Quand les sciences de la vie propagent la mort

Anne-Laure Boch, Neurochirurgienne, praticien hospitalier, docteur en philosophie. « Frankenstein » : quand les sciences de la vie propagent la mort. Dans La Croix du 11 octobre 2016.

Il y a deux cents ans, sur les bords du lac Léman où elle passait l’été, une jeune Anglaise commençait l’écriture d’un roman appelé à devenir un véritable mythe moderne, Frankenstein ou le Prométhée moderne. Ce bicentenaire vient d’être fêté à Genève, par des expositions et des conférences qui ont rendu à Mary Shelley l’hommage qu’elle méritait. C’est l’occasion de relire ce texte classique, débarrassé des scories dont ses adaptations cinématographiques l’ont surchargé.

Si Frankenstein continue de nous fasciner aujourd’hui, c’est que son sujet entre en résonance avec nos préoccupations. Le roman raconte les catastrophes qui frappent un savant suisse, le docteur Victor Frankenstein, parvenu, à partir d’organes prélevés sur des cadavres, à amener à la vie un être monstrueux, la Créature. Sa tentative forcenée pour créer la vie aboutit à propager la mort. Pourquoi ? Entre autres, parce que l’homme de science est, selon Mary Shelley, coupé des affections des autres hommes. Enfermé dans ses spéculations, il devient indifférent à la nature, aux paysages, aux visages ; il néglige ses amis, sa famille ; « il perd son âme et sa sensibilité ».

La pratique intensive de la science fait le vide autour d’elle, atrophie l’amour et l’amitié. Au début, Frankenstein est plein de ferveur créatrice, excité par la passion du jeu intellectuel, enivré par sa toute-puissance. Mais, une fois réalisé son but, sa ferveur se mue en dépression. Frankenstein sort de sa plongée dans la science comme un mort-vivant. Il est épuisé, déconnecté de la réalité. L’horreur que lui inspire sa Créature est en fait une horreur pour lui-même. Dans le monde froid qu’il a créé, il découvre sa propre ruine affective. En rejetant la Créature, il tente de repousser son double, mais il est trop tard. Le cycle des meurtres est enclenché.

De façon significative, la Créature ne s’attaque qu’à la famille de son créateur, frappant les êtres qui lui sont chers. Le symbole est clair : la mort des proches de Frankenstein est actée quand il se met à leur préférer ses propres élucubrations. Par la reductio ad objectum dans laquelle il s’est enfermé à force d’exercices scientifiques, il a traité la vie et les vivants en objets. Sa Créature achèvera le travail en les réduisant à l’état de cadavres. La mort des sentiments, prélude à la mort tout court, étend son emprise sur le monde.

Dans Frankenstein, Mary Shelley décrit la crise morale qui menace la société scientifique notre société. Ses derniers mots lient le désastre personnel de son héros à ceux, plus vastes, que l’histoire a connus : « Si l’étude à laquelle vous consacrez votre énergie tend à émousser vos affections et à étouffer votre amour des plaisirs simples, elle est à coup sûr condamnable — en d’autres termes, elle ne convient pas à l’esprit humain. Si l’homme respectait en permanence ce principe, s’il ne permettait pas à une ambition quelconque d’interférer avec la tranquillité de ses affections domestiques, la Grèce n’aurait pas été réduite à l’esclavage ; César aurait épargné sa patrie ; l’Amérique aurait été explorée de façon plus sensible ; les empires du Mexique et du Pérou n’auraient pas été détruits. » Analyse historique qui pourrait s’avérer prophétique ? Décidément, il faut relire Frankenstein de Mary Shelley.