La vanité et l’abaissement

La vanité

 La vaine gloire ou vanité (cénodoxie) est une passion particulièrement importante et source de nombreuses autres maladies de l’âme. Saint Jean Cassien note qu’ « elle varie beaucoup ses formes et se divise en différentes espèces »mais « se réduit toutefois à deux genres »qui en sont comme deux degrés.

  1. La première espèce de vanité « conçoit de l’élèvement pour des avantages charnels et apparents ».C’est la forme la plus grossière de vanité, celle qui affecte l’homme déchu le plus immédiatement, le plus facilement et le plus couramment. Elle consiste à se montrer fier et à se glorifier de biens que l’on possède ou croit posséder, et à désirer d’être vu, considéré, admiré, estimé, honoré, loué, voire flatté par les autres hommes.

Le vaniteux peut ainsi se glorifier et désirer l’admiration d’autrui pour les dons que la nature lui a octroyés comme la beauté (réelle ou supposée) de son corps ou de sa voix par exemple, mais aussi pour son allure, sa prestance, et tout ce qui contribue à lui donner belle apparence (vêtements, parfums, bijoux, etc.). Il peut aussi se glorifier et attendre la considération pour son habileté manuelle ou son savoir-faire dans tel ou tel domaine.

C’est souvent poussé par la vanité que l’homme veut atteindre une situation et un rang social élevés. Cette passion l’attache encore au pouvoir sous toutes ses formes, et se trouve fréquemment être la cause de sa recherche ; elle est alors l’alliée et le moteur des deux passions que les Pères nomment « amour du pouvoir » et « esprit de domination ».

À un plan plus subtil, la vanité consiste pour celui qui en est le sujet à se montrer fier de ses qualités intellectuelles (de son intelligence, de son imagination, de sa mémoire, etc., mais aussi de sa connaissance ou de son savoir, de sa maîtrise du langage, de sa capacité à bien discourir ou écrire, etc.) et à rechercher pour cela l’attention, l’admiration et les louanges d’autrui. Il apparaît que l’ambition dans les domaines intellectuels et culturels aussi bien que dans le domaine politique ou financier est le plus souvent un produit de la vanité.

 

  1. La seconde espèce de vanité distinguée par saint Jean Cassien « s’enfle du désir d’un vain renom pour des biens spirituels et cachés ».Chez le spirituel encore soumis aux passions, elle coexiste avec la première espèce ou prend sa place lorsqu’il a dépassé tout attachement aux biens mondains. Elle consiste pour lui à se glorifier en lui-même ou devant les autres hommes de ses vertus ou de son ascèse et à rechercher pour elles l’admiration et les louanges d’autrui. Saint Maxime fait remarquer : « Si tu as raison des passions plus honteuses, tout de suite les pensées de la vaine gloire fondent sur toi. »La vanité est alors capable de prendre à elle seule, dans l’homme, la place de toutes les autres passions réunies.

La vanité possède un extraordinaire pouvoir. Son caractère subtil, sa capacité à revêtir de nombreuses formes, à se glisser partout et à attaquer l’homme par divers côtés, la rendent particulièrement difficile à percevoir et à combattre. Tout en effet peut constituer pour l’homme un sujet de vanité. « Les anciens, écrit saint Jean Cassien, ont joliment décrit la nature de cette maladie en la comparant à un oignon : quand on lui ôte une peau, on en retrouve aussitôt une autre, et autant on en retire, autant on en retrouve. »Dès lors, constate Évagre, « il est difficile d’échapper à la vanité, car cela même que tu fais pour t’en débarrasser devient pour toi une nouvelle source de vanité ».

Le caractère pathologique de la vanité, comme celui de toutes les autres passions, tient essentiellement à ce qu’elle est constituée par la perversion d’une attitude naturelle et normale. Il a été donné par Dieu à la nature de l’homme de tendre vers la gloire : mais c’est la gloire divine qu’il était destiné à obtenir par son union à Dieu, non la gloire humaine que recherche la passion, et que la tradition appelle « gloire selon la chair » (cf. 2 Co 11, 18). Saint Jean Climaque enseigne dans le même sens : « Notre âme naturellement a de l’amour pour la gloire, mais ce doit être pour celle du ciel et non pour celle de la terre. »Cette distinction entre les deux sortes de gloire, saint Paul s’y réfère implicitement lorsqu’il dit se glorifier en Jésus-Christ tout en mettant en garde contre le danger qu’il y aurait à se glorifier en dehors de Dieu (Ph 3, 3 ; Ga 6, 14).

La recherche de la gloire mondaine apparaît ainsi comme la façon dont l’homme compense misérablement en lui l’absence de la gloire céleste et de ce qui, l’unissant à Dieu, le rend participant de cette gloire divine, à savoir les vertus. Saint Dorothée de Gaza écrit : « Ceux qui désirent la gloire ressemblent à un homme nu qui ne cesse de chercher un lambeau d’étoffe ou n’importe quoi pour couvrir son indécence. Ainsi celui qui est dénué des vertus cherche la gloire des hommes. »La vanité apparaît donc bien au total comme constituée par une perversion, par un détournement pathologique de la tendance naturelle de· l’homme à la glorification, et comme un comportement pathologique de substitution consécutif à une frustration ontologique.

Celui qu’elle affecte se met à avoir foi dans les hommes dont il attend attention, estime, admiration, louanges, et dans tout ce qui est susceptible de susciter en eux ces attitudes à son égard. C’est pourquoi saint Jean Climaque qualifie le vaniteux d’idolâtre, de même saint Macaire qui note : « Les hommes qui font son éloge, ce sont eux qui sont ses dieux. »

Le vaniteux ignore la valeur véritable des choses dont il tire gloire comme de cette gloire elle-même. Il leur accorde une réalité et une importance dont elles sont en vérité dépourvues. Il fait comme si elles avaient une valeur absolue et durable, alors qu’elles sont éminemment fragiles, provisoires. Il ignore que seule la gloire divine est parfaite et éternelle, et que les motifs spirituels de glorification en Dieu sont les seuls à être authentiquement réels. La vanité paraît ainsi inclure une vision délirante de la réalité. Par elle en effet l’homme s’attribue des qualités et des vertus qu’il ne possède pas et ne voit pas les défauts et les passions qui l’habitent en réalité. Mais il s’illusionne également lorsqu’il se glorifie des vertus qu’il possède véritablement.

La vanité voue celui qu’elle habite à toutes sortes de maux. Cette passion détruit la paix intérieure en agitant l’âme de bien des manières. « Elle entretient, note saint Isaac, le trouble continuel et la confusion des pensées. »Et saint Marc le Moine remarque : « Dès que tu perçois une pensée te faisant miroiter la gloire humaine, sache bien qu’elle te prépare la confusion ».

La vanité a pour autre effet dangereux et redoutable de plonger l’homme dans un monde de fantasmes. Saint Isaac le Syrien note que ceux qui sont « portés par la vanité en perdent la raison ». Sous son inspiration en effet, l’homme s’imagine avoir toutes sortes de qualités, de vertus, de mérites, de biens, etc., se représente lui-même dans des situations ou des états qui lui valent considérations et louanges. « La vanité, note saint Isaac, invente et imagine des personnages, et porte à désirer et à se projeter. »Cela a pour première conséquence pathologique de détacher l’homme de la réalité qu’il vit. Ce processus qui consiste à fantasmer peut être à l’origine, s’il est entretenu et développé, de bouffées délirantes aiguës ou d’hallucinations. Évagre constate : « L’origine des illusions de l’esprit, c’est la vanité. »

Sur le plan spirituel, les effets pathologiques de la vanité sont très étendus. Elle détruit toutes les vertus que l’homme a acquises et rend totalement inutiles tous ses efforts ascétiques. « La vanité », écrit saint Jean Cassien, « est une nourriture qui flatte l’âme pour un temps, mais ensuite la rend vide, sans vertu et nue, la laissant stérile et privée de tous les fruits spirituels, en sorte que non seulement elle détruit le mérite de peines considérables, mais qu’elle lui vaut même des supplices plus grands ».Les Pères, nous l’avons vu, la rangent parmi les trois passions génériques, qui sont la source de toutes les autres. Saint Marc le Moine la qualifie de « racine des mauvais désirs », de « cause de tous les vices », de « mère des maux », et enseigne qu’elle « mène naturellement à l’esclavage du péché ».

 

L’abaissement

Saint Jean Climaque la considère la vanité comme « le plus difficile et le plus dangereux de tous les pièges ». La thérapeutique de cette maladie spirituelle s’avère donc d’emblée particulièrement délicate. « Tous les vices s’étiolent une fois dominés, et lorsqu’ils ont été vaincus s’affaiblissent de jour en jour. La vanité, une fois qu’on l’a abattue, se relève pour combattre plus âprement, et alors qu’on la croit éteinte elle trouve dans sa mise à mort un surcroît de force. Les autres vices n’attaquent généralement que ceux qu’ils ont déjà vaincus ; mais celui-ci poursuit plus âprement ses vainqueurs, et plus on l’a écrasé énergiquement, plus il profite de la fierté de son vainqueur pour l’attaquer plus violemment »(St Jean Cassien).

Celui qui entreprend la thérapeutique de la cénodoxie devra donc faire preuve du début jusqu’à la fin d’un grand discernement spirituel et d’une vigilance constante.

Parce que la vanité est recherche de gloire humaine, mondaine, terrestre, 1’homme qui veut vaincre cette passion doit reconnaître l’inanité d’une telle gloire, en prenant notamment conscience de l’inconsistance de ses fondements et du néant des buts qu’elle poursuit, comme le soulignent maintes fois les Pères. La mort révèle la pleine mesure de la vanité et du néant des choses humaines que la vanité a pour objet, en même temps qu’elle est le moment crucial où le jugement divin est signifié à 1’homme. C’est pourquoi la « mémoire de la mort » est, elle aussi, une arme efficace contre cette passion.

Parce que la vanité est recherche de considération, de renommée, d’honneur, de gloire, il convient de renoncer à tout ce qui peut en être la source ou l’occasion. Il faut fuir ceux qui sont manifestement sous son emprise et constituent un exemple néfaste. Il faut refuser pour soi-même toute fonction honorée des hommes en raison notamment du pouvoir ou du prestige qu’elle confère, repousser toute distinction susceptible de s’attirer admiration ou louange. La vanité étant désir d’être remarqué, il convient même d’éviter ce qui peut nous singulariser, dans nos paroles comme dans nos actes et nos comportements. Celui qui veut être délivré de la vanité doit au contraire tout faire pour devenir ou pour rester ignoré des hommes. Le choix d’une condition obscure, mais aussi la recherche de la solitude peuvent y contribuer.

Vis-à-vis des autres hommes dont la vanité attend admiration et louange, il convient de ne rien laisser voir de son ascèse ni des vertus que l’on possède, ni des actes qui les manifestent. Dans ce sens, saint Maxime écrit : « La vanité est supprimée par l’action cachée ». On doit veiller, en contrôlant soigneusement son comportement et ses paroles, à ne rien laisser paraître de son état intérieur, à ne rien révéler de sa vie spirituelle. C’est ainsi que saint Jean Climaque conseille : « Sois zélé dans ton âme sans rien en manifester dans ton corps, que ce soit par ton apparence extérieure, ou par un mot, ou par un sous-entendu » ; « partout où tu iras, tu cacheras ta manière de vivre ».Ailleurs il écrit :« Le commencement de la victoire sur la cénodoxie est la garde des lèvres ».

D’une manière générale, et c’est là un remède fondamental contre la vanité, l’homme doit accepter d’être humilié, et même rechercher ce qui est susceptible de lui valoir le mépris. « Le commencement de la victoire sur la cénodoxie est l’amour des humiliations »écrit saint Jean Climaque. « Le Seigneur ramène souvent les vaniteux à l’absence de vaine gloire au moyen de quelque humiliation qui leur arrive ». Le signe que l’homme est guéri de la vanité, c’est qu’il n’éprouve plus de peine à être humilié en public, ni n’a plus de rancune à l’encontre de celui qui l’a offensé, méprisé, insulté, qui a dit ou dit encore du mal de lui.

Mais la vanité est aussi une passion par laquelle l’homme s’estime, s’admire et s’honore lui-même, et se glorifie à ses propres yeux. Pour la combattre à ce niveau, l’homme doit tout d’abord ignorer son ascèse et ses vertus, cacher à ses propres yeux ce qu’il a de bon en lui et ce qu’il a fait de bien.Saint Jean Chrysostome fait remarquer que le Christ, « après avoir blâmé la vanité apporte le remède à une âme frappée de ce mal en commandant : que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite » (Mt 6, 3) ».Lors même qu’il aurait accompli toute la volonté de Dieu, l’homme devrait, comme le recommande le Christ (Lc 17, 10), se considérer comme un serviteur inutile, qui n’a fait rien de plus que ce qu’il devait faire : c’est là encore un moyen donné par les Pères pour éviter la vanité.

Mais bien avant cela, l’homme doit examiner sa conscienceet considérer combien il est éloigné d’avoir accompli tous les commandements. Avant cela encore, il doit se souvenir de ses péchés et les pleurer, ce qui coupera court à la vanité aussi bien par rapport à lui-même que par rapport à autrui. « Si nous ne perdons pas de vue nos péchés, les biens extérieurs ne pourront jamais enfler nos âmes. Les richesses, la puissance, le rang suprême, les dignités, les honneurs n’auront sur nous aucune influence »fait remarquer saint Jean Chrysostome. Et saint Jean Climaque conseille : « Quand nos flatteurs commencent à nous louer, remettons-nous brièvement en mémoire la multitude de nos péchés, et nous nous reconnaîtrons indignes de ce qui se dit ou se fait en notre honneur ».

Notons enfin le rôle essentiel que joue la prièredans la guérison de la vanité comme de toute passion. Par la prière, l’homme reçoit de Dieu l’aide sans laquelle il reste impuissant à vaincre quelque passion que ce soit. Mais dans le cas de la vanité, il reçoit en outre le discernement qui lui est nécessaire à déjouer tous les pièges qu’elle lui tend. La prière lui permet également de se détacher de ce monde que la vanité a pour objet, et de s’attacher à Dieu. Elle lui permet enfin de glorifier Dieu en reconnaissant qu’ « à lui revient toute gloire, honneur et adoration ».

Nous avons remarqué que la gloire qui vient des hommes et la gloire qui vient de Dieu sont antagonistes et exclusives l’une de l’autre. Si l’homme doit renoncer à toute gloire humainec’est afin d’avoir accès à la gloire divine à laquelle le destine sa nature. Tant qu’il reste attaché à la gloire terrestre il ne peut aucunement goûter à la gloire céleste. « Comme le feu n’engendre pas la neige, ainsi ceux qui cherchent la gloire ici-bas n’en jouiront pas là-haut », note saint Jean Climaque. C’est pourquoi l’humiliationest la voie obligée, la condition indispensable pour participer à la gloire divine. C’est dans ce sens qu’un Ancien conseille : « Si tu veux être connu de Dieu, sois ignoré des hommes ».L’homme, nous l’avons vu, tend par nature à la gloire, mais la gloire qui vient de Dieu est la seule qui lui convienne véritablement. Ainsi il doit se glorifier exclusivement en Dieu, conformément à la parole de l’Apôtre : « Nous nous glorifions en Jésus-Christ et ne mettons point notre confiance en la chair »(Ph 3, 3).

Plus l’homme tend à la gloire divine, plus il se désintéresse de la gloire qui vient des hommes. C’est pourquoi l’amour de Dieu et de Sa gloire apparaît comme un moyen de délivrer l’âme de la vanité. C’est ainsi que saint Jean Climaque conseille : « Efforçons-nous de ne goûter que la gloire d’en-haut. En effet, celui qui l’a goûtée méprisera toute gloire terrestre ».

Il n’en reste pas moins vrai que l’antidote spécifique de la vanité est l’humilité. Ainsi saint Dorothée de Gaza écrit : « Le médecin de nos âmes, c’est le Christ, qui sait tout et qui donne à chaque passion le remède approprié, je veux dire ses commandements : contre la cénodoxie l’humilité ». Saint Jean Climaque écrit : « Dès que la sainte humilité commence à fleurir en nous, nous nous mettons aussitôt à haïr toute gloire et toute louange humaine ».Et saint Maxime : « L’humilité libère l’esprit de la vanité ».Et nous verrons par la suite que bien des moyens recommandés par les Pères pour lutter contre la vanité sont des moyens recommandés par eux pour acquérir 1’humilité.

Petits extraits du livre de J-C Larchet : 2° partie, ch. 10 ; 5° partie, ch. 8.

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