Vie consacrée : être une « bonne soeur » aujourd’hui ?

Une analyse intéressante d’Aline Lizotte sur son blog

L’année de la vie consacrée s’est terminée le 2 février. La rencontre romaine qui a attiré plus de 4000 personnes à Rome autour du Pape François, principalement des femmes, puisqu’il n’y avait que 250 hommes, s’est terminée par cette messe de la Présentation fortement impressionnante. Mais cette année n’aura, probablement, que peu contribué à attirer davantage de jeunes dans les monastères et les couvents des consacrés. Force donc est de constater que si les vocations augmentent en Asie et en Afrique, elles sont presque en chute libre en Europe et en Amérique du Nord tout en se maintenant en Amérique Latine. Pourquoi ?

La réflexion que j’ «ose» proposer dans cet article concernera surtout la vie consacrée féminine que je connais mieux que la vie consacrée masculine. D’autant plus que la vie consacrée masculine pose d’autres problèmes que la vie consacrée féminine. Si je dis j’«ose», c’est que malgré une expérience réelle d’enseignement, d’accompagnement, d’échange avec des religieuses de toutes formes de consécration, « oser » dire ce qui semble ne pas aller, c’est prendre un risque non négligeable. Mais maintenant, l’âge venant, si je n’ai pas plus de sagesse, j’ai au moins plus de détachement.

L’importance de la vie consacrée pour l’Église

Vita Consecrata enseigne que la vie consacrée est un « don de Dieu le Père à son Église par l’Esprit » (Introduction). L’Esprit Saint étant toujours le même, hier comme aujourd’hui, étant toujours l’Acte sanctificateur de l’Église, le don qu’il fait à l’Église est toujours et sera toujours présent. Il est en quelque sorte de « droit divin ». La disparition ou la quasi-disparition de la vie consacrée dans l’Église serait pour elle une très grande blessure. Comme communion ecclésiale, en prendre conscience pose un grand devoir à toute l’Église, le devoir de maintenir et de promouvoir la vie consacrée. Ce devoir n’est pas seulement celui de la hiérarchie, ni même celui des membres des diverses Congrégations ou Communautés religieuses, mais de tous les chrétiens, laïcs compris. Les laïcs chrétiens, baptisés et confirmés, ne sont pas des païens, des « gens du monde » qui par nature ne comprennent rien à la vie consacrée et qu’il faut tenir loin, comme des suspects d’ignorance et de contemption.

Moine dans un cloître

Les diverses formules de vie consacrée
dépendent des exigences du temps
et s’adressent aux personnes d’aujourd’hui

Néanmoins, si l’Esprit Saint donne, il ne dicte pas la formule. Les diverses formules, les divers modèles de la vie consacrée depuis les Pères du Désert jusqu’à nos jours viennent des « hommes et des femmes ». Même acceptées, approuvées, sanctionnées par l’Église et confiées à sa vigilance, elles sont des modèles de vie humaine. Et comme telles, elles dépendent des exigences du temps, des culture du temps, et s’adressent aux hommes et aux femmes dans l’aujourd’hui du temps et non dans l’aujourd’hui du fondateur, si saint soit-il !
Entretien avec Dom Mauro-Giuseppe LEPORI, abbé général de l’Ordre Cistercien (voir sur le site)

L’aujourd’hui du temps

On peut bien louer le « grand nombre » des vocations sacerdotales et religieuses en Afrique, en Asie et même en Amérique latine. Mais cette louange, pour être vraie, devrait tenir compte des problèmes sociaux et culturels des sociétés de ces continents. Pourquoi les jeunes Asiatiques et les jeunes Africains sont-ils attirés par la vie consacrée, aujourd’hui ? Parce que ces peuples sont moins « déchristianisés » que ne l’est l’Europe ou l’Amérique du Nord ? Ou parce que ces jeunes trouvent dans les lieux de vie consacrée une maison de paix, de fraternité, une prise en charge matérielle et spirituelle qui respecte leurs personnes et leurs besoins alors que les sociétés politiques, et encore moins les traditions familiales, ne sont pas ou plus capables de leur donner cette qualité de vie humaine et chrétienne à laquelle ils aspirent !

Cloître désertCependant, ce qui peut motiver les jeunes des continents non-occidentaux vers la recherche des lieux de la vie consacrée est, paradoxalement, ce qui motive les jeunes Occidentaux à ne pas y entrer. Les jeunes Occidentaux, ceux des « vieilles » chrétientés, cherchent autre chose que des lieux de paix, de confort spirituel, de retrait du monde, de sécurité religieuse. Et ce qu’ils cherchent, il leur semble que la vie consacrée, dans ses modèles traditionnels, est encore incapable de le leur donner. Bien sûr, la vie religieuse est une « sequela christi », mais pour la plupart des jeunes, « suivre le Christ » ne se fait pas nécessairement dans un monastère ou dans un couvent. Les lieux traditionnels de la vie religieuse avec ses « signes », ses « témoignages » – ce faire humain –, ne leur parlent plus

Les modèles traditionnels de vie consacrée
ne donnent plus aux jeunes Occidentaux
ce qu’ils recherchent aujourd’hui

Pour eux, pour un grand nombre, suivre le Christ, se fait aussi bien dans la voie du mariage, dans une activité d’évangélisation « aux périphéries », dans une part effective et remuante au soulagement des souffrances humaines, plus que dans l’« enfermement » dans les modèles des traditions religieuses. Même les communautés dites « nouvelles » qui ont voulu imiter les modèles traditionnels de la vie religieuse n’échappent plus à ce désintérêt. Cela n’empêche pas que ces mêmes lieux soient vus et même chéris, comme des endroits de ressourcement. On peut y venir pour faire une « retraite », suivre une session, éventuellement se confesser et recevoir un conseil spirituel. Mais on n’y entre pas !

Les valeurs intouchables de l’aujourd’hui

Puisque le manque de vocation semble toucher particulièrement l’Occident, parlons des jeunes Occidentaux. Que sont-ils ? Que cherchent-ils ? On ne peut que donner un portrait sommaire et à grands traits !

Ces jeunes sont par-dessus tout des personnes blessées par la trahison, voire par l’hypocrisie des élites, des diverses formes d’autorité et même des autorités religieuses. Ils ont vécu la chute des idoles : d’abord chez leurs parents, ensuite dans les diverses autorités qu’ils ont rencontrées, aumônier, chef scout, prêtres et même évêque ou encore auprès des gourous de toutes sortes qui les ont attirés et qui les ont trahis. Ils ont peine à croire qu’une autorité humaine « puisse tenir la place de Dieu ». Disposition difficile à l’obéissance religieuse surtout si elle se donne comme tenant la place de Dieu et même comme prenant sa place ! Ils sont blessés par une sexualité qu’ils ne veulent plus, plus du tout, équilibrer par des « normes ». Le « permis et le défendu » en cette matière les révoltent. Disposition difficile à la chasteté consacrée, si elle insiste sur la « pureté » normative tout en s’accordant trop souvent des exceptions lourdes et graves ! Devenir des “eunuques pour le Royaume” cela passe encore, mais devenir des “eunuques”» aux seuls yeux des hommes, cela ne passe plus comme ne passe plus le statut de “sainte nitouche”.

Ils sont beaucoup moins attachés à l’argent que l’on pourrait le penser. Ils sont victimes d’un chômage social endémique, ils sont souvent habitués à une existence d’inconfort et d’austérité. Ils vivent de façon précaire autant dans la nourriture que dans le logement et le vêtement. On comprend qu’ils soient très indisposés à trouver dans des communautés religieuses des « administrateurs », des attitudes qui ne seraient même pas celles d’un chef d’entreprise ou d’un propriétaire âpre et dur au gain, d’un manque de transparence dans les comptabilités, sous prétexte que cela ne « regarde pas les laïcs », ni l’État. Surtout, ils ne voient pas la nécessité du « secret » si farouchement gardé. Pourquoi ne rien dire, enfouir dans l’opacité les vies des membres d’une communauté, toujours tout cacher, son nom, sa personne, sa famille, ses faiblesses, ses désirs, ses forces, ses idées. Ne laisser rien transparaître, comme si on vivait dans une secte ! A l’heure de “Facebook”, de “Twitter”, cela leur apparaît ésotérique ! Une communauté religieuse n’appartient-elle pas à toute l’Église et eux, les jeunes laïcs chrétiens, croient qu’ils appartiennent à l’Église ! Même si les religieux, quant à eux, croient que ces jeunes appartiennent d’abord au « monde ».

Par dessus-tout, les jeunes d’aujourd’hui sont ivres de « liberté » et du « respect de la personne ». Ils ont beaucoup de difficultés à penser que la « liberté » soit un mal et que l’on doive, sous prétexte de confiance et d’humilité, sacrifier l’intimité de la personne et saccager son droit absolu à trouver dans sa conscience le lieu d’une rencontre, seul, avec Dieu !

Jeunes gens en rondonnée montagnarde

Bien sûr, cela ne va pas sans exagération, sans revendications désordonnées. Mais est-ce si sûr que ces exigences soient incongrues et perverses ?

Au-delà de ces exigences, les jeunes d’aujourd’hui cherchent non seulement un Père, mais encore plus souvent un Maître. « Maître, que dois-je faire de bon pour entrer dans la vie ? » Mt 19, 16.

L’impuissance de la vie consacrée

Aujourd’hui, ce qui est affligeant, c’est que, dans l’ensemble, la vie consacrée semble impuissante à générer de véritables « maîtres spirituels ». Bien sûr, il y a toujours des maîtres et des maîtresses de novices. Ce sont des charges ou, pire encore, des obédiences ! Ce ne sont pas des vocations, des appels qui résonnent au plus intime de l’âme. Soyons francs : le problème est encore plus grave dans les communautés féminines. Quelle est la communauté à laquelle on peut référer une jeune femme équilibrée, souvent diplômée, qui a appris l’autonomie sociale, qui gère ses déplacements, ses vacances, ses loisirs, qui est capable d’amitié et qui cherche profondément, non seulement un guide mais quelqu’un qui la prendra par la main et la conduira vers la Voie et la Vie ? Quelle est cette personne ? La trouvera-t-on dans une communauté féminine ? On aura peine à la trouver dans une communauté masculine !

La vie consacrée est aujourd’hui impuissante
à générer de véritables maîtres spirituels

Les personnes qui, dans la vie consacrée féminine, reçoivent les jeunes, sont le plus souvent les maîtresses des novices, les hôtelières ou encore la supérieure. La femme n’a pas encore, sauf dans certains Instituts séculiers, un rôle attitré de conseil ou de direction spirituelle, sauf celles qui, par exemple, sont formées à guider les retraitants dans les Exercices de saint Ignace ou celles que des fonctions particulières de contact avec les laïcs conduisent à recevoir des confidences et à soulager les détresses. Mais diriger une retraite, recevoir une confidence ou donner des conseils, ce n’est pas être un « maître spirituel ». Le maître spirituel n’est pas uniquement celui qui discerne ou qui croit discerner une vocation. Le maître spirituel est celui ou celle qui sait « entendre pour écouter » et « regarder pour voir ».

Catherine de Sienne
Sainte Catherine de Sienne

Entendre pour écouter.
Est « maître spirituel » celui sait écouter le cri, souvent étouffé, de qui a soif de la vraie vie et de la vraie liberté et l’écouter au travers des souffrances exprimées. Il sait encore plus, avec douceur et patience, doigté et discrétion, guérir et redonner vie. Il sait être pédagogue de l’Esprit Saint et conduire avec fermeté et respect la personne qui lui est confiée par Dieu. Il sait disparaître et s’effacer quand la personne a atteint une vraie maturité et qu’elle est devenue capable de reconnaître, en elle, la Voix de Dieu. Il sait l’encourager et l’aider à suivre sa voie à elle. Non seulement cette personne est bien équilibrée et heureuse dans sa vocation, mais elle a aussi une vraie expérience de sa propre vie spirituelle, une profonde maturité et une authentique connaissance de la vie de la grâce.

A toutes ces qualités spirituelles se joint une vraie expérience humaine. Celui ou celle qui n’a aucune expérience de l’aujourd’hui des jeunes, qui n’a plus de contact avec « un monde » qui a été rejeté, qui ne comprend ni ses contradictions ni ses aspirations, qui soupire après une cellule désertique pour être le plus complètement possible « séparé » des hommes, celui-là ne peut ni entendre, ni écouter. Il a jugé avant même d’entendre.

Regarder pour voir. C’est aimer et aimer gratuitement. Aimer gratuitement, c’est aimer la personne pour elle-même. Car la personne humaine a le droit d’être aimée pour elle-même et non pas pour son utilité ou son service, ni pour augmenter le nombre des « élus ». Tant qu’on continuera à aimer «  pour avoir des vocations » on continuera à en perdre le plus grand nombre ; tant qu’on continuera à « former des novices » pour les insérer dans une communauté, on délaissera la personne. Aimer la personne, c’est chercher à lui donner le véritable bien qui lui convient et non à l’enfermer dans un sac d’obligations, de normes, d’usages et de coutumes. Aimer la personne, c’est la vouloir là où elle doit être et non là ou on la désirerait.

Facile à dire, difficile à réaliser. Il faut un grand nombre de renoncements intérieurs pour respecter la liberté de l’autre. Et comment aimer le véritable bien de la personne si on ne le connaît pas ? Si on ne sait pas ce qu’est un véritable agir humain : celui dont l’homme est le maître (Ia-IIae, q.1, a.1) ? Si on a perdu jusqu’à la notion de l’énergie morale qui est le propre de la vertu pour n’en retenir que les noms ? Si on ne fait pas attention à cette liberté qui dépasse toute liberté, celle que le Christ est venu nous apporter (Ga 5, 1) ? Si on continue à dire et à penser que « faire la volonté de Dieu » consiste à obéir à une volonté contraignante qui éteint la personne et sa personnalité et non à entrer avec enthousiasme dans son amour fou pour l’humanité. Si malgré une bonne volonté évidente, malgré une oblation de soi souvent héroïque, on prolonge cette direction inspirée des traditions du XIXe siècle, on formera avant l’âge, des « vieux » et des « vieilles » chez qui la beauté et la grandeur de la vie consacrée resteront à l’état de naines, des personnalités sans attrait qui ne donneront pas le goût de la vie consacrée.

La société n’a plus besoin de bonnes sœurs
mais de personnes fortes et bien formées
qui lui fasse voir le visage de Dieu

Alors que faut-il faire ? Longtemps on a considéré les « bonnes sœurs » comme des femmes qui prient et qui « rendent service ». Et des services, elles en ont rendu, auprès des malades, auprès des pauvres, auprès des enfants, auprès des jeunes, auprès des vieillards. Elles ont été des infirmières, des aides sociales, des catéchètes, des aumônières, des institutrices. Elles ont tenu des presbytères, des secrétariats, des internats, des écoles ! Elles ont prié et elles ont travaillé. Aujourd’hui, les sociétés occidentales regorgent de services et on n’a plus besoin des « bonnes sœurs ». Mais cette société sur-assistée crève de faim spirituelle ! Il lui faudrait une légion de femmes et d’hommes humainement bien formés, intellectuellement solides dans une foi rayonnante, amoureux de la Vérité, pétris du ferment de l’Évangile. Cette société n’a plus besoin de « bonnes sœurs ». Elle a besoin de femmes fortes, d’hommes virils qui lui fassent voir « où est le bonheur », qui lui fasse voir le « visage de Dieu ». Cette société crie vers le « don du Père à son Église par l’Esprit ». Elle a besoin de la vraie vie consacrée.

Aline Lizotte