeûne, au bout d’un ou plusieurs jours, nous reprendrons de la nourriture, mais l’expérience prouve que cette nourriture prise après un temps de jeûne retrouve sa qualité fondamentale de don de Dieu à sa créature. Nous sommes tellement habitués à nous asseoir à nos tables et à prendre la nourriture qui nous est servie que nous oublions cette dimension de don. C’est ce qui explique que nous avons perdu la pratique de la prière au début el à la fin de nos repas comme si nous avions oublié le sens de la bénédiction et de l’action de grâce ! S’abstenir totalement de nourriture, quelle que soit la durée, nous place dans notre vraie condition : celle d’être une créature de Dieu et cela se vit d’abord el avant tout au niveau de notre corps qui ne mange pas.

Car le jeûne a quelque chose à voir avec la mort, et donc avec notre condition de créature, puisque nous savons bien qu’un corps non nourri finirait par mourir. Or durant le jeûne, le corps se nourrit « du dedans » comme il a été justement écrit : « Quand on s’arrête de manger, on n’est pas moins bien nourri ; on est nourri ‘du dedans’ … Quand on jeûne, plus rien (ou presque) n’arrive de l’extérieur. Les cellules graisseuses prennent le relais pour nourrir le corps comme une nourriture prédigérée de cosmonaute… Le corps utilise ses réserves et fait le grand ménage » 1. Jeûner nous situe donc dans une juste relation à Dieu, notre créateur, et nous reconnaissons la grandeur du don qu’est notre corps humain. Contrairement à certaines idées reçues, le jeûne, loin d’être une dépréciation du corps, redonne à notre corps sa noblesse. Celui qui jeûne expérimente certes sa fragilité, sa faiblesse, surtout au bout de quelques jours de jeûne intégral, mais il goûte aussi le plaisir d’habiter son corps.

Passer du besoin au désir

« Le jeûne suscite dans le cœur du moine le désir spirituel. » L’homme est un être de désir ! Mais il est d’abord un être de besoin, comme le manifeste si visiblement le nourrisson qui a besoin du lait de sa mère et qui a autant besoin de sa tendresse et de ses caresses. Mais nous ne pouvons pas rester à ce stade du « nourrisson despotique » selon la forte expression d’une psychologue. C’est justement le rôle majeur du jeûne de nous faire passer du besoin au désir. Cet acte du jeûne nous aide à prendre conscience que, si nous sommes vraiment des êtres incarnés, nous avons besoin de manger pour vivre. Il y a en effet en nous des besoins primaires qu’il nous faut satisfaire et dans le domaine de la nourriture, le jeûne nous aide à les dépasser pour nous ouvrir à la grande réalité du désir. Choisissant de renoncer au moins pour un temps à la satisfaction de ces besoins primaires, nous nous découvrons comme des êtres de désir. Or que désirons-nous ? « L’homme ne peut désirer que Dieu, qu’il le sache ou non… Savoir qu’il n’y a pas deux désirs est une très grande joie parce que l’on comprend, du fait même, que le spirituel commence à la racine du corps, au commencement le plus extrême de notre être » 2. Olivier Clément disait aussi très justement que « le jeûne est une prière du corps ».

Sûrement un combat spirituel

Le texte de nos Constitutions dit clairement que « le jeûne suscite dans le cœur du moine un désir spirituel ». Cela se manifeste de plusieurs manières :
• Le jeûne libère la prière : celui qui jeûne rejoint l’expérience de Jésus partant au désert et jeûnant quarante jours, vivant dans une intimité insondable avec son Père. Le mystère du jeûne de Jésus au désert découle de sa relation avec son Père. Cela signifie donc que, loin d’enfermer dans un regard narcissique sur soi-même, le jeûne dispose à une rencontre personnelle avec le Père. Le jeûne exprime un radicalisme dans l’amour.
• Le jeûne dispose aussi à l’écoute de la Parole : comme Jésus au désert se mettant à l’écoute du Père, celui qui jeûne découvre une faim de la Parole de Dieu. Celle-ci devient vraiment une nourriture qui fait vivre. N’est-ce pas ce que Jésus a voulu nous révéler lorsqu’il a répondu au Diable : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra » (Lc 4,4) ? Le jeûne libère d’abord du temps pour la lecture de la Parole, mais plus encore il favorise une entrée nouvelle dans cette Parole car le cœur est libéré, purifié et devient le lieu où la Parole résonne de façon toute nouvelle.
• Le jeûne nous aide aussi à découvrir que notre corps est « temple de l’Esprit Saint », selon la forte expression de saint Paul (1 Co 6,19). Nous sommes habités par l’Esprit et le temps du jeûne, nous privant de toute nourriture terrestre, nous permet de rejoindre en nous cet Esprit qui est source de vie, de joie et de paix. Certes, il est possible et même probable que ce temps du jeûne prendra la forme d’un dur combat spirituel, comme pour le Christ au désert qui fut tenté par le Diable.

Pas un luxe mais une responsabilité

Enfin « le jeûne fait participer à la compassion du Christ envers la foule de ceux qui ont faim ». Celui qui jeûne ne doit jamais oublier que, s’il jeûne, c’est qu’il peut le faire, et il ne doit jamais non plus oublier ces foules qui ont à peine de quoi manger et donc ne peuvent pas jeûner.
Cela signifie que le jeûne n’est pas une valeur en soi et qu’il peut être même dangereux s’il referme le jeûneur sur lui-même, dans une attitude pharisienne. Le jeûne n’est pas un luxe, mais une responsabilité. Jeûner doit être une profonde attitude d’humilité dont le fruit attendu est une participation à la compassion du Christ.

1. Françoise WILHELMI DE TOLEDO, « Jeûne : laissez-vous tenter », dans Famille chrétienne n° 1467 du 25 février au 3 mars 2006, p. 69.
2. Paul BEAUCHAMP, Psaumes nuit et jour, Seuil, 1980, p. 144-145