Trois saints témoins de la miséricorde

La miséricorde engage toute la vie…

camille_de_lellis1. St Camille de Lellis, patron des malades et du personnel des hôpitaux

Du mercenaire à l’infirmier

Camille de Lellis est né le 15 mai 1550, à Bucchianico, petite bourgade des Abbruzes dans le royaume de Naples, dans une famille de petite noblesse sans fortune. Après une enfance difficile — sa mère meurt alors qu’il n’a que 12 ans -, le jeune homme qui rêve de fortune et de gloire, décide d’adopter le métier de son père, capitaine mercenaire. Il combat au service de Venise, puis de la couronne d’Espagne. C’est un jeune homme impétueux, querelleur, insouciant et surtout joueur. Au jeu il perd sa solde et tout ce qu’il possède.

À l’âge de 20 ans, il souffre d’une plaie à la jambe, un ulcère incurable qui le tourmentera toute sa vie, avec des périodes de rémission et de quasi-guérison, et des périodes de crises douloureuses quand l’ulcère se rouvre. C’est au cours d’une de ces crises qu’il entre en contact avec le monde des hôpitaux. Il se fait soigner à Rome, à l’hôpital Saint-Jacques des Incurables où il exerce quelque temps le métier d’infirmier, pour gagner de quoi subsister. Ce premier séjour se termine mal : bagarreur, indiscipliné, il néglige souvent son travail à cause de sa passion pour le jeu. On le renvoie et il reprend sa vie errante de mercenaire.

Au début de 1575, n’ayant plus d’engagement, sans ressources, il mendie pour survivre. Il finit par trouver du travail comme ouvrier dans le chantier de construction d’un couvent destiné aux capucins.

C’est là que Dieu l’attend. Un jour, le contremaître du chantier l’envoie faire une livraison à un couvent de capucins proche. Le frère portier qui l’accueille, engage avec lui une longue conversation qui bouleverse Camille : ce frère Angelo qui a le don de lire dans les âmes, lui parle comme un père à son fils, lui faisant prendre conscience du vide de sa vie, l’incitant à revenir vers le Père de miséricorde qui lui tend les bras. Alors c’est un retournement complet : après une nuit de larmes et de repentir, touché au plus profond par l’amour que Dieu témoigne au grand pécheur qu’il a conscience d’être, il prend avec détermination un chemin nouveau : il va donner toute sa vie à Dieu en devenant moine, et il demande à entrer chez les capucins.

Il commence son noviciat. Mais la plaie de sa jambe s’étant rouverte — à force de frotter contre l’ourlet rugueux de sa robe de moine -, ses supérieurs estiment qu’il ne peut rester au couvent. Il part donc se faire soigner à nouveau à l’hôpital Saint-Jacques de Rome.

Il espère guérir et revenir chez les capucins. Pendant quatre ans, il fera plusieurs tentatives. Chaque fois que son état s’améliore, il demande à nouveau son admission. Mais chaque fois, sa plaie se rouvre et il doit partir. Rongé par le doute, les scrupules, il se demande ce que Dieu attend de lui. Il croyait être appelé à la vie monastique et cela s’avère impossible.

Peu à peu, et avec l’aide de Philippe Neri, le fondateur des oratoriens, devenu son père spirituel, il finit par discerner sa vocation : à l’hôpital Saint-Jacques où il est soigné, il s’est mis au service des malades comme infirmier et il comprend que c’est cela que Dieu veut pour lui : soigner avec respect et amour ces frères souffrants.

« Ce que vous faites à l’un de ces petits… »

Il faut dire qu’au XVIe siècle, le fonctionnement des hôpitaux est loin d’être satisfaisant. Construits et gérés par l’Église, les hôpitaux accueillent uniquement les vagabonds et les pauvres qui n’ont pas les moyens de se faire soigner. Les règles d’hygiène y sont négligées, la saleté est partout. On entasse les malades dans des grandes salles sans air ­ — les fenêtres sont toujours fermées, car on croit que l’air extérieur est dangereux ­­ — d’où une terrible puanteur. Les malades sont trop nombreux, plusieurs partagent le même lit, beaucoup gisent par terre.

Le service est assuré par un personnel peu nombreux, mal payé, mal formé, souvent négligent et parfois brutal avec les malades. Bien sûr des prêtres visitent les malades et assistent les mourants, mais c’est un service mal considéré et mal rétribué, et souvent sont affectés à ce service des prêtres plus ou moins marginaux, certains même interdits de célébration ; on devine que leur attitude à l’égard des malades est pour le moins négligente.

C’est tout cela que Camille voit et déplore, car pour lui ces malades, ces mourants sont les enfants aimés de Dieu. En les servant, c’est le Christ lui-même qu’il sert, lui qui a dit : « Ce que vous avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ».

Très vite, cet infirmier humble, patient, d’un dévouement inlassable, est remarqué par la direction de l’hôpital Saint-Jacques. On lui confie des responsabilités : nommé « maître de maison », c’est-à-dire à la fois intendant et surveillant du personnel de l’hôpital, il améliore l’accueil des malades et leurs conditions de vie, en veillant à l’ordre, la propreté, la nourriture ; il met fin aux négligences du personnel soignant, renvoyant les paresseux et les incapables, incitant les autres à plus d’attention et de respect envers les malades.

Serviteurs des malades

Une nuit d’août 1582, Camille reçoit dans la prière l’idée de créer une communauté d’hommes qui seraient au service des malades uniquement par amour de Dieu et du prochain, s’occupant d’eux « comme une mère s’occupe de ses enfants ». Il en parle à cinq employés de l‘hôpital en qui il a confiance. Ensemble ils réfléchissent et prient pour que Dieu les guide et les éclaire.

Au départ, Camille et ses compagnons n’envisagent rien d’autre qu’une communauté de laïcs engagés dans le service des malades. Mais bientôt il leur paraît nécessaire que des prêtres en fassent partie, pour assister les mourants. Conseillé par Philippe Neri et d’autres, Camille décide de répondre à cet appel. Mais il doit combler les lacunes d’une instruction plus que sommaire. À 33 ans, il retourne à l’école… En 1584, il est ordonné prêtre.

Nommé chapelain d’une petite église de Rome, il s’y installe avec ses compagnons. C’est une nouvelle étape, car il apparaît que pour pouvoir être acceptée dans tous les hôpitaux, et pas seulement à Saint-Jacques, et pour pouvoir grandir en recrutant de nouveaux membres, la jeune communauté doit se transformer en une congrégation qui pourra être officiellement reconnue par les autorités ecclésiastiques.

Malgré l’opposition de Philippe Neri qui pense que Camille est incapable de diriger une telle entreprise et qui refuse de continuer à être son conseiller spirituel, la petite communauté grandit très vite. Des laïcs et des prêtres y entrent, une règle est rédigée, un nom est choisi : « Congrégation des ministres des infirmes », plus tard : « des serviteurs des malades » ; un habit est adopté : une soutane noire marquée d’une croix rouge. Grâce au soutien de plusieurs dignitaires ecclésiastiques, impressionnés par le travail magnifique accompli par les frères dans les hôpitaux, la congrégation est reconnue par le pape en 1586.

« Comme une mère s’occupe de ses enfants »

Bientôt de nombreuses fondations se créent dans les grandes villes italiennes : Milan, Naples, Turin, Palerme, Gênes… réclamées par les responsables civils et religieux. En 1591, une dernière étape est franchie : la congrégation est érigée en ordre religieux par le pape. Désormais les frères prononceront des vœux définitifs.

En plus des trois vœux habituels : pauvreté, chasteté, obéissance, les frères prononcent un quatrième vœu : « le soin des pauvres malades, même atteints de la peste ».

Concrètement, à l’exemple de Camille de Lellis, cela signifie que les frères vont partout où des malades pauvres ont besoin d’eux. D’abord dans les hôpitaux, mais aussi dans les taudis où s’entassent les pauvres, dans les hospices, les auberges de pèlerins, les prisons, les galères. Quand une épidémie de peste se déclare dans une ville — et malheureusement c’est fréquent à cette époque — les frères s’y rendent aussitôt, et souvent ils restent les seuls à soigner et à assister les mourants quand la plupart des autres soignants se sont enfuis. Où qu’ils soient, ils réconfortent, entourent avec amour chaque malade « comme une mère soigne son enfant unique malade », ainsi que le répète Camille de Lellis. Rien ne les rebute, ni la saleté, ni la puanteur des plaies purulentes, ni le danger de la contagion. Près des malades, ils assurent toutes les tâches — y compris parfois le ménage, la cuisine, la surveillance des enfants quand ils se rendent au domicile des plus pauvres.

L’assistance spirituelle est aussi essentielle, en particulier près des mourants qu’ils aident à se remettre entre les mains de Dieu, à qui ils portent les sacrements, avec qui ils prient jusqu’au dernier instant. Bientôt les contemporains les surnomment les « Pères de la Bonne Mort ».

Patron des malades et des infirmiers

Camille de Lellis assume les lourdes responsabilités de « préfet général » de l’ordre — un ordre en rapide expansion. Il est obligé de voyager beaucoup pour organiser les fondations et veiller à leur bon fonctionnement. Sa plaie à la jambe le fait souvent souffrir. Malgré la fatigue et la douleur, il ne renonce jamais à servir lui-même les malades. Donnant l’exemple d’un dévouement inlassable, il exige la même chose des frères, et il aura bien du mal à accepter l’idée qu’il faut aménager dans leur existence des moments de répit et des temps de repos physique et spirituel. Certains mouraient à la tâche, d’autres renonçaient lorsqu’ils étaient trop épuisés.

Comme supérieur général de l’ordre, Camille de Lellis est non seulement trop exigeant, mais il commet aussi des erreurs — qu’il reconnaîtra d’ailleurs avec une grande humilité : ainsi sous sa direction, l’ordre s’endette gravement, en partie parce que Camille est incapable de refuser une demande de fondation et ne se préoccupe pas des bases financières indispensables. Par ailleurs il ne veille pas assez à la formation des frères à leur rude apostolat, à la formation intellectuelle des prêtres qui seront confrontés tous les jours à la difficile mission d’assister les mourants. D’où des crises et des départs.

En 1607, suite à ces difficultés, Camille renonce à ses responsabilités de supérieur général. Il partage désormais son temps entre les voyages que lui imposent ses supérieurs pour visiter les fondations, et le service toujours aussi humble et empressé auprès de ses chers malades, à Rome.

Mais sa santé se délabre peu à peu. À la fin de 1613, il doit cesser toute activité. Il prie jour et nuit pour ses frères et ceux dont ils sont les serviteurs, les pauvres malades. Il meurt dans la paix en juillet 1614, laissant une œuvre considérable : 15 fondations et 250 frères en Italie, et bientôt d’autres dans toute l’Europe.

Canonisé en 1746, il sera déclaré plus tard, conjointement avec saint Jean de Dieu, patron des malades et du personnel des hôpitaux (fête le 14 juillet).

Colette Savart

 

damien_de_veuster2. St Damien de Veuster, lépreux parmi les lépreux

Peut-on ne pas avoir un caractère commode et être capable, par ailleurs, d’amour héroïque envers son prochain ? Oui, puisque ce fut le cas du Père Damien, canonisé en 2009. On peut assurément être saint et avoir mauvais caractère ; on ne peut l’être sans être envahi par l’Amour et en devenir le relais. La biographie de Damien De Veuster est de celles qu’une certaine hagiographie avait travesties et que l’histoire a décapées au bénéfice de la vérité et des chrétiens ordinaires, encouragés de s’apercevoir que leurs déficiences ne sont pas un obstacle à la sainteté si la Foi, l’Espérance et la Charité — cette dernière surtout — viennent rendre des ailes à une vie somnolente.

Chez les « picpus »

L’enfance de Joseph (c’était son nom de baptême) De Veuster, né en 1840 à Tremelo, un petit village du Brabant flamand, proche de Louvain, fait découvrir ce qu’était la vie paysanne au milieu du siècle passé et comment certains des plus délurés pouvaient échapper à un fatalisme qui imposait aux enfants, du moins à ceux qui survivaient, les conditions de vie de leurs parents. La maladie et l’insécurité étaient aux aguets. La foi, pas toujours éclairée, était rivée au cœur et aux entrailles de ces villageois ; grâce aux fêtes et aux processions (suivies de kermesses), elle mettait du relief dans des vies qui sans cela auraient chaviré dans la grisaille et la morosité.

C’est dans ce contexte que s’écoulèrent les premières années, somme toute assez heureuses, de cet enfant turbulent, têtu, colérique (comme sa mère) et casse-cou. Les parents de Joseph, agriculteurs-commerçants, étaient néerlandophones, mais frottés de langue française. Sa mère, de temps en temps, ouvrait un énorme livre écrit en vieux flamand, imprimé en caractères gothiques, et lisait à haute voix des récits concernant les anciens martyrs dont les enfants étaient particulièrement friands.

À dix-neuf ans, après des études longuement interrompues, Joseph entra dans la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, chez les picpus, comme on disait plus commodément (du nom de la rue de Picpus près de laquelle se trouvait la maison mère à Paris). Son savoir-faire manuel et son maigre bagage intellectuel antérieur prédisposaient plutôt Joseph, devenu entre-temps Damien, à devenir frère. Mais ce postulant qui avait des idées bien arrêtées voulait devenir prêtre et, après des études complémentaires, le devint en effet… à Honolulu où il était arrivé quelques semaines plus tôt en 1864. Les picpus étaient une congrégation missionnaire. Damien, après une année de noviciat à Paris et deux autres années à l’Université de Louvain, s’était présenté de façon impromptue pour remplacer son frère désigné pour la mission des îles Hawaï, mais bientôt terrassé par la maladie. Se heurtant au net refus du supérieur de Louvain, Damien développa devant le supérieur général des arguments auxquels celui-ci se rendit. Avant son départ, son frère encore malade donna à Damien son exemplaire de la Theologia moralis de saint Alphonse de Ligori : elle lui serait utile, pensait-il, pour déterminer les pénitences adéquates que le missionnaire aurait à imposer quand les « sauvages » lui confesseraient les péchés les plus abominables.

Dans l’archipel des Hawaï

Le renfort qu’apportait à l’évêque, Mgr Maigret, l’arrivée de Damien et de ses confrères était bienvenu, tout l’archipel des Hawaï ne comptant alors que dix-huit prêtres. Un vaste secteur fut confié à Damien. Les difficultés ne manquaient pas : l’immoralité ambiante, les relations difficiles avec les protestants, la présence d’une secte de fanatiques, le manque de persévérance des nouveaux convertis qui retournaient à leurs anciens dieux, les cataclysmes naturels : éruption volcanique et ouragan, parfois des relations difficiles avec le père provincial. Mais un souci majeur assombrissait la vie de Damien : le sort effroyable des lépreux livrés à la déréliction spirituelle et matérielle.

Mgr Maigret imagina d’affecter quatre prêtres volontaires au service des lépreux. Ils se relaieraient tous les trois mois. Damien fut de ceux qui se présentèrent. L’évêque l’envoya en premier. Le volontaire ne devait pas se consacrer uniquement à la léproserie, mais à toutes les paroisses de l’île de Molokaï. Dans cette île perdue du Pacifique, la colonie des lépreux, composée d’environ cinq cents proscrits débarqués de force, était la cité de la souffrance et du désespoir. L’évêque avait dit à Damien : « pas de contact physique avec les lépreux ». Cela signifiait : ne serrer aucune main ni même baisser la tête pour permettre à un lépreux de passer autour du cou un lei, collier de fleurs tressé par des mains infectées.

« Nous, lépreux… »

À Kalawao, Damien découvrit l’horreur : des oreilles déformées, des membres atrophiés, des plaies purulentes dégageant une odeur fétide, des ulcères où grouillaient les vers. Le pauvre prêtre, qui n’avait pour bagage que son bréviaire, un autel portatif et un parapluie, prêcha l’Évangile et baptisa. Le soir, il dormait sous un palmier, à même le sol, tourmenté par des insectes. D’autres pères picpus étaient déjà allés à Kalawao ; mais cette fois, la presse s’était emparée de l’événement. Après à peine trois mois, dans la pensée de tous et dans les cœurs, Damien avait partie liée avec la communauté lépreuse ; le relais trimestriel prévu n’eut pas lieu.

L’abnégation de Damien suscita partout admiration et affluence de dons : encens et or. De ce dernier, Damien, court-circuitant sa hiérarchie, disposa à sa guise au service des lépreux. Cette autonomie dans l’action n’eut pas l’heur de plaire à ses supérieurs. À l’or et à l’encens que lui donnaient des étrangers vint s’ajouter la myrrhe de la réprobation des autorités de la Congrégation.

Cet homme au tempérament tranché à la hache, était un superactif ; il était prompt et efficace dans l’action. Le pasteur fut aussi un bâtisseur et un organisateur. Mais les hommes restèrent toujours premiers dans son zèle. Partout il était le serviteur des lépreux, aussi dans la case-mouroir où on amenait en brouette les agonisants qui y passaient leurs dernières heures, seuls.

Trois ans après son arrivée à Kalawao, Damien décela sur son corps les premiers indices, encore incertains, de la lèpre. Il expérimenta sur lui tout nouveau médicament et, pour contribuer à l’étude de la maladie, tint un journal de bord de sa lèpre. À peine arrivé à Molokaï, il disait : « Nous, lépreux ». C’était une authentique compassion, au sens étymologique, une miséricordieuse solidarité de l’homme avec l’homme, la communion des saints incarnée dans le quotidien.

La vie de Damien allie merveilleusement la lutte pour l’homme et l’accueil du don de Dieu. Le cardinal Danneels écrit : « Il était à la fois missionnaire et agent au développement, évangélisateur et assistant social. L’un dans la continuité de l’autre. Il ne connaissait pas la soi-disant opposition entre Mission et Entraide et Fraternité ». Il a construit un hôpital où l’on testait la méthode Goto, initialement prometteuse. Dans cette colonie de lépreux, lieu d’absolu désespoir, l’espoir et même la joie reprirent pied. Damien créa une fanfare, organisa des fêtes, recréa une vraie communauté. Même dans les enterrements, une certaine joie était sensible.

Dans sa lutte contre la lèpre, il agit sans œillères, collaborant allègrement avec des protestants : c’était avant la lettre un œcuménisme pratique. En tout cela il restait relié à la source, le Christ eucharistique qu’il laissait agir en lui longuement dans l’adoration. Avec le Christ il s’étendit sur la croix, portant dans sa chair ses stigmates. L’amour consuma ses défauts. Dieu fait des saints avec toute étoffe.

Un jour de 1889, le Times de Londres annonça au monde la mort de l’apôtre des lépreux. Par sa vie, Damien avait proclamé humblement à quel partage conduit la miséricorde (fête le 10 mai ou 15 avril, selon les pays).

Père Raymond Loonbeek

 

jean_joseph_lataste3. Bx Jean-Joseph Lataste, ou la miséricorde retrouvée

Jeune prédicateur dominicain, il a débuté dans l’ordre à Saint-Maximin en Provence, au moment du renouveau de la dévotion à Marie-Madeleine. Prêtre depuis un an et demi, le 15 septembre 1864, le Père Lataste est invité à prêcher devant environ trois cent quatre-vingts prisonnières d’une des cinq centrales de détention pour femmes, celle de Cadillac, près de Bordeaux.

Prêcher une retraite dans une prison pour femmes…

Durant ces quelques jours, les horaires habituels des détenues ne sont pas modifiés. Pour suivre cette retraite qui leur est proposée, elles doivent prendre sur leur temps de sommeil. Les prédications ont lieu le matin à quatre heures vingt, et le soir jusqu’à vingt-trois heures. Cela ne les a pas empêchés d’être à peu près toutes là.

Il s’adresse à elles comme un frère et leur parle avec le cœur. Ces femmes blessées par la vie ne s‘y trompent pas. Les voilà qui lèvent leur regard vers cet homme aux paroles étranges et bouleversantes. Son discours est simple mais exigeant. Sans les excuser, il les amène à reconnaître quelle est leur vraie responsabilité. Souvent elles refusent de porter la trop lourde charge des crimes et délits qu’elles ont commis. Sans chercher à les excuser, il les invite à relire leur histoire et à reconnaître les petits actes négatifs qu’elles ont posés auparavant et qui les ont menées à ce drame : parole mensongère, refus d’aimer, petits larcins…

Le seul vrai péché est refuser la vérité, déclarer bien ce qui est mal, amour ce qui n’est qu’égoïsme ou orgueil. Mais « Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jn 3,20). Le soir, il leur propose de se confesser. Et nombreuses sont celles qui acceptent de faire la démarche.

Travaillé par la grande question de saint Dominique à la fin de sa vie : « Seigneur que vont devenir les pécheurs ? », le jeune prédicateur trouve une réponse en la personne de Marie-Madeleine : « parce qu’elle a beaucoup aimé, il lui sera beaucoup pardonné ». Il comprend alors que du plus grand pécheur, Dieu peut faire le plus grand saint.

À la fin de ces quatre jours de retraite, il propose une nuit d’adoration. Quelle n’est pas sa stupeur de voir en sortant de son confessionnal, tard dans la nuit, deux cents femmes dans un silence recueilli. Elles restent là la moitié de la nuit, avant de laisser la place aux deux cents autres qui attendent leur tour.

Dans sa dernière prédication il a le courage de dire des choses incroyables pour les oreilles de l’époque. « Si un jour elles ont failli, depuis longtemps déjà elles ont reconquis dans les larmes et dans l’amour de Dieu une seconde innocence. Il n’est rien d’avoir été pure et vertueuse si on ne l’est plus ; il n’est rien d’avoir été coupable si l’on a reconquis sa vertu. Dieu ne nous demande pas ce que nous avons été, il ne regarde que ce que nous sommes. »

Saisies par la miséricorde de Dieu, quelques prisonnières lui demandent : « N’est-ce pas vous, mon Père, qui nous avez assuré que si nous le voulons nous pouvons transformer notre détention en cloître où nous demeurons par amour ? » Il doit repartir sans savoir comment répondre à la question de ces femmes : « Même moi après tout ce que j’ai fait, est-ce possible que Dieu m’appelle à être toute à lui ? »

Or, à cette époque, les femmes qui avaient connu la prison ne pouvaient plus être acceptées dans les communautés religieuses existantes. Elles n’étaient admises que dans des « refuges » à la renommée plus que douteuse. Sans le savoir, elles vont faire de lui un fondateur.

La création des Dominicaines de Béthanie

Par un texte intitulé : Notice sur l’œuvre des Réhabilitées et rédigé dès octobre 1864, il cherche à faire accepter son projet aux autorités religieuses de l’époque et à trouver des volontaires… Son idée était simple : pour permettre à ces femmes détenues de répondre à l’appel de Dieu sur elle, il fallait créer une nouvelle communauté. Et dans cette communauté, il fallait réunir sous le même habit, en respectant la loi du silence, des femmes dont la vie avait été sans reproche aux yeux du monde et d’autres appelées à vivre une « seconde innocence » donnée par Dieu. Le plus dur était de trouver des religieuses « sans histoire » décidées à passer pour des femmes de mauvaise vie ! Jean-Joseph Lataste mit beaucoup de temps à trouver des femmes qui comprendraient et accepteraient de répondre à son intuition.

Un jour cependant il en reçut une. Après avoir entendu le prêcheur lui exposer l’esprit de son projet, elle pense d’abord refuser. Mais ce dernier l’invite à prendre quatre jours pour méditer sur Marie et Marie-Madeleine au pied de la croix. Venant de traverser la France depuis Bordeaux pour arriver près de Dijon, sœur Henri-Dominique accepte. Durant ces longues heures de méditation, progressivement elle découvre cet amour de Dieu pour les pécheurs. Elle réalise que si Marie-Madeleine est aimée de Dieu, c’est d’un amour de réparation pour ses fautes passées. Marie, elle, est aimée par Dieu, d’un amour de préservation ; elle sait que ce n’est pas grâce à elle, mais par grâce, qu’elle est devenue ce qu’elle est. Nous sommes tous à la fois « préservés » et « réparés ».

Sœur Henri-Dominique a conscience que, si son éducation et son contexte de vie l’ont préservée de fautes graves, elle a pu camoufler ses refus d’accepter la souffrance, dans une dureté de cœur qui la séparait de Dieu et des autres. Elle n’a plus honte de se sentir pécheresse. Finalement, s’adapter au rythme des femmes blessées par la vie demande autant d’effort que de redémarrer dans la vie sans se considérer comme une victime. Il s’agit pour les deux types de femmes de chercher avant tout le bien de l’autre, même au prix d’une perte d’efficacité et de performance. Une règle d’or quand on côtoie les gens de la rue.

(Dominicain, béatifié en 2012, fondateur des Sœurs Dominicaines de Béthanie, fête le 5 septembre)

Aude Collin

Ces notices sont extraites de la revue Sources Vives n° 87, Dieu de Miséricorde, 1999. On peut retrouver une quatrième notice plus longue, mais fort intéressante parce qu’elle concerne notre vie française contemporaine : Les « bonnes sœurs » au XIXè siècle, par Claude Savart

Mise en ligne ici : http://charismata.free.fr/?p=5258