La grande confession du Fils

Père, pardonne-leur : ils ne savent ce qu’ils font

Cette parole du Seigneur comprend sa mission tout entière : n’est-ce pas pour obtenir du Père le pardon des pécheurs qu’il est suspendu à la croix. Par la parole qu’il est lui-même et qu’il exprime dans cette courte phrase, lui, le Rédempteur, il relie les hommes au Père.

Ce n’est pas au mont des Oliviers qu’il la prononce, au début de la Passion, mais c’est maintenant que la croix est dressée entre les deux autres croix, que son chemin douloureux s’arrête et que la croix commence son action. Cette action pour lui est passion, cette force est pour lui impuissance. Le Fils appelle le Père, qu’il sait encore présent ; et il connaît si bien sa propre mission qu’il intervient lui-même par cette parole, par cet appel où il ne fait pourtant aucune allusion à ce qu’il subit.

Il exprime une demande. Ce n’est pas une opinion, mais la connaissance parfaite des hommes, qu’il a acquise au long des trente-trois années de son existence. Il a vécu au milieu d’eux et partagé leur vie quotidienne ; il les connaît exactement tels qu’ils sont. Mais pendant tout ce temps, il a aussi eu l’occasion de les regarder dans l’amour qu’il leur porte et, à l’intérieur de cet amour, il a pu juger de leur valeur. Il sait comment ils sont.

Ils ne sont pas comme lui. Ce sont des êtres ayant constamment besoin d’aide et d’encouragement, qui, sans l’indulgence de Dieu, ne pourraient que périr ; ils sont totalement livrés à la miséricorde divine. Pas assez forts pour implorer d’eux-mêmes cette miséricorde, ils ne sont même pas assez perspicaces pour en comprendre la nécessité. Ils oublient Dieu. Ils oublient le Fils qui vit avec eux. Il n’y a qu’eux-mêmes qu’ils n’oublient pas. Mais l’image qu’ils se font d’eux-mêmes est défigurée par le péché. La connaissance authentique d’eux-mêmes leur échappe.

Et dans cet état, ils continuent d’agir ; mais incapables d’accorder ce qu’ils savent à ce qu’ils font, ils agissent de manière indécise, ignorante, irresponsable. Ils ne peuvent comprendre la portée de leurs actes, ils agissent simplement pour agir, en présence du Fils, contre le Fils. Et celui-ci sait bien qu’ils ne pourront être tenus pour pleinement responsables ; aussi en tire-t-il les conséquences : il assume lui-même la responsabilité. Non pas qu’il veuille les abandonner à eux-mêmes ; au contraire, il les confie au Père, à sa miséricorde. C’est pour obtenir ce pardon qu’il adresse au Père sa première prière sur la croix.

C’est la grande confession : le Fils la fait au nom de l’humanité, en se mettant à sa place.

Il assume entièrement la responsabilité ; en d’autres termes, il prend sur lui toute la faute. Quand il excuse les hommes et voile leur faute aux yeux du Père, il la rend manifeste en lui-même. Certes, ce qu’ils ont fait de mal ne peut rester caché au Père. Mais dans ce qui en résulte, le Père ne verra pas le péché des hommes, mais la Passion du Fils.

Cette Passion, il est vrai, lui fera mesurer l’énormité de l’offense et même, dans certaines phases de la Passion, il pourra reconnaître tel ou tel péché particulier. Mais même si les péchés sont ainsi manifestés, ils ne le sont pourtant que liés à la souffrance du Fils et donc à sa volonté de disculper les hommes, de les purifier de leur faute. C’est en cela que consiste la confession du Fils.

Cependant, il ne lui suffit pas que le Père voie sa souffrance ; il ne lui suffit pas que le Père constate que la responsabilité des hommes s’est déchargée sur lui. Ce qu’il veut, c’est que le Père les accueille comme des innocents ; cette innocence sera le fruit du prolongement de la croix et de son insertion par la confession, dans la vie de l’Église. La confession permettra aux hommes de participer à la grâce sacramentelle, de participer à la confession du Fils qui les a déjà disculpés devant le Père en assumant leur faute. Le sacrement lui-même, le Seigneur l’instituera définitivement le jour de sa Résurrection. Mais il ne veut pas que le pardon des péchés soit différé, comme s’il dépendait de la responsabilité active des hommes.

C’est pourquoi il assume à la fois leur faute et leur responsabilité, pour les porter toutes deux à la croix. Et quand plus tard, il leur restituera, dans le sacrement, une part de sa responsabilité, ce sera en vertu d’une grâce dispensée sur la croix. Car c’est déjà une grâce de la croix qu’on puisse se confesser, se reconnaître coupable devant Dieu. C’est la raison pour laquelle, sur la croix, le Fils présente les pécheurs comme des ignorants, à qui on ne peut absolument pas demander raison, envers lesquels un tribunal serait impuissant, puisqu’ils seraient à ce moment totalement incapables d’en comprendre le verdict. Le poids de leur faute leur échappe, ils ne savent même pas ce qu’ils font.

Par cette parole, le Fils ouvre la porte de la Rédemption. Certes, sa croix est Rédemption. Mais il veut que le Père lui-même pardonne. Lui, le Fils, est suspendu entre ciel et terre, les bras étendus ; ses mains ne peuvent plus bénir, elles ne peuvent plus saisir quoi que ce soit ; mais elles sont encore capables d’attirer à lui. Elles s’étendent à l’horizontale, s’ouvrant sur le monde et indiquant un nouveau chemin, une direction nouvelle, une grâce nouvelle. C’est cela le lien définitif entre le ciel et la terre. Tout le reste trouve ici son fondement.

Ainsi cette parole prononcée sur la croix est-elle une parole qui s’inscrit au cœur même de la mission du Sauveur. Ce n’est pas la prière privée d’un homme charitable qui, subissant la torture pour une raison quelconque, prie pour ses bourreaux. C’est la prière du Sauveur du monde en train d’accomplir son ministère de salut. Il y engage sa personne jusqu’à la dernière goutte de sang, jusqu’à l’extrême limite de son amour.

À aucun moment de sa mission, il n’a agi de sa propre autorité. Et maintenant, il entre dans le mystère de cette heure, depuis toujours réservée pour le Père ; l’amertume de cette heure l’a envahi, il lui faut en boire la coupe ; mais à cette coupe, à son goût amer, il reconnaît la présence du Père sans oublier pour autant celle des pécheurs. La rencontre du Père et des pécheurs se fait sous le signe de l’offense suprême : celle qui consiste à rejeter, à bafouer le Fils que le Père a envoyé aux hommes ; et pourtant c’est ce péché qui va déclencher le pardon du Père. Son amour pour le Fils lui fera voir que c’est précisément le mal qu’on lui fait à présent qui exige et provoque son pardon : parce que seul ce pardon paternel pourra couronner ce que le Fils a fait et assumé dans son obéissance aimante au Père.

En prenant la responsabilité d’envoyer le Fils, le Père s’est lié à cette mission et maintenant que le Fils exprime sa prière sur la croix, ce lien devient si actuel qu’il est comme une contrainte pour le Père. Le Fils a si longtemps fait la volonté du Père, que le Père se voit obligé de faire celle du Fils. C’est en effet la même volonté : au moment où s’achève l’action du Fils, jaillit celle du Père. En accordant son pardon, le Père entre dans la mission du Fils ; quand la prière du Fils parvient jusqu’à lui, il assume la parole du Fils, qui est sa propre parole, et lui obéit. Le Père pardonne réellement aux pécheurs. La prière du Fils embrasse l’événement de la croix dans sa totalité, y compris les péchés que les hommes commettront par la suite : bien des choses encore se dresseront contre le Fils, qui, dirigées contre lui, le seront tout aussi bien contre le Père. Ce sont ces choses que visent la prière du Fils et le pardon du Père.

C’est pourquoi cette parole renferme pour les hommes une promesse infinie. Jusqu’à un certain point, ils sont conscients de leur faute, sinon comment pourraient-ils s’en confesser ? Pour répondre à l’exigence de la grâce du sacrement, il leur faudra s’efforcer de se prononcer sur eux-mêmes et sur leur péché. Mais leur propre aveu serait sans poids et en bonne partie sans vérité, s’il n’était porté par la parole du Fils au Père, si le Fils en personne n’était présent à chaque confession chrétienne, pour y accomplir, de son côté, ce qui est juste, requis et nécessaire, ce qui est vrai et salutaire.

C’est lui-même qui implore la grâce ; c’est lui qui fait entrer sa grâce dans l’aveu du péché et le repentir, leur donnant d’un coup leur vérité : n’est-il pas, lui, la vérité ? Il est le Chemin et ce chemin débouche sur la croix, lieu où se croisent tous les chemins. Et c’est bien de cette manière qu’il est la Vérité et la Vie ; Chemin, Vérité, Vie, ces trois ne font qu’un, puisque le Fils est le Verbe du Père.

Quand un pénitent plein de contrition regarde vers la croix avant de faire sa confession, malgré l’horreur qu’il éprouve pour son péché, malgré la crainte qui l’accable de ne plus pouvoir tout se rappeler et tout exprimer, il sait bien que l’aide du Seigneur lui est assurée, et que cette aide, le Fils la rend immédiatement efficace auprès du Père, en s’engageant par sa souffrance en faveur du pénitent. Il s’y engage par toute sa Passion, pour que le pénitent, pleinement consolé, n’hésite pas à suivre le chemin du sacrement et à porter encore ses regards sur la croix, qui a pour lui valeur suprême.

Et il y a plus encore dans cette parole : il y a une invitation du Fils à tous les pécheurs à participer à sa croix. Par la parole qui les recommande au Père, le Fils ouvre aux pécheurs le chemin de cette participation. Toute science se trouve désormais dans la croix ; elle n’a pas été retirée aux pécheurs après coup : ils ne l’ont jamais eue. Et le Père pardonnera, parce qu’il exauce la prière du Fils et qu’il lui importe par-dessus tout que la mission du Fils parvienne à son ultime plénitude.

Adrienne Von Speyr, Parole de la Croix et Sacrement, Éd. P. Lethielleux, 1979, pp.23-30.

 

Qui est Adrienne Von Speyr ?

En 1988, mourait à Bâle, en Suisse, le grand théologien Urs Von Balthasar. Né à Lucerne en 1905, prêtre en 1936, nommé cardinal quelques jours avant sa mort, il est l’auteur d’une œuvre considérable. La pièce maîtresse en est la trilogie : la Gloire et la Croix — La Dramatique divine — et Théologique.

Une grande mystique fut associée à l’élaboration de sa pensée, comme de leur œuvre commune : un Institut séculier d’inspiration johannique et ignatienne. Elle est trop peu connue. C’est Adrienne Von Speyr. Née en 1902, protestante, médecin, elle eut deux mariages successifs, entra dans le Catholicisme, en 1940, avec la rencontre du P. H. Balthasar. Pendant 25 ans, il sera son confesseur et le témoin de son extraordinaire charisme de prière, de prophétie et d’interprétation des Écritures. Adrienne laisse une œuvre immense : 60 volumes ! Commentaires, verset par verset, de l’ensemble du N.T. des Prophètes et des Psaumes.

Cette prodigieuse activité scripturaire et mystique est menée de front par Adrienne Von Speyr avec sa profession médicale, marquée par l’oubli de soi et la compassion sans limites pour autrui. Jusqu’à ce que la maladie et la cécité lui font reconnaître et témoigner « la joie de n’avoir plus rien devant soi que Dieu seul ». Les deux œuvres, celle du théologien et celle de la mystique vont demeurer inséparables comme les « deux moitiés de la même lune ». Adrienne, consumée du désir de voir la Vérité tout entière, réalise sa « pâque » en la fête de Ste Hildegarde de Bingen, illustre médecin et mystique aussi, au 13° s. — le 17 septembre 1967.