Les « bonnes soeurs » au XIXè siècle

jeanne_juganSi l’on avait demandé à un Français du siècle dernier comment se manifestait le plus visiblement la charité de l’Église envers tous les malheureux, il est probable qu’il aurait répondu: par la présence des «bonnes sœurs». Une expression passée dans l’usage, et qui en dit long sur le message de miséricorde qu’elles parvenaient à transmettre. Même si l’on colporte ici ou là — mais qui est parfait ? — le contre-témoignage d’une tendresse un peu rude. Leur présence était réellement massive et universelle, à la ville comme à la campagne, et cela principalement comme infirmières ou institutrices; personne ne pouvait l’ignorer.

Il y avait, certes, bien d’autres formes de la charité de l’Église. Mais je dois limiter mon propos. Il faudrait, bien sûr, évoquer les congrégations masculines; mais elles étaient considérablement moins nombreuses, moins universellement présentes. La littérature romantique a souvent exalté le dévouement du «curé de campagne», c’est-à-dire du clergé séculier; dévouement qui était à la fois pastoral, social et caritatif. Enfin il serait injuste de passer sous silence la prière des religieuses contemplatives: dans une perspective de foi, y a-t-il plus grande charité que de consacrer sa vie à l’intercession ?

Je m’en tiendrai donc ici aux «sœurs», femmes consacrées de «vie active». C’est un fait majeur de l’histoire de la France au XIXe siècle que l’augmentation spectaculaire de leur effectif, qui en vient à occuper tous les secteurs du paysage social. Les recherches de l’historien Claude Langlois (Le Catholicisme auféminin, Cerf, 1984) permettent de prendre la mesure du phénomène. Il évalue le nombre des «sœurs» à 12.000 environ en 1808, à 135.000 environ en 1878 : la croissance est impressionnante, on s’explique le sentiment d’une présence intensive. Mais il y a plus remarquable encore : la même période connaît un véritable feu d’artifice de fondations de nouvelles congrégations, environ 400, estime Claude Langlois. Il faut essayer de s’expliquer et cette vitalité (c’est l’aspect le plus important), et aussi cet émiettement, dans lequel les diverses familles religieuses se laissent à peine distinguer par des désignations très voisines (« Dieu seul s ‘y reconnaît, et encore n’est-ce pas sûr», dit une boutade un peu usée).

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Ce grand nombre de congrégations à bien des égards parallèles, et formant à nos yeux «double emploi», s’explique par le contexte historique, aussi bien civil qu’ecclésial. La France du XIXe siècle n’est pas encore celle du TGV et du téléphone portable. C’est au contraire un pays qui reste très fortement cloisonné, où le réseau ferroviaire ne s’installe qu’au milieu du siècle, où les langues régionales sont loin d’avoir disparu, où l’horizon de la plupart des Français ne dépasse pas le petit «pays» où ils sont nés. Et cela vaut aussi dans le domaine de la vie religieuse: les évêques, quoique très dépendants du Ministère des Cultes, se veulent maîtres chez eux ; ils sont peu ouverts à l’éventualité d’une concertation «horizontale» ; ils souhaitent disposer de «leur» congrégation diocésaine.

Mais ce qui frappe davantage encore, c’est la puissance de l’expansion globale des «bonnes sœurs». Il ne suffit pas d’invoquer les circonstances favorables qui permettent le démarrage du début du siècle: une partie de la génération post-révolutionnaire est animée d’une solide volonté de reconquête religieuse; Napoléon se montre aussi bienveillant envers les «sœurs» de vie active qu’il est hostile aux «religieuses» contemplatives ; il est bien par là un homme du temps des «Lumières», soucieux d’une utilité sociale de la religion.

Il faut surtout tenir compte de quelques grandes évolutions de la société, dont l’effet se prolonge tout au long du siècle. Et d’abord, de la lente amélioration du niveau de vie qui, avec des hauts et des bas, et bien des exceptions, touche plus ou moins toutes les catégories sociales. Elle entraîne une demande croissante d’instruction et de soins, qui justifie les deux orientations majeures de l’activité des «sœurs». Inversement, dans un autre domaine, c’est l’absence d’évolution qui favorise leur recrutement : ce n’est guère qu’à la fin du siècle que s’amorce une émancipation des femmes ; la femme au XIXe siècle reste une mineure. De ce fait, la vocation religieuse a pu apparaître comme une voie d’émancipation, où, malgré la tutelle cléricale et masculine, de vraies responsabilités se trouvaient offertes.

La conception même de la vie religieuse a connu dans l’Église une sensible évolution. Longtemps on n ‘y a envisagé la vie consacrée féminine que comme contemplative et cloîtrée: Bénédictines, Clarisses, Carmélites, etc. Il a fallu attendre le XVIIe siècle pour que perce difficilement un autre modèle, celui d’une «vie active» menée au contact du monde. C’est ce second type qui l’emporte au XIXe avec l’expansion que nous avons observée plus haut. Elle touche aussi bien des congrégations anciennes, dont la plus connue est celle des Filles de la Charité de saint Vincent de Paul, que ces congrégations nouvelles apparues en si grand nombre.

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Pour humaniser quelque peu des propos trop généraux, je voudrais maintenant tourner notre attention vers un choix d’une dizaine de fondatrices de ces congrégations nouvelles. Sans doute la présentation de leur parcours nous éclairera-t-elle sur la vocation de ces milliers de femmes qu’elles ont entraînées sur les chemins de la vie consacrée. Choix assez largement arbitraire: je retiens des personnalités que (pour la plupart) une béatification ou une canonisation a fait connaître du grand public, fondatrices de congrégations ayant fait preuve d’un développement numérique non négligeable. Voici leurs noms, et ceux des instituts qu’elles ont fondés :

– Anne-Marie Javouhey, Sœurs de Saint-Joseph de Cluny

– Anne-Marie Rivier, Présentation de Marie de Bourg Saint-Andéol

– Émilie de Rodat, Sainte-Famille de Villefranche-de-Rouergue

– Jeanne Jugan, Petites Sœurs des Pauvres

– Jeanne-Antide Thouret, Sœurs de la Charité de Besançon

– Jeanne-Élisabeth Bichier des Âges, Filles de la Croix-Saint-André

– Madeleine-Sophie Barat, Dames du Sacré-Cœur

– Marie-Euphrasie Pelletier, Notre-Dame de la Charité du Refuge

– Marie-Madeleine Postel, Sœurs des Écoles Chrétiennes de la Miséricorde.

Comme il est normal puisque les fondations se succèdent de 1796 à 1838, la plupart d’entre elles sont nées sous l’Ancien Régime, deux seulement pendant la Révolution. Pas de surprise non plus quant aux lieux de naissance: les terres de chrétienté de l’Ouest (Manche, Île-etVilaine, Vendée) et du Sud-Est (Doubs, Ardèche, Aveyron) y sont fortement représentées. Le milieu familial est plus divers qu’on ne l’aurait peut-être attendu, depuis la noble ascendance d’Émilie de Rodat, jusqu’aux origines très modestes de Jeanne Jugan; plusieurs sont issues d’un milieu de paysans aisés, des «laboureurs» comme on disait alors. D’où une très grande diversité aussi quant aux études menées à bien dans leur jeunesse (nous ne parlons pas ici de l’expérience, tant profane que spirituelle, que la vie leur fera acquérir).

L’expérience majeure de leur jeunesse est, pour la plupart d’entre elles, celle de la Révolution Française. Selon leur âge, elles sont plus ou moins engagées dans la résistance à la politique antireligieuse de la Révolution. Pour les plus jeunes, c’est seulement la participation à la pratique religieuse clandestine. Pour les plus âgées — Jeanne-Antide Thouret qui a la trentaine au moment de la Terreur, Marie-Madeleine Postel qui approche de la quarantaine —, elles sont au premier rang pour organiser le maintien de la vie chrétienne : aménagement d’oratoires secrets, accueil des prêtres insermentés, distribution de la communion, etc. On ne saurait exagérer l’impact d’une telle expérience sur de jeunes âmes déjà ferventes. Il arrive qu’elles cherchent ensuite longuement leur voie à travers plusieurs essais de vie religieuse dans divers instituts. Signalons encore qu’il arrivera même à deux d’entre elles — Jeanne-Antide Thouret et Jeanne Jugan (mais c’est un cas relativement fréquent) — d’être déposées de leur supériorat et de finir leur vie dans l’obscurité et l’oubli.

Mais le point le plus important de ce petit sondage est dans les orientations que ces quelques fondatrices donnent au dévouement des femmes qu’elles rassemblent, forment et lancent dans l’action. Sur les neuf, six dirigent leurs disciples vers les tâches de l’enseignement, il est vrai de manière très diversifiée, depuis Madeleine-Sophie Barat qui entend s’occuper des filles de la bourgeoisie, jusqu’à Jeanne-Antide Thouret ou Jeanne-Élisabeth Bichier des Âges qui pensent plutôt aux enfants de la campagne, en y joignant les soins aux malades et le secours aux pauvres. Les trois autres congrégations se spécialisent assez rapidement dans des «créneaux» bien précis : Marie- Euphrasie Pelletier accueille celles qu’on appelait alors les «filles repenties», Jeanne Jugan recueille et soigne les vieillards pauvres et abandonnés, tandis qu’Anne-Marie Javouhey s’oriente vers les missions lointaines. On a par là un aperçu des multiples besoins auxquels répondaient au XIXe siècle les congrégations de «sœurs».

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Je terminerai par quelques réflexions sur l’image de marque des «sœurs» dans la société et dans l’opinion de ces XIXe et même XXe siècles. Car nous y ferons quelques constatations surprenantes, qui demanderaient à être vérifiées par de longues recherches. Ce que j’avance est de l’ordre de l’intuition ou de l’hypothèse.

J’ai dit en commençant combien le dernier siècle professait une vive admiration pour celles qu’il appelait volontiers les «sœurs de charité». De multiples témoignages en sont donnés, et cela surtout à l’occasion des grandes secousses sociales que sont guerres ou révolutions : par exemple, au milieu du siècle, les «journées» de 1830 ou 1848, les guerres de Crimée ou d’Italie. On voit même s’esquisser le phénomène, que l’on aurait pu croire contemporain, du vedettariat : telle l’immense popularité qui entoure, dans les années 1840-1850, la sœur Rosalie Rendu, Fille de Charité dans le quartier Mouffetard.

Et pourtant, et l’on s’étonne, la «bonne sœur» ne semble pas inspirer ni les artisans ni les écrivains. Passe encore pour la peinture, où elle n’a guère sa place dans le «grand genre» de la peinture d’histoire, mais n’apparaît pas non plus à la faveur du réalisme. Des oublis sont toujours possibles, mais je ne trouve à citer aucune œuvre célèbre. Il faut aller jusqu’aux petits maîtres de la «peinture de genre», pour rencontrer les «sœurs» comme personnages habituels des scènes de la vie contemporaine (je pense à François Bonvin). Le constat semble être le même si l’on se tourne vers la littérature. Sauf omission toujours possible, les grands écrivains du siècle, dont plusieurs «construisent» de très nombreux personnages fictifs, n’incluent parmi eux aucune «sœur», du moins au premier rang. Je n’en vois pas chez Hugo, chez Balzac, chez Zola, etc. Est-ce le respect qui les paralyse? Est-ce la difficulté bien connue de «faire de la bonne littérature avec de bons sentiments» ? Ou bien subsiste-t-il quelque incompréhension ?

Si nous franchissons les premières années du XXe siècle, la Séparation de 1905, la Guerre de 1914, le paysage se transforme sensiblement jusqu’en notre temps. L’opinion dans son ensemble paraît avoir abandonné le préjugé favorable de l’époque précédente, l’admiration est moins générale, la vénération moins spontanée ; la «vague laïque» des années 1900 est passée par là, avec ses conséquences : baisse des effectifs congréganistes, laïcisation des tâches scolaires et hospitalières. Paradoxalement, on a l’impression que le personnage de la «sœur» revient en force dans les productions du cinéma ou de la télévision. Mais cela signifie-t-il un regain d’admiration, ou la mise en valeur d’un type pittoresque un peu suranné, attractif parce qu’obsolète ? On est sur un terrain plus sûr avec la vénération universelle qui place une Mère Teresa ou une Sœur Emmanuelle parmi les grandes figures spirituelles de notre temps.

Claude Savart, Revue Sources Vives, n° 87, Dieu de Miséricorde, pp. 117-123, sept. 1999