Véronique Dufief, bipolaire : la souffrance désarmée

Journal La Croix du 4 octobre 2014

‣ Depuis vingt-cinq ans, Véronique Dufief, maître de conférences à l’Université de Dijon, se bat avec la maladie bipolaire. Dans son livre La souffrance désarmée (Éd. Salvator, 2013), elle raconte son itinéraire, qui est aussi spirituel, pour accepter son état.

Vous indiquez, en incipit de votre livre, un verset du VLivre de Job : «  L’heure des ténèbres l’épouvante, la détresse et l’angoisse l’envahissent » (Jb 15,24). Que représente la figure de Job pour vous ?

Véronique Dufief : Il est celui qui, confronté à la maladie et au malheur, finit par comprendre que, dans toutes les expressions du mal, il y a une demande d’amour total à laquelle Dieu seul peut répondre. Toute la difficulté pour Job, et pour celui qui souffre, c’est de redonner à Dieu sa vraie place et d’assumer la sienne propre dans son humilité radicale et son impuissance. Pour celui qui a compris cela, ni la peur, ni la colère, ni la révolte ne sont plus de mise. Seul subsiste le désir d’être aimant, en Dieu.

Comment avez-vous compris cela ?

V. D. : J’ai su très tôt que mon besoin d’amour inconditionnel était profond, violent, désespéré et que c’était ce besoin qui, en grande partie, me rendait malade. J’aspirais plus que tout à l’amour mais il m’était très difficile de me laisser aimer. Pendant l’adolescence déjà, j’étais rebelle et mes parents étaient souvent désemparés, même s’ils sont restés formidables. Lors de ma première hospitalisation en psychiatrie, pendant sept mois en 1988 – j’étais alors en 2e année à l’École normale supérieure (ENS) de FontenaySaint-Cloud –, ils sont venus me voir tous les week-ends depuis la Bretagne, consentant à ce qui m’arrivait. Ces années-là, je me suis « shootée » au travail: il n’y avait que cela qui me tenait la tête hors de l’eau. Je souffrais atrocement de

la solitude que je vivais comme un abandon, u n e d é ré l i c t i o n . Au jourd’hui, je continue de traverser des moments de tristesse, de désespoir, comme pour me rappeler que la souffrance fait partie de ma vie. Mais je sais désormais que lorsque je suis engagée dans les ravins de hEllE la mort, je fais le chemin avec le Seigneur : ce n’est Raphaël plus moi qui marche, je me ©©© laisse marcher…

Vous avez vécu des délires mystiques. Comment peut-on être « malade du Seigneur » ?

V. D. : Cette question de la frontière entre pathologie « mystico-dingo » et folie de Dieu est centrale pour moi. J’ai toujours eu une soif profonde de Dieu, et en même temps j’ai été obligée de constater que, dans l’intimité de ma relation avec Lui, je déraillais. Dans le délire maniaco-dépressif, on se sent tellement fragile et démuni, que l’on a besoin d’obéir à des signes: on entend des voix intérieures, on interprète des symboles… La « manie » est cette manière maladive d’être dans un présent irréel. C’est une souffrance extrême de se savoir malade précisément dans sa relation avec Dieu. Je compare cette épreuve à celle que traversent les prêtres et les religieuses qui, après avoir misé leur vie sur Dieu, renoncent à leur engagement. Mais aujourd’hui, je constate que ce qui avait joué « contre » moi pendant des années joue maintenant « pour » moi.

C’est-à-dire ?

V. D. : Je sais avec certitude qu’il n’y a rien en moi que le Seigneur n’aime pas. Même quand j’étais siphonnée, quand je délirais, j’étais la bien-aimée du Cantique des Cantiques car j’étais malade d’amour. J’ai aussi l’intuition que la maladie psychique doit être approchée, certes, par des médecins et des sociologues, mais aussi par des spirituels dans la mesure où elle est un langage et un statut spirituels. Un langage : pour communiquer les uns avec les autres au sujet de la souffrance. Un statut : pour souffrir pour les autres. Car celui qui accepte de tomber dans les bras de la faiblesse rend à tout son entourage le service de permettre la découverte de l’amour désarmé. Tous les malades sont, à l’image du Christ, des « guérisseurs souffrants ».

Dans votre ouvrage, vous témoignez d’un changement intérieur qui s’est passé à l’abbaye Saint-Wandrille (Seine-Maritime)…

V. D. : C’était il y a trois ans, pendant la Semaine sainte, en recueillant le récit de vie de l’abbé émérite dom Pierre Massein, en vue d’un livre d’entretiens. Face à ce moine exceptionnel, d’une immense intelligence, j’ai compris que je n’avais plus de raison d’avoir peur d’être malade, que je pouvais être pour de vrai ce que je suis. Cet événement fut décisif et pourtant imperceptible. J’avais déjà fait le constat que je ne devais plus redouter ma folie, ni lutter contre elle frontalement. Mais la possibilité du délire continuait de peser sur moi – avec le risque d’une hospitalisation redoutée –, si bien que je consacrais mon énergie à vivre le plus « normalement » possible, malgré le handicap de ma fragilité. C’est ce « malgré » qui a changé. D’ailleurs, après cette Semaine sainte à Saint-Wandrille, j’allais tellement bien que je suis tombée malade et ai été à nouveau hospitalisée… Mais cette hospitalisation m’a fait du bien. Comme si la paix contagieuse de dom Massein m’avait profondément pacifiée.

Et l’écriture, en quoi vous a-t-elle aidée ?

V. D. : L’écriture était chez moi un vieux rêve et un tourment. J’écrivais régulièrement, mais dans la solitude, entre moi et moi, comme pour obéir à une injonction : « Ma fille, tu écriras sinon tu passeras à côté de ta vie! » Je posais le problème en termes métaphysiques de « vocation » et j’essayais, tour à tour, de renoncer à ce bien précieux, à l’instar du « jeune homme riche » d e l ’ Év a n g i l e , o u a u contraire de faire fructifier mon « talent »… Pendant des années, j’ai été ainsi prise entre deux feux… Jusqu’au jour où, un an après ma rencontre avec dom Massein, lors d’un séjour à Assise avec mon mari et nos deux filles, je me suis retrouvée simplement à écrire sans avoir à remplir une « mission » : il me suffisait d’accueillir la plénitude de ce qui m’était donné.

Comment expliquez-vous cette souffrance intérieure ?

V. D. : À l’origine de toute psychose – et la bipolarité en est une –, il y a comme un trou au milieu de soi qu’on ne peut ni éviter, ni combler. J’ai été obligée de vivre avec ce trou abyssal et m’en suis protégée par divers mécanismes de défense, notamment, pendant ma jeunesse, en me coupant de ma sensibilité. Peu à peu, j’ai compris que guérir n’est pas ne plus être malade, mais vivre dans l’incandescence de la vie, c’est-à-dire d’être capable de souffrance, de l’accueillir pour ce qu’elle est, et de l’accepter en communion avec toutes les personnes qui souffrent… Un peu comme quelqu’un qui, après s’être débattu dans la mer par peur de s’y noyer, découvre qu’il lui suffit de flotter paisiblement. Dès que l’on dit « oui », on est dans la proximité du Seigneur.

RECUEILLI PAR CLAIRE LESEGRETAIN


Folie et sainteté

« Le rapprochement entre folie et sainteté se dédouble en deux questions cruciales : la question de la coexistence, dans la même personne, de la folie ”pathologique” et de la sainteté, soit : un fou peut-il être un saint ? Et la question de la folie comme imitation de Jésus-Christ. Ces deux questions environnent celle de l’amour fou qu’ont manifesté certains saints, et plus généralement la “mystique”’ en tant que forme excessive et extatique de la vie religieuse.

À la première question, on peut répondre (…) en rappelant les personnalités perturbées de saint Jean de Dieu et de JeanJoseph Surin. Ils possédaient tous les symptômes de la folie mais restaient à la limite du pathologique. Car le pathologique se caractérise non pas d’abord par des “extravagances”, des démarches hors la voie “normale”, mais par un repli sur soi qui coupe le fou du monde et de Dieu. La folie comme “autisme” est incompatible avec la sainteté.

À la seconde question, on peut rappeler des figures de “fous” qui recherchent mauvais traitement et humiliations “à cause du Seigneur”, telle Louise du Néant qui priait Dieu de la rendre folle pour l’imiter dans sa folie salvatrice. »

Délires et sérénité. Du spirituel en milieu psychiatrique, de Frédéric Le Gal, Cerf, 160 p., 14 €.

 

Depuis 1982, l’association chrétienne « Relais Lumière Espérance » soutient les familles et amis de personnes en souffrances psychiques

Une lumière dans la nuit des proches de malades psychiques

«Seigneur, c’est trop, je n’en peux plus ! », écrivait en substance SOlivier Balsan, sous la forme d’un psaume, après la dernière hospitalisation en psychiatrie de son fils, pendant la Semaine sainte 2009. C’était la énième fois que ce fils brillant, dont la maladie psychique avait été diagnostiquée en classe préparatoire, était hospitalisé, et ses parents étaient désemparés. « À la Pentecôte suivante, notre fils de 36 ans décédait d’un accident cardiaque », raconte aujourd’hui Olivier Balsan, président de Relais Lumière Espérance, et membre depuis dix ans de cette association fondée en 1982 par l’Office chrétien des personnes handicapées (OCH) et le Secours catholique.

« La raison d’être de Relais c’est d’apporter un soutien spirituel aux proches d’une personne en souffrances psychiques », poursuit Olivier Balsan, en précisant que l’association compte 700 adhérents mais touche régulièrement plus de 1 500 familles à travers une cinquantaine de groupes de partage. Ces parents et conjoints se retrouvent souvent isolés socialement – voire rejetés et culpabilisés – et ont besoin d’échanger avec d’autres qui vivent les mêmes choses et ne les jugent pas. Souvent, aussi, la maladie psychique d’un enfant divise le couple parental : « La plupart des mères viennent seules à nos réunions car les pères préfèrent s’investir ailleurs », regrette le président de Relais Lumière Espérance.

Ainsi Marie-Laure Chabrol, membre de Relais dans l’Ouest parisien depuis 2007, quelques années après que son dernier fils, alors âgé de 16 ans, a été diagnostiqué comme bipolaire, se dit reconnaissante envers son groupe de l’avoir aidée, « par l’écoute bienveillante et la prière, à accepter la maladie de (son) enfant et l’impact de celle-ci sur la vie familiale ». Ces échanges aident aussi à sortir de la colère, de la révolte ou du déni, à renoncer à l’espoir d’une vie normale, à changer son propre regard… Bref, à consentir à un chemin inconnu, « un chemin de conversion », selon Olivier Balsan.

Ce que confirme le P. François Ripoche, 77 ans, conseiller spirituel d’un groupe de Relais en banlieue parisienne, après avoir été longtemps aumônier d’hôpital psychiatrique : « La maladie psychique, chez les malades comme chez les proches, fait s’effondrer tous les échafaudages religieux construits jusque-là… » Il souligne également que les proches et les malades sont en demande de sens, s’interrogeant souvent douloureusement sur la valeur et la fécondité de leur vie.

En racontant, avec simplicité, le temps qu’il leur a fallu pour comprendre et accepter le comportement de leur enfant ou de leur conjoint, les membres du Relais éclairent et encouragent ceux qui n’ont pas encore fait ce parcours. « Devenus plus apaisés, ils deviennent source d’apaisement pour d’autres ; voyant plus clair en leur conscience, ils deviennent source de Lumière », écrivait Mgr Jean-Charles Thomas, ancien conseiller spirituel national de Relais Lumière Espérance.

De fait, chaque rencontre mensuelle est l’occasion d’un approfondissement de la parole de Dieu, pour percevoir que « le Christ est présent au milieu de nous, comme il l’était avec les pèlerins d’Emmaüs », rappelle Olivier Balsan. Car, pour ces proches de malades comme pour les disciples d’Emmaüs, il s’agit bien de passer des ténèbres du désespoir à la certitude de la Résurrection.

 

Pour trouver de l’aide

Réseau chrétien • Relais Lumière Espérance : pour l’entourage familial. TéL. : 01.44.49.07.17 ou www.relaislumiereesperance.fr

• Association Amitié Espérance :

pour les personnes malades. Répondeur national : 06.95.35.07.67 ou www.amitieesperance.cef.fr

• Demeures des sources vives :

lieux d’hébergement pour personnes en difficultés psychiques. 
SiTE :
www.dsv-sources-vives.fr • Service écoute Conseils de l’OCH :

pour trouver associations et lieux qui accueillent les personnes fragiles psychiquement et leurs proches. 
TéL. :
01.53.69.44.30 mardi après-midi, mercredi et jeudi matin. Sur le site www.och.fr, possibilité de poser une question à Frère Marc (rubrique « un soutien dans la foi »).

• Beaucoup d’hôpitaux psychiatriques ont une aumônerie (certaines hors les murs, comme l’Espace Philippe-Deschamps à Paris). Voir les services diocésains de la pastorale de la santé ou de la pastorale des personnes handicapées (PPH). • Fondation John-Bost : structure protestante qui accueille pour des séjours de moyenne et longue durée des enfants, adolescents ou adultes en difficultés psychiques ou atteintes de maladie mentale. TéL. : 05.53.58.01.03 ou www.johnbost.org

Réseau non confessionnel • Unafam : lieu d’information et d’aide pour les familles. TéL. : 01.53.06.30.43. • Œuvre Falret : structures d’accueil exclusivement par l’intermédiaire d’une assistante sociale. TéL. : 01.58.01.08.90.