La colère
La passion de colère procède de la puissance irascible de l’âme, et comprend toutes les manifestations pathologiques de l’agressivité. La puissance irascible a été donnée par Dieu à l’homme lors de sa création, et elle fait partie de sa nature même. Elle devait avoir pour fonction de permettre à l’homme de lutter contre les tentations et le tentateur, et d’éviter le péché, le mal : ainsi étaient, dès l’origine, définis sa finalité naturelle et son usage normal. Mais l’homme, par le péché, l’a détournée de cette finalité, et au lieu d’utiliser cette faculté à combattre le Malin, il l’a retournée contre son prochain, faisant de celle-ci un usage contre nature.
La colère apparaît comme une passion toutes les fois qu’elle prend le prochain pour objet. Dès lors, aucun motif d’aucune sorte ne saurait la légitimer. C’est contre le Malin qu’il convient de se mettre en colère non contre celui qui en est la victime, car, dit l’Apôtre, « nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes » (Ep 6, 12). C’est contre le péché qu’il faut combattre, non contre celui qui le commet.
À côté de ce que nous appelons habituellement la colère, et qui constitue la manifestation la plus extérieure, visible et violente de celle-ci, la forme aiguë de la passion, les Pères distinguent principalement : le ressentiment — qui est une « colère entretenue », qui dure sous une forme plus intériorisée et plus cachée, et qui a pour fondement le souvenir d’une offense, d’une humiliation, d’injustices subies, la rancune, la haine et aussi toutes les formes de rancœur, d’hostilité, d’animosité, d’inimitié, bref de méchanceté. La mauvaise humeur, l’aigreur, les formes plus ou moins développées d’irritation et les manifestations d’impatience, font déjà partie de cette passion. De même s’y rattachent l’indignation et les moqueries, les railleries et l’ironie à l’égard des personnes. On peut encore y rapporter les sentiments, même peu développés, de malveillance, des plus grossiers qui se traduisent dans la méchanceté et la volonté ouverte de nuire, aux plus subtils, qui peuvent consister d’une part à se réjouir (même en un très bref instant) d’un malheur ou d’une déconvenue qui affecte le prochain, et d’autre part à ne pas s’affliger des peines qui lui surviennent, ou même à ne pas se réjouir de son bonheur.
C’est par amour des biens matériels et des plaisirs qu’ils lui procurent, et parce qu’il les préfère aux biens et aux jouissances spirituelles, que l’homme tombe dans la passion de colère, ainsi que le dit clairement saint Maxime : « Nous avons préféré les choses matérielles et profanes au commandement de l’amour, et parce que nous y sommes attachés nous luttons contre les hommes alors que nous devrions préférer l’amour de tous les hommes à toutes les choses visibles et même à notre corps. »
Parmi toutes les sources de la colère que nous avons mises en évidence, il est certain que la vanité et l’orgueil (attachement à soi-même) constituent la plus fondamentale. C’est lorsque l’homme se trouve blessé dans son amour-propre, lorsqu’il se sent humilié, offensé, déconsidéré (notamment par rapport à l’image avantageuse qu’il a de lui-même et qu’il attend que les autres lui renvoient), qu’il se porte aux différentes formes de colère. Si bien que ce qui paraît être la cause extérieure de la colère et la motiver véritablement n’est en fait que le révélateur ou le catalyseur d’une colère qui procède directement du sujet lui-même, de son orgueil. « Ce ne sont pas les paroles qui nous blessent, note par exemple saint Basile, c’est notre orgueil qui nous révolte et la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes. » Par la colère, la rancune, le désir de vengeance, l’homme cherche alors à rétablir devant celui qui l’a offensé et humilié, en même temps que devant lui-même, l’image de lui-même à laquelle il s’est attaché, et qu’il sent dépréciée.
De même que toutes les autres passions, la colère est considérée comme une maladie de l’âme par les Pères. En raison des dérèglements qu’elle constitue, elle est surtout considérée comme une forme de folie. « Entre la colère et la folie, il n’y a aucune différence », affirme saint Jean Chrysostome. « L’homme en colère ressemble absolument à un fou », dit-il encore. « La colère est une folie momentanée », note de son côté saint Basile. Lorsqu’elle prend la forme de la fureur, Saint Jean Climaque n’hésite pas à la qualifier d’épilepsie spirituelle.
Sur le plan du corps, la colère, dans ses manifestations aiguës, provoque une agitation caractéristique. À l’intérieur du corps, la colère se traduit, par divers troubles physiologiques. Ses formes rentrées et chroniques impliquent également de tels désordres, portant atteinte à sa santé. Mais c’est surtout dans l’âme que la colère produit des troubles qui permettent de la considérer comme une grave maladie de l’âme et comme une forme de folie. « La colère plus que les autres passions a coutume de troubler et de bouleverser l’âme », note saint Diadoque de Photicé.
Les troubles engendrés dans l’âme par la passion de colère sont multiples. Elle perturbe tout d’abord l’usage de la raison au point qu’elle paraît l’exclure. Sa « raison étant alors ensevelie dans l’ivresse et les ténèbres », l’homme devient incapable de juger correctement des choses. C’est ainsi que saint Jean Cassien écrit : « Tant que la colère occupe notre cœur et enténèbre notre œil intérieur, nous ne pouvons pas juger avec discernement. »
Le délire engendré par la colère a encore pour effet de modifier la proportion des choses que l’homme perçoit : les événements ne sont plus perçus ni vécus selon leurs véritables dimensions, mais se trouvent, pour certains, démesurément et injustement grossis, alors que d’autres, corrélativement, sont occultés ou voient leur importance amenuisée.
Un autre trait pathologique essentiel est l’aliénation qui en résulte : celui qui est victime de cette passion ne se contrôle plus lui-même, ne semble plus agir sous la direction de son esprit, et sous l’impulsion de sa propre volonté, mais se trouve comme déterminé à penser et à agir sous la pression d’une force extérieure à lui-même dont la maîtrise paraît lui échapper entièrement, qui tyrannise son âme aussi bien que son corps. L’homme devient littéralement le jouet de sa passion.
Enfin, un dernier symptôme pathologique essentiel dans la colère est l’agitation psychomotrice qui la caractérise à divers degrés et la rapproche de bien des manifestations de folie et d’états de possession démoniaque. Le comportement de l’homme qui en est victime devient confus, désordonné ; celui-ci se livre aux actions les plus étranges, actions qu’il désavouerait en son état normal. « Ceux qui se laissent surprendre par la colère sont capables de toutes sortes de désordres et d’emportements », constate saint Basile ; « il est impossible de raconter toutes les extravagances que fait un homme en cet état ; il court sans ordre et sans dessein ».
La colère, disent les Pères, est pour l’âme comme un poison par lequel le diable la ronge cruellement de l’intérieur. Le souvenir des injures, le ressentiment, la rancune notamment, sont comme un venin qui s’insinue facilement dans toutes les parties de l’âme et qui empoisonne le cœur. Saint Jean Chrysostome : « votre ressentiment est un bourreau que vous portez en tout lieu au-dedans de vous, c’est un vautour qui déchire vos entrailles ».
La passion de colère coupe l’homme de Dieu. Elle ne s’oppose pas seulement à la « colère honorable » dont elle vient prendre la place ; il est une autre vertu importante, naturelle à l’âme, qu’elle vient frapper et détruire : la douceur, forme de la charité, par laquelle, en particulier, l’homme ressemble à Dieu. Aussi, écrit saint Grégoire le Grand, « le péché de colère, en annihilant la douceur de notre âme, y corrompt sa ressemblance à l’image divine ». Cela signifie en d’autres termes que le Saint-Esprit cesse de demeurer en l’homme. Privé de l’Esprit qui lui conférait notamment ordre et unité, l’âme se trouve désorganisée et divisée. L’homme devient notamment incapable de percevoir la présence du Christ en lui-même. « Saccageant l’état de prière » la colère détruit la santé de l’âme liée à celui-ci, et empêche l’homme de mener la vie pour laquelle il est fait.
La douceur et la patience
Pour que l’homme soit guéri de la colère, il est donc nécessaire qu’il ait vaincu les passions liées à la concupiscence, (gourmandise, luxure amour de l’argent) et qu’il pratique les vertus qui leur sont opposées. Les Pères insistent particulièrement sur la lutte contre l’amour de l’argent, et présentent ainsi paradoxalement l’aumône comme un remède essentiel de la colère. « L’aumône est le traitement de la colère » (Évagre). L’aumône apparaît d’ailleurs comme une manifestation de la charité, laquelle constitue l’un des principaux antidotes de la colère, puisque celle-ci s’attaque au contraire au prochain.
La colère procédant d’autre part de l’orgueil et de la vanité, c’est en s’attaquant à ces deux passions qu’on peut en guérir. Or c’est l’humilité qui constitue, comme nous le verrons, l’antidote de la vanité et de l’orgueil. Pour guérir de la colère, il faut donc acquérir l’humilité. Puisque la colère est « le symptôme d’un très grand orgueil », « la conversion exige beaucoup d’humilité » fait remarquer saint Jean Climaque qui note que l’humilité amène « à bannir de notre âme tous les mouvements et tous les transports de la colère ». Aussi celui qui veut trouver rapidement la guérison doit-il non seulement accepter les humiliations, mais même s’exercer à les supporter jusqu’à ce qu’il y soit devenu insensible.
Le pouvoir thérapeutique de l’humilité se trouve renforcé quand on y joint la pénitence. Saint Jean Climaque enseigne ainsi que la pénitence et les larmes forment avec l’humilité un « ternaire », et que « la première et la plus éminente propriété de cette trinité, c’est l’acceptation pleine de joie de l’humiliation, que l’âme reçoit et accueille, les mains tendues, comme un remède qui soulage et cautérise ses maladies et ses fautes graves. La seconde propriété, c’est la perte de toute irritabilité, et la modestie qui accompagne cet apaisement ».
À tous les remèdes précédemment cités, il faut évidemment associer la prière. Saint Jean Cassien note que la colère, comme toutes les autres passions, « est guérie par la méditation du cœur ». Et saint Nil enseigne dans le même sens que « la prière est le germe de l’absence de colère ».
À un autre plan, la thérapeutique de la colère consiste bien entendu à s’efforcer de s’abstenir d’en faire usage contre le prochain vers lequel elle est spontanément tournée. Cela suit l’enseignement du Christ lui-même qui affirme : « Moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère est passible de jugement » (Mt 5, 22).
Les éventuelles actions ou paroles malveillantes d’autrui à notre encontre ne sauraient aucunement justifier ni même expliquer la colère, dont il faut chercher la cause exclusivement en nous-mêmes. Aussi saint Jean Cassien conseille : « Ne pas nous irriter ne doit pas venir de la perfection d’autrui, mais de notre vertu à nous, et cette vertu ne s’acquiert pas par la patience des autres, mais par notre propre longanimité ». Et il fait d’ailleurs remarquer « qu’il ne suffit pas qu’il n’y ait personne contre qui nous irriter, puisque nous pouvons nous mettre en colère même contre des objets insensibles ».
Ne plus s’irriter suppose donc avant tout un effort pour juguler l’irascibilité, pour la contraindre à ne pas se manifester : c’est en s’efforçant de garder le silence que l’on atteint le plus facilement ce but. « Le commencement de la victoire sur la colère est le silence des lèvres quand le cœur est agité » enseigne saint Jean Climaque.
Mais la rétention de la colère doit s’effectuer avant tout au niveau des pensées. Au silence des paroles, il faut joindre « le silence des pensées ». La maîtrise des pensées apparaît comme la principale voie thérapeutique dans le cas où la colère prend la forme intériorisée de la haine ou de la rancune. Dans la mesure où celles-ci sont liées à des offenses subies, la première attitude à adopter est « l’oubli des injures » autrement dit le pardon. A ce remède doit en être associé un autre : la réconciliation avec le prochain, selon ce que le Christ recommande : « Si tu présentes ton offrande à l’autel, et que tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis viens présenter ton offrande. Accorde-toi promptement avec ton adversaire pendant que tu es en chemin avec lui » (Mt 5, 23-25). Nous réconcilier avec autrui suppose que nous prenions en charge la part de responsabilité qui nous revient presque toujours lorsque le prochain est irrité contre nous. C’est pourquoi il convient avant tout de se blâmer soi-même et de demander pardon au frère d’avoir été pour lui une occasion d’irritation.
Mais il ne suffit pas à l’homme de renoncer à toute forme de colère à l’égard du prochain. Il lui faut substituer à la passion la vertu qui lui est opposée. Or, à l’égard du prochain, la vertu opposée à la colère, c’est premièrement la douceur. La colère et la douceur étant antagonistes, elles s’excluent l’une l’autre. Saint Jean Climaque écrit : « La douceur est un roc qui domine la mer de l’irascibilité et sur lequel se brisent toutes les vagues qui y déferlent sans jamais l’ébranler ».
Il la définit ainsi : « La douceur est un état immobile de l’âme qui reste égale à elle-même aussi bien dans les humiliations que devant les louanges ». On voit donc qu’elle va à l’encontre non seulement de la colère, mais encore d’autres passions qui, dans le cadre des relations avec le prochain, peuvent troubler l’âme. Mais il faut ajouter qu’elle est encore une vertu positive à l’égard du prochain lui-même qui se traduit par la prière pour lui et par une attitude générale de charité.
Contribuant à guérir l’homme de diverses passions, la douceur lui permet d’accéder, corrélativement, à une multitude de biens. Elle est une source de calme, de repos et de paix intérieurs. Elle rend l’âme plus forte, notamment face aux attaques d’autrui. Elle donne à l’homme confiance dans la prière. Elle apparaît surtout comme un « fondement du discernement » spirituel. Elle est aussi une source de sagesse. La douceur est pour l’âme une source de joie spirituelle.
À la douceur les Pères associent souvent la patience, qui possède le même pouvoir de s’opposer à la colère et d’en préserver l’âme. Ainsi saint Jean Chrysostome fait remarquer : « La colère est un feu, une flamme qui saisit, mord et embrase. Éteignons-la par la douceur et la patience ». La patience consiste à supporter avec calme les maux qui nous sont infligés par les circonstances ou par autrui, et notamment, dans ce dernier cas, à supporter sans trouble les critiques, outrages, insultes, ou autres paroles blessantes. Saint Maxime en donne cette définition : « Elle consiste à demeurer constant dans l’adversité, à supporter les maux, à soutenir jusqu’au bout la tentation, à ne pas céder par surprise à la colère, à ne pas laisser échapper un mot sous le coup de l’émotion, à ne pas porter de soupçon ni penser quelque chose qui soit indigne d’un homme craignant Dieu ».
La vertu de patience s’acquiert avant tout par l’amour de Dieu, qui amène notamment à prendre en tout pour modèle le Christ qui, « devant l’ingratitude et le blasphème, a gardé la patience, outragé et mis à mort, est resté patient sans jamais rejeter le mal sur personne ». La patience procède également de l’amour du prochain, mais aussi, et avant tout de l’humilité. « Il paraît évident », écrit saint Jean Cassien, « que le remède le plus efficace pour le cœur humain, c’est la patience ». Elle contribue donc largement à rétablir dans l’âme la santé. Tout d’abord elle fournit à l’âme l’énergie qu’il lui faut pour lutter et faire les efforts nécessaires à son progrès spirituel. « Elle donne une force invincible » note saint Jean Chrysostome. Elle apporte en outre à l’âme la paix et la stabilité, consolation et la joie spirituelles.
À la douceur et à la patience, les Pères recommandent de joindre la charité, qui apparaît ainsi comme la troisième vertu opposée à la passion de colère. L’Apôtre après avoir dit : « la charité est patiente » ajoute : la charité « est pleine de bonté » (1 Co 13, 4), et encore : « la charité n’est point envieuse », et conseille ailleurs : « Supportez-vous les uns les autres dans la charité » (Ep 4, 2).
Petits extraits du livre de J-C Larchet : 2° partie, ch. 8 ; 5° partie, ch. 6.