Catherine Bonnet : «L’urgence, instaurer une obligation réelle de signalement»

Par Bernadette Sauvaget Sur le site de Libération 28 juin 2016 à 17:11

Signaler ou ne pas signaler relève en France de la conscience de chacun, rappelle la pédopsychiatre. Seuls les fonctionnaires y sont contraints. Les médecins, notamment, se retrouvent devant un dilemme et sans aucune protection pour avoir ou pas fait état de leurs soupçons.

Pédopsychiatre de renommée internationale, spécialiste des questions de pédophilie, Catherine Bonnet estime qu’il existe encore de grandes réticences sociales à l’égard des abus sexuels commis contre les enfants. Comparativement aux pays anglo-saxons, la France est en retard, manque d’études épidémiologiques et a des failles dans sa législation.

Depuis le début de l’année, la France connaît une vague de dévoilements d’affaires de pédophilie, en particulier dans l’Eglise catholique. Souvent, ce sont des affaires anciennes. Pourquoi faut-il autant de temps pour que les victimes parlent ?

C’est très peu compris effectivement. Il faut d’abord rappeler que les enfants ont très peur de dévoiler spontanément ce qui leur est arrivé. Parce que toute personne est pudique. Qui parle spontanément de sa sexualité ? J’ai, moi-même, vu rougir des enfants âgés de 3 ans. Quoi qu’il en soit, il y a de très nombreuses raisons à la source du silence. L’enfant peut imaginer qu’on ne le croira pas, être menacé par son agresseur, vivre aussi ce qu’il a subi comme une punition, avoir du mal à comprendre ce qui lui est arrivé, en particulier quand il y a eu une approche doucereuse et progressive de la part de l’agresseur. Une fois adulte, il y a tout un chemin à parcourir. La honte et le sentiment de culpabilité sont énormes. Les prises de conscience d’avoir vécu quelque chose qui n’était pas normal se font progressivement. Elles s’étalent sur dix, vingt, trente ans, voire plus. Je l’ai vu lorsque je faisais des gardes aux urgences et que j’accueillais des personnes après des tentatives de suicide.

Certains moments de la vie sont propices au dévoilement. Quand les victimes ont leurs premières relations sentimentales, quand elles deviennent elles-mêmes parents… Mais je crois nécessaire aussi une sensibilisation sociale. La société doit avoir une position très claire sur ces questions d’agressions sexuelles pour que les victimes puissent parler.

Vous participez à une commission d’experts internationaux au Vatican qui traite de ces affaires de pédophilie. A quoi sert-elle ?

Le pape a voulu avoir une équipe pluridisciplinaire (médecins, juristes, enseignants, théologiens, anciennes victimes…) pour le conseiller. La commission a été créée il y a deux ans et elle est placée sous la responsabilité du cardinal américain Seán O’Malley. Celui-ci connaît très bien le dossier car il dirige le diocèse de Boston aux Etats-Unis, où il a été nommé après la vague massive de dévoilements d’agressions sexuelles, racontée dans le film Spotlight. Il a reçu lui-même de très nombreuses victimes.

A la commission, nous n’avons pas voulu nous limiter aux pays où les affaires de pédophilie ont été dévoilées. Nous regardons ce qui se passe sur les cinq continents. C’est très complexe car nous sommes face à des cultures et à des législations très différentes. Mais c’est nécessaire pour formuler des recommandations. En février 2015, à l’unanimité, nous avons proposé la création d’un tribunal au Vatican pour juger les évêques qui couvraient les faits de pédophilie. Son principe a été accepté.

Il existe un trou noir, selon vous, dans la législation française : l’obligation de signalement. Quels problèmes cela crée-t-il ? Pourquoi souhaitez-vous que l’obligation de signalement soit inscrite dans la loi ?

Aux Etats-Unis ou au Canada, l’obligation de signalement existe depuis bien longtemps. En 2002, elle a même été spécifiée aux Etats-Unis pour les membres du clergé. La loi n’est pas claire en France. L’obligation de signalement existe seulement pour les fonctionnaires soumis à l’article 40 du code de procédure pénale. Les autres professions, comme les médecins, ont le choix entre signaler et ne pas signaler. De ce fait, elles se retrouvent face à un dilemme. Car s’il est démontré qu’un enfant aurait pu être protégé, des poursuites peuvent être entamées contre la personne qui n’a pas signalé. Le risque inverse existe aussi : être poursuivi pour avoir signalé. La situation a été un peu améliorée par la loi publiée le 5 novembre 2015, qui a instauré une protection de responsabilité, limitant les poursuites en cas de signalement. Toutefois, les parlementaires n’ont pas osé aller jusqu’au bout, c’est-à-dire instaurer une obligation réelle de signalement. Les avocats des agresseurs sont très subtils. Tant qu’il n’y aura pas d’obligation de signalement, ils pourront toujours la contester, dire que la personne aurait pu attendre, voir l’enfant plus longtemps, rencontrer d’autres personnes… C’est très important de clarifier cette question. Il en va de la protection des enfants. Le flou qui existe dans la législation française est paralysant, empêchant surtout une prise en charge précoce des maltraitances.

En France, il existe un débat très vif pour savoir s’il faut ou non abolir les délais de prescription dans les affaires d’abus sexuels sur mineurs.Qu’en pensez-vous ?

Pour ma part, je suis favorable à la fin de la prescription. Tant qu’il n’y aura pas eu de travail de sensibilisation sociale, de formation et de détection, un grand nombre de personnes seront dans cette situation de ne pas avoir dit ce qu’elles ont subi. Il faut leur permettre d’être reconnues dans leur souffrance. Ce n’est pas seulement de la médecine, mais des crimes, des délits, des infractions au code pénal. Les adultes qui parlent aujourd’hui sont les enfants d’hier et ils parlent en tant qu’enfants. Cela, il ne faut pas l’oublier. Un pays ne peut avancer s’il ne reconnaît pas ce qui s’est passé !

Bernadette Sauvaget