La luxure et la chasteté

La luxure

La passion de luxure consiste dans un usage pathologique que l’homme fait de sa sexualité.

Dans le cadre du mariage, la passion de luxure ne consiste donc pas dans l’usage de la fonction sexuelle, mais dans son usage pervers, abusif. Il y a abus, ou plus exactement mauvais usage, lorsque l’homme use de sa sexualité en ayant en vue seulement le plaisir qui s’y rapporte, lorsqu’il fait du plaisir la finalité de son activité en ce domaine. Une telle visée est perverse et pathologique pour plusieurs raisons.

Tout d’abord elle nie l’une des finalités principales de la fonction sexuelle, la plus apparente et qui est inscrite dans sa nature même : la procréation.

Cette finalité cependant, pour essentielle qu’elle soit, n’est pas la seule ni la plus importante. L’union sexuelle est en premier lieu l’un des modes de l’union de l’homme et de la femme, elle est une des manifestations de leur amour mutuel, elle traduit cet amour à un certain plan de leur être, celui du corps. C’est l’amour qui constitue la finalité première de l’union sexuelle, ainsi que les multiples bienfaits spirituels que l’homme peut retirer de celle-ci au sein du mariage en liaison avec les autres modes de l’union conjugale.

Il faut cependant préciser que l’amour conjugal est vu, dans la perspective chrétienne comme l’union de deux personnes — c’est-à-dire de deux êtres conçus dans leur intégralité d’une part et dans leur nature spirituelle d’autre part. L’union sexuelle doit ainsi être précédée ontologiquement par l’union spirituelle qui lui confère son sens et sa valeur, et c’est à ce titre seulement que peut être respectée sa finalité ainsi que celle de la nature des êtres qu’elle met en relation.

Lorsque l’union sexuelle est vécue indépendamment de son contexte spirituel et ne s’exerce qu’en vue du plaisir sensible qu’elle procure, elle mutile inévitablement l’homme, en pervertissant profondément l’ordre normal de son rapport à Dieu, à lui-même et à son prochain.

1) Le désir exclusif de plaisir sexuel qui caractérise la luxure, mobilise la puissance désirante de l’homme et la détourne de Dieu qui devrait constituer son but essentiel. Obnubilé par la jouissance sensible que sa passion lui procure, l’homme se prive de la jouissance spirituelle des biens supérieurs du Royaume. La luxure, comme toutes les autres passions, opère un renversement des valeurs au plan le plus élevé : elle fait passer Dieu au second plan, l’oublie et le nie en mettant à sa place le plaisir sensible. Elle fait passer d’une manière générale dans l’existence du passionné la chair avant l’esprit.

2) Dès lors l’homme ne voit plus le centre de son être dans l’image de Dieu dont il est porteur, mais dans ses fonctions sexuelles. Il se réduit en quelque sorte à celles-ci, tout comme celui qui est dominé par la passion de gourmandise se réduit lui-même, nous l’avons vu, à ses fonctions gustatives et digestives. L’homme se trouve ainsi décentré et vit en dehors de lui-même ; il est aliéné. N’étant pas, comme il se devrait, subordonnée à l’amour spirituel, la fonction sexuelle vient à occuper en l’homme une place démesurée voire exclusive, et substitue à l’amour le désir brut et instinctif.

On peut dire que le corps dans sa totalité se trouve détourné de sa finalité naturelle sous l’effet de la luxure. Le corps de l’homme, rappelons-le, est appelé comme l’âme et avec elle à s’unir à Dieu par la vertu et à être sanctifié, déifié, glorifié, et à manifester dès ce monde la gloire de Dieu et les prémices du Royaume par la présence transfigurante de l’Esprit en lui. « Ne savez-vous pas, dit saint Paul que votre corps est un temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous tenez de Dieu ? Glorifiez donc Dieu dans votre corps ! » (1 Co 6, 19-20).

En tout état de cause, il faut souligner que la passion de luxure peut s’exercer en pensée, par la jouissance de représentations, plus précisément d’images. « De même, écrit saint Maxime, que le corps a pour monde les choses, l’esprit a pour monde les pensées. Et de même que le corps commet le péché de fornication avec le corps d’une femme, l’esprit pèche avec la représentation qu’il se fait de la femme et de son propre corps. Car en imagination il voit l’image de son corps uni à l’image du corps de la femme. À l’action que le corps exerce concrètement sur le monde des choses, répond l’action de l’esprit sur le monde des représentations. »

La luxure ainsi emprisonne l’homme dans son moi, plus précisément et restrictivement dans le monde confiné et clos de sa sexualité charnelle, de ses instincts et de ses fantasmes, et le ferme totalement aux mondes infinis de l’amour et de l’esprit.

3) Lorsque la luxure est jouissance d’une représentation imaginaire de l’autre, celui-ci n’existe pas comme personne ou comme prochain, mais comme objet fantasmatique, conçu par projection des désirs du passionné. Une telle vision de l’autre ne peut manquer d’avoir quelque incidence sur la façon dont le passionné pourra considérer dans la réalité, les êtres concrets qui correspondent à sa passion. Il y aura inévitablement une superposition de l’imaginaire sur le réel, opérant une vision de celui-ci modifiée par celui-là.

Il apparaît que sous l’effet de la luxure, l’homme voit le prochain tel qu’il n’est pas et ne le voit pas tel qu’il est. Autrement dit, il acquiert une vision délirante de ceux que sa passion lui fait rencontrer. Dès lors tous ses rapports avec eux se trouvent complètement pervertis.

Le caractère pathologique et pathogène de la luxure nous est suffisamment apparu, à différents niveaux, pour que nous comprenions bien que les Pères la qualifient fréquemment de maladie et voient en elle une forme de folie.

Saint Jean Chrysostome s’attache à montrer comment cette passion égare la raison de l’homme, obscurcit, agite, dévaste et obsède son âme : « Comme les nuages et le brouillard enveloppent les yeux du corps, ainsi quand la passion impure s’est emparée de l’âme, elle lui ôte la faculté de prévoir, ne lui permet pas de rien voir au-delà de l’objet présent ; mais tyrannisée par ces tentations, l’âme est aisément subjuguée par le péché ; elle n’a plus qu’un objet devant les yeux, dans l’esprit, dans la pensée. Et comme les aveugles, debout, en plein air et à midi, ne reçoivent point la lumière du soleil, puisque leurs yeux sont fermés, ainsi les malheureux en proie à cette maladie ferment leurs oreilles aux nombreux et salutaires enseignements qui retentissent autour d’eux. »

Les enseignements patristiques sur la luxure font ressortir trois effets pathologiques principaux de cette passion :

* Un trouble et une agitation de l’âme qui accompagne son exercice depuis la naissance du désir jusqu’à l’assouvissement de celui-ci.

** Une inquiétude qui accompagne la passion dès le début, dans la recherche de son objet et dans l’élaboration des moyens qui permettent de l’atteindre (avec tout ce que cela implique d’attente anxieuse de celui-ci ou de crainte de le manquer). Une inquiétude également qui suit la satisfaction du désir. C’est dans le renouvellement du plaisir que, sous l’effet de sa passion, il croit pouvoir remédier à cet état de souffrance.

*** Un obscurcissement de l’esprit, de l’intelligence, de la conscience et une perte du jugement.

Outre ces trois principaux effets, cette passion a pour conséquence d’engourdir l’esprit et d’alourdir l’âme. Elle exerce sur celui qu’elle possède une véritable tyrannie, plus que toutes les autres passions, en raison de son extraordinaire puissance. « Parmi les nombreuses passions qui assiègent le cœur humain, il n’y en a aucune qui ait contre nous une force comparable à celle de la frénésie de la volupté », écrit saint Grégoire de Nysse.

Comme toutes les autres passions, elle est destructrice de vertus. Elle engendre corrélativement dans l’âme toutes sortes d’attitudes vicieuses et notamment l’absence de crainte de Dieu, l’horreur de la prière, l’amour de soi, l’insensibilité, l’attachement à ce monde, le désespoir.

Notons pour terminer que la passion de luxure est favorisée dans sa naissance, sa subsistance ou son développement principalement par trois types de comportements passionnés : l’orgueil et la vaine gloire ; le jugement du prochain ; l’abondance de la nourriture et du sommeil.

La continence et la chasteté

Comme le note saint Jean Cassien : « Le deuxième combat, selon l’enseignement reçu de nos Pères, est contre l’esprit de luxure. Il dure plus longtemps et est plus tenace que tous les autres, et rares sont ceux qui remportent une victoire complète. C’est un combat terrible ».

La vertu qui s’oppose à la luxure est la chasteté au sens étroit de ce terme. On peut distinguer deux modes de la chasteté : la chasteté dans le cadre du monachisme, du célibat ou du veuvage, et la chasteté dans le cadre du mariage.

  1. La chasteté monastique

Il convient en premier lieu de rappeler que dans la perspective chrétienne, la sexualité ne peut avoir un sens et s’exercer sainement et normalement que dans le cadre de l’amour conjugal, c’est pourquoi elle est a priori exclue du cadre du célibat et de la vie monastique. Aussi la vertu de chasteté qui, entendue dans son sens strict, s’oppose à la passion de luxure, présuppose-t-elle et désigne-t-elle, dans ce dernier cadre, une totale abstinence de tout acte et, avant tout, de tout désir sexuel, ceux-ci, quelle que soit leur forme, ne pouvant alors relever que de la passion. Cette totale abstinence présuppose elle-même une parfaite continence, c’est-à-dire la capacité de maîtriser et de réprimer totalement les pulsions et désirs sexuels.

Dans la mesure où la sexualité est liée à la reproduction de l’espèce, elle prend la forme d’un instinct particulièrement puissant et fortement ancré dans la nature actuelle de 1’humanité, ce qui rend l’abstinence totale particulièrement difficile à réaliser et explique la durée et la difficulté du combat à mener.

Parce que la luxure est une passion que le corps contribue à susciter et à réaliser, sa thérapeutique « réclame spécialement, outre les remèdes spirituels, la pratique de la tempérance [corporelle] ». C’est ainsi que les jeûnes, les veilles, le travail fatigant, qui mortifient le corps, sont pour le moine des moyens essentiels de faire face aux tentations, d’être continent, de garder l’abstinence et de vaincre à ce niveau la luxure. Le travail corporel a pour but d’éviter l’oisiveté qui favorise la naissance de pensées passionnées et de fantasmes. Les veilles ont pour but de réduire le sommeil dont l’excès favorise la luxure. Quant au jeûne il occupe une place essentielle dans la mesure où l’excès de nourriture apparaît comme l’un des principaux facteurs favorisant la luxure. C’est d’ailleurs pourquoi la thérapeutique de la luxure ne peut être entreprise qu’après celle de la gourmandise, car il est impossible de mettre fin à celle-là si l’on n’a d’abord vaincu celle-ci.

À ces pratiques ascétiques, il faut joindre « la fuite des occasions » qui se réalise essentiellement par la retraite dans la solitude. À défaut d’isolement, une rigoureuse « garde des sens » est indispensable.

Parce que « la convoitise qui s’accomplit par le corps ne vient pas du corps », le principe de la chasteté est dans l’âme essentiellement, et c’est principalement dans « l’intégrité du cœur » qu’elle consiste. Parce que les désirs, les pensées passionnées, les imaginations et fantasmes naissent du cœur (cf. Mt 15, 19), c’est dans la « garde du cœur » que consiste la thérapeutique principale de la luxure.

Il convient naturellement de joindre à la garde du cœur la prière. Saint Jean Climaque écrit : « Celui-là court en vain qui a résolu de combattre contre la chair et de la vaincre par lui-même ».

Les vertus étant solidaires, l’acquisition de la chasteté ne peut qu’aller de pair avec la pratique des autres vertus, particulièrement de celles qui lui sont directement liées. « Surtout une véritable humilité ». Mais la patience et la douceur sont également fondamentales.

Le célibat et la chasteté monastiques n’ont de valeur que s’ils sont consacrés à Dieu et ont pour finalité une union plus parfaite à Lui.

  1. La chasteté conjugale.

La nature de la chasteté chez les personnes mariées diffère en partie de celle qui convient au célibat.

Alors que dans ce dernier cas elle présuppose une abstinence totale, dans le cadre du mariage chrétien, en raison de son caractère strictement monogamique, une telle abstinence n’est exigée qu’à l’égard de toute sexualité extraconjugale, le simple désir constituant déjà un adultère.

Saint Jean Chrysostome fait remarquer que le Christ, en soulignant le rôle primordial que joue le désir, fournit le moyen de s’attaquer au fondement même de la maladie : « Ce n’est pas seulement le mal, mais la racine du mal que [Jésus] retranche ; car la racine de l’adultère, c’est la convoitise impudique : le Seigneur corrige donc non seulement l’adultère, mais aussi la convoitise. Les médecins s’en prennent à la cause de la maladie elle-même. C’est aussi ce que fait Jésus-Christ ».

Nous avons vu en analysant la passion de luxure que ce qui la caractérise, c’est un abus de la fonction sexuelle consistant dans l’usage de celle-ci en vue du plaisir sensible. Or il s’agit là d’une perversion de cette fonction dans la mesure où elle est destinée par nature à la procréation, et plus fondamentalement à être une des manifestations de l’amour que l’épouse et l’époux ont l’un pour l’autre, en relation de dépendance avec les autres modes de leur union et notamment avec la dimension spirituelle de celle-ci. La thérapeutique de la luxure et l’acquisition de la chasteté en ce domaine doivent donc avant tout consister dans un rétablissement de cette finalité naturelle et normale de l’usage de la sexualité.

Le premier principe est, pour les époux, de ne pas s’unir en vue du plaisir sensible, de ne pas faire de la volupté le but et l’objet de leur union. Le plaisir doit apparaître comme un effet de l’union, comme quelque chose qui est donné par surcroît.

La chasteté conjugale suppose que l’union des corps ne constitue ni un absolu ni un en soi, mais soit parfaitement intégrée et subordonnée à l’union psychique des époux, et plus encore à leur union spirituelle.

La chasteté conjugale suppose également que l’homme ne soit pas dominé par le désir et les pulsions sexuelles, et que l’union des époux ne soit pas régie par ceux-ci. Ce qui doit présider à l’union des époux ce n’est pas l’instinct, manifestation impersonnelle de la nature biologique, ni même le désir, mais l’amour. Dans ce sens la chasteté conjugale présuppose une certaine continence, qui consiste dans une maîtrise de soi permettant de refréner les mouvements instinctifs, de modérer les désirs et de s’abstenir de toute pensée ou imagination pouvant leur être liées.

Dans la vie conjugale, alors que la luxure implique un amour de l’autre en dehors de Dieu, un amour purement charnel, c’est-à-dire opaque aux énergies divines, la chasteté implique au contraire un amour de l’autre en Dieu et un amour de Dieu en l’autre. La chasteté réalise une transfiguration de l’amour, le fait accéder au plan spirituel où il devient entièrement transparent à Dieu, lui donne un sens mystique (cf. Ep 5, 32), lui permettant de réaliser analogiquement le mystère de l’amour du Christ et de l’Église.

L’un des effets notables de la chasteté est d’établir dans l’âme la stabilité et la paix. Elle contribue également à abolir les tensions et les divisions qui se manifestent entre l’âme et le corps et à rétablir entre eux 1’harmonie. La chasteté est une des portes de la charité. Elle est aussi l’une des conditions fondamentales de la connaissance spirituelle. D’une manière générale, cette vertu apparaît comme étant pour l’homme une des principales sources de sanctification. La chasteté apparaît dès lors comme la source de joies spirituelles incomparablement plus élevées que les plaisirs sensibles auxquels celui qui l’a acquise a renoncé.

Petits extraits du livre de J-C Larchet : 2° partie, ch. 4 ; 5° partie, ch. 2.

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