Les passions, des maladies spirituelles

Ce travail de réflexion que nous allons mener sur une année reprend de petits extraits du gros volume de M. Jean-Claude Larchet, théologien orthodoxe, Thérapeutique des maladies spirituelles[1].

Dès l’origine, le salut a été considéré par les Pères de l’Église comme une guérison apportée par le Christ médecin des âmes et des corps à l’humanité malade. Cette conception, qui trouve dans les Écritures et dans la liturgie de solides appuis, a été intégrée par la tradition ascétique de l’Orient chrétien, au point que celle-ci s’est constituée comme une véritable méthode diagnostique et thérapeutique des maladies spirituelles.

Cette méthode fut mise au point au cours du temps, sur la base de l’anthropologie chrétienne définie par les Pères, par des générations de spirituels. Ceux-ci ont exploré l’âme humaine dans ses moindres replis ; ils ont appris à en maîtriser tous les mouvements et se sont appliqués à la transformer. Ce sera aussi notre exploration de cette année.

En détournant de Dieu les différentes facultés de son âme et de son corps et en les orientant vers la réalité sensible pour y rechercher le plaisir, l’homme fait naître en lui les passions encore appelées vices.

Celles-ci, affirment unanimement les Pères, ne font pas partie de la nature de l’homme. Saint Basile écrit : « Il est clair que la santé existe dans la nature avant l’irruption de la maladie. S’il en est bien ainsi — et c’est la vérité même —, la vertu est naturellement dans l’âme. Et ce qui vient ensuite est en dehors de sa nature ».

Les passions dès lors apparaissent comme le produit d’une invention de l’homme lui-même, consécutive au péché originel. Saint Macaire enseigne : c’est « par la désobéissance du premier homme que nous avons reçu en nous un élément étranger à notre nature, la malice des passions ; passée en habitude et en prédisposition invétérée, elle est devenue comme notre nature ».

Les passions sont, autrement dit, l’effet d’un mauvais usage du libre arbitre de l’homme, le fruit de sa volonté personnelle dissociée de sa volonté naturelle accordée à Dieu. Saint Jean Damascène précise : « Lorsqu’une créature, volontairement, se révolte et désobéit à son Créateur, elle établit le mal en elle-même. »

Et saint Basile le Grand explique : « Nous avons reçu de Dieu la tendance naturelle à faire ce qu’il commande. C’est en usant convenablement et loyalement de ces forces que nous vivons saintement dans la vertu ; en les détournant de leur fin, que nous sommes au contraire emportés vers le mal. Telle est, en effet, la définition du vice : l’usage mauvais et contraire aux commandements du Seigneur, des facultés que Dieu nous a données pour le bien, et telle, par conséquent, la définition de la vertu que Dieu exige de nous : l’usage consciencieux de ces facultés selon l’ordre du Seigneur. »

Les passions sont des mouvements déréglés et déraisonnables de l’âme : « La passion », dit saint Maxime, « est un mouvement contre nature de l’âme, par suite d’un amour déraisonnable ou d’une aversion irréfléchie pour un objet sensible quelconque ».

Pour cette raison, mais aussi à cause de tous les autres troubles qui leur sont inhérents et des nombreux dérèglements qu’elles produisent dans l’âme, les passions peuvent à juste titre être considérées comme des formes de folie. Saint Athanase d’Alexandrie parle ainsi des « hommes tombés dans la folie des passions ». « Par la pratique du mal, écrit par exemple saint Dorothée de Gaza, nous prenons une habitude étrangère et contre nature, nous contractons une sorte de maladie chronique. » Les passions sont « les maladies de l’âme », affirme plus nettement Clément d’Alexandrie. Saint Maxime enseigne : « Ce que la santé et la maladie sont au corps du vivant la vertu et le vice par rapport à l’âme. »

Un grand nombre de passions/maladies peuvent affecter l’âme de l’homme déchu. Saint Jean Cassien donne ainsi cette classification en illustration de ses propos cités ci-dessus : « Si la peste vicieuse infecte la partie raisonnable, elle engendre la vanité, l’élèvement, l’orgueil, la présomption, la raideur, l’hérésie. Si elle blesse la partie irascible, elle enfante la fureur, l’impatience, la tristesse, l’acédie, la pusillanimité, la cruauté. Si elle corrompt la partie désirante, elle produit la gourmandise, l’impureté, l’amour de l’argent, l’avarice, les pernicieux et terrestres désirs. »

Retenons bien cette classification : raisonnable, irascible, désirante… Nous allons le retrouver dans la mise en œuvre des trois vertus essentielles : la prudence, le courage, la tempérance.

Parmi ces multiples maladies spirituelles, il en est cependant quelques-unes qui sont plus fondamentales que d’autres, plus génériques, ce terme signifiant qu’elles contiennent en quelque sorte et engendrent toutes les autres. Ces passions principales sont au nombre de huit. Évagre en donne la classification suivante : « Huit sont en tout les pensées génériques qui comprennent toutes les pensées : la première est celle de la gastrimargie (gourmandise), puis vient celle de la luxure, la troisième est celle de la philargyrie (avarice), la quatrième est celle de la tristesse, la cinquième celle de la colère, la sixième celle de l’acédie (dégoût), la septième celle de la cénodoxie (vanité), la huitième celle de l’orgueil. »

À la source de ces huit passions principales et de tous les autres vices qui en découlent, se trouve la philautie ou amour égoïste de soi. Toutes les passions dérivent de celle-ci, mais elle cause premièrement trois passions fondamentales qui précèdent et engendrent les cinq autres des huit principales, puis toutes les autres : ce sont la gourmandise, l’avarice et la vanité. Cela correspond à l’enseignement d’Évagre : « C’est pourquoi le diable insinua ces trois pensées au Sauveur, en l’invitant premièrement à changer les pierres en pain, ensuite en lui promettant le monde s’il se prosternait pour l’adorer, troisièmement en lui disant qu’il serait glorifié s’il écoutait. » Ces trois passions primordiales apparaissent en premier lieu et sont les plus répandues chez l’homme.

Les passions sont souvent appelées par les Pères « pensées » ou « pensées passionnées », « pensées charnelles », « pensées malignes », parce qu’elles se manifestent à l’homme avant tout comme pensées, qu’elles se traduisent ou non ensuite par des actes.

Les passions engendrent dans l’âme toutes sortes de désordres, de bouleversements, de dislocations. Les passions produisent dans l’âme un état de souffrance analogue à celui que peuvent produire dans le corps les maladies physiques. Pour, guérir l’homme des maladies que constituent les passions, il est premièrement indispensable de les bien connaître. « Si l’on n’a pas d’abord exposé les formes variées, d’une maladie, si l’on n’a pas d’abord inventorié son origine et ses causes, on ne pourra appliquer aux malades le traitement adapté ni permettre aux bien portants de se conserver en — bonne santé », dit saint Jean Cassien.

Tempérance, courage, prudence, trois vertus essentielles

La tempérance

Beaucoup de maladies de l’âme, de passions, procèdent de la perversion de la puissance désirante et de l’attachement au plaisir sensible. La guérison de l’âme implique que l’homme suive le chemin inverse, qu’il détourne sa puissance désirante des objets sensibles et la retourne vers Dieu, qu’il se détache corrélativement des plaisirs sensibles et retrouve les jouissances spirituelles qui conviennent à sa nature.

Dans ce processus de retour à la santé, la vertu de tempérance joue le premier rôle. Au sens le plus immédiat et aussi le plus restreint, elle est la maîtrise des désirs passionnés du corps. C’est cette vertu que l’Apôtre manifeste quand il révèle : « Je traite durement mon corps et je le tiens assujetti » (1 Co 9, 27). Les désirs passionnés du corps sont essentiellement ceux qui concernent la nutrition et la sexualité, auxquelles se rapportent respectivement les passions de gourmandise et de luxure.

Cependant la tempérance est loin de se limiter à la sphère corporelle. Saint Jean Chrysostome enseigne : « La tempérance consiste à ne se laisser entraîner par aucune passion ». La tempérance consiste à s’abstenir de tout plaisir déraisonnable, c’est-à-dire des plaisirs sensibles qui sont naturellement liés aux désirs passionnés. Elle vise à maîtriser les impulsions du corps mais aussi et avant tout les pensées et les phantasmes. La tempérance prend donc la forme d’une « garde de l’âme » autant que d’une « garde du corps ».

Le désir passionné n’est tel que parce qu’il tend, à travers son objet, au plaisir sensible, au lieu de tendre aux biens spirituels. C’est pourquoi, comme le dit saint Jean Cassien, il s’agit moins de s’abstenir des choses elles-mêmes que de retenir, à leur égard, le mouvement de la passion qui nous porte au plaisir sensible.

Ce qui constitue la tempérance, c’est l’absence d’attachement aux objets, et plus encore l’absence de passion face à leur représentation : la tempérance, écrit saint Maxime, « garde l’esprit libre en face des objets et de leur représentation » ; « n’avoir aucun attachement aux objets, c’est bien ; rester sans passion devant leurs représentations, c’est beaucoup mieux ».

La tempérance récupère donc en quelque sorte l’énergie de la puissance désirante qui s’était perdue dans les passions de l’âme et du corps à la recherche du plaisir, pour la faire servir à l’acquisition des biens spirituels.

Si le désir passionné est la maladie de l’âme, « la tempérance en est la santé » écrit saint Basile. Parce qu’elle purifie la puissance désirante de passions qui obscurcissaient l’intelligence, elle contribue à introduire dans l’homme la connaissance spirituelle. Clément d’Alexandrie la considère ainsi comme le fondement de la connaissance de Dieu.

Et saint Maxime la place aux côtés de la charité qui est, selon tous les Pères la porte de la connaissance : « Garde-toi de négliger la charité et la tempérance, car ce sont elles qui en purifiant à fond les puissances pathétiques de l’âme, te fraient sans cesse le chemin de la connaissance ». En purifiant l’homme, la tempérance le rend digne de s’approcher de Dieu et de s’unir à Lui, elle contribue à le rendre finalement participant de la vie divine, à le rendre incorruptible à la ressemblance du Dieu incorruptible.

Le courage

Par le péché la puissance irascible est devenue malade, l’homme l’utilisant à lutter pour la réalisation des désirs de la chair et l’acquisition et la conservation des plaisirs sensibles, à favoriser l’exercice des passions et à satisfaire l’amour de soi.

La guérison de cette faculté ne saurait s’accomplir par son inhibition ou son élimination. Cette faculté est pour l’homme un instrument indispensable pour atteindre les biens divins, selon l’enseignement du Christ Lui-même : « Le Royaume des cieux est pris par violence, et ce sont les violents qui s’en emparent » (Mt 11,12) ; « le Royaume des cieux est annoncé, et chacun use de violence pour y entrer » (Lc 16, 16).

C’est d’abord en luttant contre le mal sous toutes ses formes que l’homme redonne à la puissance irascible de son âme l’usage qui convient à sa nature, qui correspond à sa finalité normale, et constitue sa santé, car c’est dans ce but qu’elle lui a été donnée par Dieu comme une arme.

Il s’agit en premier lieu d’utiliser la puissance irascible pour combattre le péché et les passions. L’irascibilité doit avoir pour fonction plus générale la lutte contre « le vieil homme » et ses tendances mauvaises, le combat contre « 1’homme des désirs de la chair ». La lutte contre les passions, contre les tendances mauvaises du vieil homme, prend fondamentalement la forme d’une lutte intérieure contre les pensées inspirées par les démons, d’un combat contre les tentations.

Si l’homme lutte contre les passions, c’est pour faire place en lui aux vertus. S’il lutte contre les tendances du vieil homme, c’est pour pouvoir devenir en Christ un homme nouveau. Ainsi la lutte de la puissance irascible contre les diverses formes du mal apparaît comme une lutte en vue du bien.

La puissance irascible bien utilisée apparaît ainsi, dans la voie de la guérison spirituelle, comme l’auxiliaire principale de la raison devenue prudente. Car la raison, éclairée spirituellement, peut indiquer la voie du bien et les combats à mener pour y progresser, mais ne peut elle-même imposer à l’homme de suivre cette voie ni livrer le combat ; la puissance irascible est la force dont elle a besoin pour ce faire ; sans elle, elle demeurerait impuissante.

Beaucoup de Pères soulignent comme saint Basile le rôle essentiel que joue la puissance irascible ainsi rendue à sa fonction normale pour dynamiser la vie spirituelle tout entière. « Telle est la colère, instrument utile pour réveiller notre âme de ses excès de torpeur » remarque saint Jean Chrysostome qui note encore : « La colère est un instrument utile pour donner à l’âme de la vigueur ».

En effet, il n’y a pas de vie spirituelle sans combat ; sans engager toute sa force, l’homme ne peut recevoir la force que Dieu lui donne ; sans courage, il ne peut s’opposer aux attaques permanentes des ennemis de son salut, il ne peut affronter les multiples pièges qu’ils lui tendent. Si la prudence, comme nous allons le voir, doit éclairer son chemin, c’est pour une grande part l’irascibilité qui lui permet d’y progresser.

La prudence

À la suite du péché, l’homme a acquis une connaissance confuse du bien et du mal, prenant pour critères le plaisir et la douleur au lieu de la volonté de Dieu : il s’est ainsi écarté de la prudence pour devenir insensé, pour tomber dans un état de folie. S’il veut s’avancer sur la voie de la conversion spirituelle qui consiste à se détourner du mal et à faire le bien, il doit être de nouveau capable de les distinguer nettement et sans se tromper.

La première fonction de la prudence est donc la distinction du bien, du mal et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre. À un niveau supérieur, elle est la capacité de distinguer nettement, parmi les manifestations de la vie intérieure surtout, ce qui vient de Dieu ou de ses anges et ce qui procède du diable ou des démons. Elle correspond alors très précisément au « discernement des esprits » dont parle l’Apôtre Paul (1 Co 12, 10). Le rôle de la prudence est, plus généralement, de discerner en toutes circonstances la volonté de Dieu que le Psalmiste évoque quand il demande à Dieu : « Apprends-moi à faire Ta volonté car Tu es mon Dieu » (Ps 142, 10) et encore : « Fais-moi connaître la voie où je dois marcher, car vers Toi j’ai élevé mon âme » (Ps 142, 8).

La deuxième fonction de la prudence est, « de diriger les opérations contre les puissances adverses, protégeant les vertus, faisant front contre les vices, réglant tout ce qui est neutre selon les circonstances » (Évagre). La prudence apparaît ici comme le grand stratège du combat que l’homme est inévitablement conduit à mener contre le diable et les démons. Le Christ lui-même recommande de se munir de la prudence en évoquant les difficultés du parcours spirituel dues particulièrement aux démons : « Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents » (Mt 10, 16).

La prudence-discrétion est considérée par saint Jean Cassien comme « la mère et la gardienne de toutes les vertus ». Sans l’avoir pour guide, l’homme risquerait de ne jamais parvenir au but, étant donné le nombre considérable de difficultés qu’il doit affronter et que, par elle, Dieu lui permet d’éviter.

On comprend également que la prudence-discrétion puisse être considérée comme un moyen essentiel de la guérison de l’homme. Ainsi saint Jean Climaque écrit : « Celui qui la possède est un exterminateur de la maladie et un restaurateur de la santé ».

Petits extraits du livre de J-C Larchet : 2° partie, ch. 1 ; 4° partie, ch. 2.

[1] Actuellement disponible aux Éditions du Cerf, coll. Théologies, 864 pages, 39 €.

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