Pardonnez-vous les uns aux autres

Ce texte est tiré du livre du Cardinal Walter Kasper, La Miséricorde, notion fondamentale de l’Évangile, clé de la vie chrétienne, Éd. Des Béatitudes, 2015, pp. 138-142

L’exigence de l’amour n’est pas seulement centrale dans le message de Jésus, elle est même radicale, d’une radicalité à couper le souffle. Dans les antithèses du Sermon sur la montagne Jésus, en exhortant à une justice plus parfaite (Mt 5, 20), va non seulement au-delà de la tradition juive, mais aussi de tout ce qui est humainement possible.

C’est flagrant dans l’exigence de renoncer à la violence : « Je vous dis de ne pas riposter au méchant. » Par là il annule la loi du talion « œil pour œil, dent pour dent » (Ex 21, 24) et la remplace par une nouvelle loi : « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » (Mt 5, 38-42 ; Lc 6, 29s). Cela dépasse les simples capacités humaines et demande une force d’âme particulière, à la fois sur un plan humain et chrétien, pour briser le cercle infernal du mal et l’escalade de la violence et pour apporter la paix.

Pour Jésus la pointe et le sommet de cette exigence de charité et de miséricorde est le commandement de l’amour des ennemis : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » Jésus fonde cette exigence — qui, d’un point de vue humain, paraît extrême — sur l’attitude de Dieu envers les pécheurs qui, elle aussi, va jusqu’à l’extrême. Et il ajoute : « afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est dans les cieux » ; « vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mt 5, 43-48 ; cf. Lc 6, 27-29. 32-36)

Dans le Notre Père, Jésus nous enseigne à prier Dieu de nous pardonner nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (Mt 6, 12 ; Lc 11,4). Il précise par ailleurs que nous ne devons pas seulement pardonner une fois, ni même sept fois, mais soixante-dix fois sept fois (Mt 18, 21s), c’est-à-dire toujours et sans aucune limite. Dans la parabole du mauvais serviteur Jésus a expliqué le bien-fondé de cette exigence (Mt 18, 23-35). Lui-même a pardonné en mourant sur la croix : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Le premier martyr, Étienne, a prononcé la même prière lors de sa lapidation (Ac 7, 60).

Dans l’Antiquité le pardon des péchés était considéré comme la vertu des rois et était synonyme de magnanimité, ce qui suppose une puissance souveraine. Dieu seul peut vraiment pardonner : « Qui peut pardonner les péchés, sinon Dieu seul ? » (Mc 2, 7)

On ne peut donc pardonner qu’avec la force que donne le salut de Dieu en Jésus-Christ (Rm 3, 25s). Le pardon n’est possible qu’à la lumière de cette certitude que Dieu nous a réconciliés avec lui alors que nous étions encore ses ennemis (Rm 5, 10). Nous devons suivre l’exemple de Dieu : Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi (Mc 6, 12 ; Lc 11, 4). Mais le pardon est une nécessité comme il est dit :

« Pardonnez-vous les uns aux autres comme Dieu vous a pardonné dans le Christ. » (Ep 4, 32) « Agissez comme le Seigneur, il vous a pardonné, faites de même. » (Col 3, 13)

C’est clair : l’amour des ennemis est peut-être l’exigence de Jésus la plus difficile, humainement parlant, et pourtant il est l’un des commandements les plus importants du christianisme ; enraciné au cœur même du mystère chrétien, il représente à ce titre la spécificité du comportement chrétien[1].

Selon les Pères de l’Église ce commandement est même propre au christianisme et tout à fait nouveau par rapport à l’Ancien Testament et à la philosophie païenne[2]. La seconde lettre de Clément dit : Qui n’aime pas celui qui le hait, n’est pas chrétien[3]. Tertullien appelle l’amour des ennemis la « loi fondamentale[4] ». Pour Chrysostome il est le plus haut degré de la vertu[5].

Cependant les Pères de l’Église étaient bien conscients des difficultés dans la mise en œuvre concrète de ce commandement à cause de la complexité du monde et de ses structures de péché. Pour trouver une solution, ils élaborèrent une sorte de gradation dans l’éthique avec des échelons intermédiaires.

Pour Ambroise, voilà la règle : rendre le mal pour le mal est la norme à laquelle chacun est tenu ; rendre le bien pour le mal est la perfection[6]. Selon Augustin la plus haute forme de l’aumône est de pardonner à ceux qui nous ont offensés. Il est suffisamment réaliste pour savoir que la majorité des gens sont incapables de pratiquer une telle vertu et que seuls les parfaits sont en mesure de le faire. Mais chaque croyant doit tendre vers ce but et le demander dans la prière. Il doit au moins pardonner à ceux qui lui demandent pardon. Sinon le Père du ciel ne lui pardonnera pas non plus (Mt 6, 15). Augustin parle d’un éclat de tonnerre ; celui qui ne se réveille pas, n’est pas simplement endormi, il est déjà mort[7]. Thomas d’Aquin a une position analogue et propose des étapes : il est indispensable de préparer son cœur pour le cas concret où il sera demandé d’aimer son ennemi ; par contre l’aimer sans nécessité concrète, pour l’amour de Dieu, n’est pas absolument nécessaire au salut, mais relève de la perfection de l’amour[8].

On peut voir un réalisme chrétien dans ces essais d’établir des gradations pour adoucir le commandement, pourtant il ne faudrait pas le prendre trop à la légère. Car, dans tous ces cas, l’amour des ennemis réellement vécu n’est plus au centre comme il l’était pour Jésus, mais devient une exception, voire un but à atteindre dans la pratique de la foi chrétienne[9].

La guerre pose un autre problème, beaucoup plus complexe. En effet, en cas de guerre, on ne peut limiter le commandement de l’amour des ennemis à la seule exigence de ne pas éprouver de haine envers eux — cela reviendrait à le réduire à une question de sentiments personnels. Jésus veut que nous agissions concrètement[10].

Le chrétien n’est pas le seul à avoir du mal à pratiquer l’amour des ennemis ; des États et même l’Église se sont heurtés à cette même difficulté. En effet, comment la chrétienté s’est-elle conduite dans les persécutions contre les Juifs et les hérétiques, dans les croisades et les guerres de religion ? Comment l’Église a-t-elle traité ses ennemis dans les polémiques et controverses qui, bien souvent, étaient tout sauf objectives ou justes ?

Les sermons sur la guerre font froid dans le dos. Ce ne sont donc pas seulement des chrétiens isolés, mais l’Église tout entière, qui n’a pas réussi à pratiquer le commandement de l’amour des ennemis. L’idéal et la réalité sont bien souvent fort éloignés.

La question ne se pose pas seulement en cas de guerre, mais aussi pour le voisin indésirable, le rival dans son milieu de travail, en économie ou en politique. Dans ces domaines on se trouve inévitablement confronté à des situations de concurrence où il s’agit d’éliminer un rival, qui n’est pas un adversaire personnel, mais politique ou économique, en l’écrasant et en le disqualifiant politiquement ou économiquement ; dans le monde actuel, on n’a pas d’autre choix. Dans ces situations, si l’on veut être honnête, on ne peut pas faire autrement que d’établir des distinctions telles que nous les avons trouvées chez Augustin et Thomas.

Mais on peut se demander si le commandement de l’amour des ennemis est vraiment réaliste. N’est-il pas utopique ? Ne dépasse-t-il pas les forces humaines ? Comment une mère peut-elle aimer le meurtrier de son enfant ? Peut-elle lui pardonner ? Où allons-nous si nous n’opposons aucune résistance à l’agresseur, si nous lui pardonnons au lieu d’exiger que justice soit faite ? Est-ce que de cette manière, on ne va pas récompenser l’agresseur au lieu de le punir ?

Heinrich Heine, Friedrich Nietzsche, Sigmund Freud et beaucoup d’autres ont posé toutes ces questions de manière critique et polémique ; pour Freud le commandement de l’amour des ennemis fait partie d’un « Credo quia absurdum est[11] » (je crois parce que c’est absurde).

Cependant, on peut répondre à la question : « où allons-nous si nous renonçons à la violence et si nous pardonnons ? » par une contre-question : « où allons-nous s’il n’y a pas de pardon et si nous répondons au préjudice commis par un autre préjudice — œil pour œil, dent pour dent ? » Après les horreurs du XXe siècle le problème du pardon et de l’amour des ennemis est tristement d’actualité et a obligé bon nombre de personnes à modifier leurs positions. Il est apparu clairement que la miséricorde et le pardon, bien que dépassant les forces humaines, sont cependant ce qu’il y a de plus raisonnable.

Ce n’est qu’en acceptant de se tendre la main et de passer par-dessus les vieilles disputes, de se demander pardon et de pardonner, qu’il sera possible de gérer des conflits sanglants et traumatisants ; un processus de guérison des blessures pourra alors s’engager et la spirale de la violence — ce cercle vicieux de la vengeance par le sang — pourra être brisée.

Il est difficile d’oublier purement et simplement les préjudices commis, il ne faut surtout pas essayer de les mettre sous le boisseau. Mais ceux qui les ont commis doivent les regarder en face et les reconnaître. Alors on peut arriver à se réconcilier avec un souvenir douloureux et ainsi enlever le dard qui envenime les relations et rend ennemis. Une fois réconcilié avec ces événements, on peut guérir des blessures du passé et poser un nouveau départ qui rendra possible un avenir commun[12].

Cela est valable non seulement dans les relations personnelles, mais aussi dans le domaine politique. Il suffit de penser à la réconciliation judéo-chrétienne, germano-israélienne, franco-allemande ou germano-polonaise après la seconde guerre mondiale. On peut penser également aux commissions-vérité en Afrique du Sud, en Irlande et ailleurs[13].

Enfin, regardons le changement opéré dans les relations œcuméniques et interreligieuses où, malgré toutes les différences objectives persistantes, de vieilles hostilités, partis pris et concurrences ont pu être vaincus en faveur d’une collaboration pour la paix dans le monde. L’amour des ennemis n’est pas un Credo quia absurdum (je crois parce que c’est absurde), mais un Credo quia rationabile est (je crois parce que c’est raisonnable).

 

 

Frères,

il vous faut abandonner votre premier genre de vie,

et dépouiller le vieil homme,

qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes,

pour vous renouveler

par une transformation spirituelle de votre jugement,

ET REVÊTIR L’HOMME NOUVEAU,

QUI A ÉTÉ CRÉÉ SELON DIEU

DANS LA JUSTICE ET LA SAINTETÉ DE LA VÉRITÉ.

* Dès lors, plus de mensonge :

QUE CHACUN DISE LA VÉRITÉ À SON PROCHAIN ;

NE SOMMES-NOUS PAS MEMBRES

LES UNS DES AUTRES ?

* Emportez-vous, mais ne commettez pas le péché :

QUE LE SOLEIL NE SE COUCHE PAS

SUR VOTRE COLÈRE ;

IL NE FAUT PAS DONNER PRISE AU DIABLE.

* Que celui qui volait ne vole plus ;

qu’il prenne plutôt la peine de

TRAVAILLER DE SES MAINS

AU POINT DE POUVOIR FAIRE LE BIEN

EN SECOURANT LES NÉCESSITEUX.

* De votre bouche ne doit sortir aucun mauvais propos, mais plutôt

TOUTE BONNE PAROLE

CAPABLE D’ÉDIFIER QUAND IL LE FAUT

ET DE FAIRE DU BIEN A CEUX QUI L’ENTENDENT.

NE CONTRISTEZ PAS L’ESPRIT SAINT DE DIEU

QUI VOUS A MARQUÉS DE SON SCEAU

POUR LE JOUR DE LA RÉDEMPTION.

* Aigreurs, emportements, colère, clameurs, outrages, tout cela doit être extirpé de chez vous,

avec la malice sous toutes ses formes.

MONTREZ-VOUS AU CONTRAIRE BONS

ET COMPATISSANTS LES UNS POUR LES AUTRES,

VOUS PARDONNANT MUTUELLEMENT,

COMME DIEU VOUS A PARDONNES DANS LE CHRIST.

 

OUI, CHERCHEZ À IMITER DIEU,

COMME DES ENFANTS BIEN-AIMÉS,

ET SUIVEZ LA VOIE DE L’AMOUR

À L’EXEMPLE DU CHRIST

QUI VOUS A AIMÉS ET S’EST LIVRÉ POUR NOUS,

S’OFFRANT À DIEU EN SACRIFICE

D’AGRÉABLE ODEUR.

* Quant à la fornication, à l’impureté sous toutes ses formes, ou encore à la cupidité,

QUE LEURS NOMS

NE SOIENT MÊME PAS PRONONCES PARMI VOUS :

C’EST CE QUI SIED A DES SAINTS.

* De même pour les grossièretés, les inepties, les facéties : tout cela ne convient guère ;

FAITES ENTENDRE PLUTÔT DES ACTIONS DE GRÂCE.

Car sachez-le bien :

ni le fornicateur, ni l’impudique,

ni le cupide, qui est un idolâtre,

n’auront droit à l’héritage

dans le Royaume du Christ et de Dieu.

QUE NUL NE VOUS ABUSE PAR DE VAINES RAISONS :

ce sont bien de tels désordres

qui attirent la colère de Dieu sur ceux qui lui résistent. N’AYEZ DONC RIEN DE COMMUN AVEC EUX.

JADIS VOUS ÉTIEZ TÉNÈBRES,

MAIS À PRÉSENT VOUS ÊTES LUMIÈRE

DANS LE SEIGNEUR.

CONDUISEZ-VOUS EN ENFANTS DE LUMIÈRE ;

CAR LE FRUIT DE LA LUMIÈRE

CONSISTE EN TOUTE BONTÉ, JUSTICE ET VÉRITÉ.

DISCERNEZ CE QUI PLAÎT AU SEIGNEUR

et ne prenez aucune part

aux œuvres stériles des ténèbres ;

dénoncez-les plutôt.

Ainsi, prenez bien garde à votre conduite ;

que ce soit celle non d’insensés, mais de sages,

qui tirent bon parti de la période présente ;

car nos temps sont mauvais ;

NE VOUS MONTREZ DONC PAS INCONSIDÉRÉS,

MAIS SACHEZ VOIR

QUELLE EST LA VOLONTÉ DU SEIGNEUR.

Ne vous enivrez pas de vin :

on n’y trouve que libertinage ;

MAIS CHERCHEZ DANS L’ESPRIT VOTRE PLÉNITUDE.

Récitez entre vous des psaumes,

des hymnes et des cantiques inspirés ;

CHANTEZ ET CÉLÉBREZ LE SEIGNEUR

DE TOUT VOTRE CŒUR.

EN TOUT TEMPS ET À TOUT PROPOS,

RENDEZ GRÂCES A DIEU LE PÈRE,

AU NOM DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST.

Saint Paul, lettre aux Ephésiens, 4,22 — 5,20

 

[1] U. Luz, Das Matthausevangelium, (voir note 377) p. 307s.

[2] ATHENAGORAS D’ATHÈNES, Supplique au sujet des chrétiens; TERTULLIEN, An Scapula 1; ORIGÈNE, Contre Celsus 59-61.

[3] 2 Clem. 13s.   Pape en 95.

[4] TERTULLIEN, De la patience 6.

[5] CHRYSOSTOME, Commentaire de Mathieu, Homélie 18, n. 3.

[6] AMBROISE, Des devoirs 48, nn. 233-239.

[7] AUGUSTIN, Traité de la foi, de l’espérance et de la charité, ch. 73.

[8] THOMAS D’AQUIN, S. Th. II/II q. 25 a. 8 ; cf. a. 9.

[9] U. Luz, Das Matthausevangelium (voir note 5), p. 314s.

[10] Le même p. 315.

[11] U. Luz, Das Matthiiusevangelium (voir note 377), p. 316.

[12] Voir le document de la Commission Théologique Internationale: Mémoire et repentance (mars 2000).

[13] Voir à ce sujet: P. M. ZULEHNER, Gott ist grösser ais unser Herz, Ostfildern, 2006, p. 146-152.