L’orgueil et l’humilité

L’orgueil

L’orgueil comporte deux formes ou composantes. L’une se manifeste particulièrement dans les rapports de l’homme avec ses semblables ; l’autre concerne davantage la relation de l’homme à Dieu.

  1. La première forme d’orgueil consiste pour l’homme à se croire supérieur aux autres hommes ou du moins à tel ou tel d’entre eux,mais aussi à rechercher cette supériorité s’il ne pense pas déjà la posséder. Dans tous les cas l’orgueil consiste à s’élever.

S’élevant, l’orgueilleux, corrélativement rabaisse son prochain. Il le regarde de haut, le méprise et va jusqu’« à ne faire aucun cas de lui, comme s’il n’était rien ». L’archétype de cette attitude nous est présenté dans l’Évangile par l’exemple du pharisien qui dit : « Je ne suis pas comme le reste des hommes, ou même comme ce publicain »(Lc 18, 11). L’homme par l’orgueil éprouve le besoin de se comparer, d’établir des hiérarchies, avant de conclure à sa supériorité, absolue ou relative dans tel ou tel domaine voire dans tous ceux qu’il se représente. Pour cela, il est porté notamment à juger défavorablement son prochain et à critiquer presque systématiquement sa façon de penser et de vivre.

Cette forme d’orgueil se traduit dans un certain nombre d’attitudes qui contribuent, elles aussi, à la définir. L’orgueilleux, note saint Basile, « fait étalage de ce qu’il a et s’efforce de paraître plus qu’il n’est en réalité ».À cette occasion comme en d’autres, il se montre arrogant, infatué et content de soi, plein d’assurance et de confiance en lui-même. À cela s’ajoute souvent la prétention de tout savoir et l’assurance quasi constante d’avoir raison, d’où procèdent la manie de se justifier ainsi que l’esprit de contradiction, mais aussi la volonté d’enseigner et de commander. L’orgueil rend celui qu’il affecte aveugle à ses propres défauts, lui fait refuser a priori toute critique et haïr tout reproche et toute réprimande, et lui rend intolérable d’être commandé et de devoir se soumettre à qui que ce soit. Cette passion se révèle aussi dans une certaine agressivité : c’est parfois l’ironie qui en est l’expression, mais également l’aigreur dans les réponses aux questions d’autrui, le silence gardé en certaines circonstances, une animosité générale.

  1. Alors que la première forme de l’orgueil élève l’homme face à ses semblables, la seconde forme l’élève face à Dieu, le dresse contre Lui. L’orgueil apparaît alors comme une passion d’une extrême gravité : c’est elle qui a provoqué la chute de Satan et des anges devenus démons, puis celle de l’homme lui-même.

L’orgueil se présente comme une négation ou un refus de Dieu, qui peuvent parfois, comme dans le cas de Satan, prendre pour l’homme la forme d’une révolte ouverte, mais se manifestent le plus souvent de façon moins éclatante comme « un refus du secours divin et la présomptueuse confiance en ses propres forces ». L’orgueilleux refuse de considérer que Dieu est l’auteur de sa nature, le principe et la fin de son être, et aussi la source de toutes les qualités et de tous les biens qu’il possède, pour se les attribuer à lui-même.

C’est la plupart du temps cette dernière forme que prend cette passion chez le spirituel. La seconde forme d’orgueil, dit saint Dorothée, consiste « à attribuer ses bonnes œuvres à soi et non à Dieu ». Selon saint Maxime, l’orgueilleux est celui « qui s’enfle des biens donnés par Dieu, comme s’ils venaient de ses propres actions droites ».

L’homme, peut-on dire, se révèle orgueilleux à quelque degré tant qu’il demeure dans un état de séparation relative d’avec Dieu ; seul le saint qui a réalisé l’union totale à Dieu et Lui est totalement transparent, échappe à cette passion, alors que tous les autres hommes en restent victimes, même s’ils l’ignorent ou le nient : « Croire que l’on n’est pas orgueilleux est une des plus claires manifestations qu’on l’est »,fait remarquer saint Jean Climaque.

L’orgueil passe aux yeux des Pères pour une maladie « terrible », « très grande et très cruelle », une« maladie mortelle ». L’orgueil, écrit saint Grégoire le Grand, « corrompt l’âme à la manière d’une maladie contagieuse et généralisée qui corrompt le corps tout entier ».

À quoi tient le caractère pathologique de l’orgueil ?L’homme, nous l’avons vu, a été créé pour s’élever vers Dieu et s’unir finalement à lui dans la plénitude de l’amour et de la connaissance. Cette élévation de lui-même vers Dieu, l’homme était destiné à l’accomplir en Dieu, par la réalisation de la ressemblance à Dieu sur la base des vertus qui avaient été mises en germe dans sa nature, et par l’appropriation progressive de la grâce donnée par l’Esprit. Cette élévation de lui-même devait s’accomplir en union avec son semblable, et intégrer le cosmos tout entier de façon à l’unir en lui à Dieu. Or l’homme a perverti cette tendance naturelle, en s’auto-élevant, en s’autodéifiant, en voulant devenir, selon la promesse du Serpent, « comme un dieu », par lui-même et sans Dieu, par ses seules forces et sans la grâce.

S’affirmant et s’élevant lui-même sans Dieu, il s’est s’affirmé et élevé contre Dieu. D’autre part, au lieu de s’affirmer et de s’élever vers Dieu en communion avec son semblable, l’homme s’est affirmé et élevé contre lui, divisant ainsi l’unique nature humaine.

L’attitude normale de l’homme, faisant, ou constatant en lui quelque bien, est de le référer à Dieu, d’y voir un don et de rendre grâce au Donateur, au principe et à la fin de ce bien comme de tout bien. Le Christ lui-même nous donne l’exemple de cette attitude normale en disant à un homme qui L’appelle « bon Maître » :« Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul »(Mc 10, 17-18). L’orgueilleux pervertit cette attitude : il rapporte à lui-même le bien, s’en fait lui-même le principe et la fin, et s’en rend grâce à lui-même. « Qu’as-tu, demande saint Paul, que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu ? »(1 Co 4, 7). Lorsqu’il fait quelque chose de bien, l’homme n’est en quelque sorte qu’un intermédiaire et n’a pas, de ce fait, à en concevoir de l’élévation. Saint Jean Climaque de souligner la folie d’une telle attitude : « Il y a de la honte à se glorifier d’un ornement qui ne nous appartient pas ; mais c’est la suprême folie de faire étalage des dons de Dieu. »

L’orgueilleux, méconnaît le prochain. Au lieu, notamment, d’élever son frère en Dieu, il s’élève au contraire par lui, le réduit à n’être qu’un moyen de sa propre glorification ou un miroir qui lui reflète non l’image de Dieu, mais sa propre image, celle du moins qu’il se fait de lui-même et attend qu’on lui renvoie. Les différences et même les inégalités, au lieu d’être abolies en Dieu dans l’unité du corps, sont au contraire soulignées. Le prochain devient un rival. L’orgueil se révèle ici séparateur et diviseur, profondément perturbateur des relations entre les hommes, et en conséquence source de maux innombrables.

Rendu incapable par l’orgueil de se tourner vers Dieu et de s’ouvrir véritablement au prochain, l’homme se replie sur lui-même, s’enferme dans l’univers restreint de son moi qu’il exalte. Dans toutes ses réactions, il demeure prisonnier de lui-même. L’orgueil apparaît alors comme constituant une négation de la charité. L’orgueilleux aime son moi et n’aime que lui.

Tous les Pères considèrent l’orgueil comme une passion extrêmement grave. Cette gravité se manifeste notamment dans ses effets pathologiques qui s’avèrent particulièrement redoutables. Rendant l’homme étranger à Dieu, l’orgueil le prive du secours et des biens divins. Il lui fait perdre la connaissance spirituelle, puis toutes les vertus qu’il possédait. « L’orgueil est le mal culminant de l’homme et la racine et la source de tous les péchés du monde »,(saint Jean Chrysostome).

L’orgueil enfante particulièrement la colère, la haine, et toute forme d’agressivité, la dureté de cœur, le jugement du prochain, la médisance et la calomnie, l’hypocrisie, la tristesse, l’envie, la jalousie, la cupidité, la luxure, et la vanité.

L’orgueil détruit la paix intérieure, et plonge l’homme dans un état de trouble permanent. L’orgueil, soulignent les Pères, porte l’homme à ne pas voir ses péchés, à les oublier, et donc à les garder, et perpétue ainsi l’état de séparation d’avec Dieu.

L’humilité

Saint Basile, à la question : « Comment guérit-on l’orgueilleux ? » répond : « Il se guérit par la foi en celui qui a dit : « Le Seigneur résiste aux orgueilleux et donne sa grâce aux humbles » (Jc 4, 6), autrement dit par la crainte de la sentence encourue par l’orgueil ». Le Christ lui-même s’attache à signaler les conséquences néfastes de l’orgueil, disant à plusieurs reprises : « Quiconque s’élève sera abaissé »(Mt 18, 14), et indiquant que le pharisien, malgré ses vertus, ne serait pas justifié, à cause de son orgueil (cf. Lc 18, 9-14).

Parce que l’orgueil consiste en général en un élèvement de soi par rapport aux autres hommes et par rapport à Dieu, on ne pourra en guérir qu’en s’efforçant en toutes circonstances d’éviter de s’élever, détruisant la disposition habituelle de la passion par une déshabituation progressive de l’attitude qui la caractérise, ce qui implique que l’on fasse preuve d’une vigilance intérieure constante, mais aussi que l’on évite de fréquenter des hommes manifestement sous l’emprise de cette passion. « On ne peut se libérer de cette passion qu’en s’abstenant de tout exercice de supériorité, comme on ne désapprend une langue ou un art qu’en cessant tout à fait non seulement de pratiquer ou de parler soi-même, mais aussi d’entendre parler et voir pratiquer d’autres »(saint Basile).

C’est en s’efforçant d’adopter des attitudes contraires à l’orgueil que l’homme pourra le combattre : haine de la volonté propre, défiance de son propre jugement, renoncement à l’autojustification, blâme de soi, refus de contredire, refus d’enseigner et de commander…

Pour éviter la première forme d’orgueil qui consiste à se considérer comme supérieur aux autres et à les mépriser, l’homme devra s’attacher avant tout à remarquer en eux ce en quoi ils lui sont supérieurs, à refuser de voir leurs défauts et à valoriser leurs qualités. C’est dans ce sens notamment que l’on peut dire avec saint Maxime que « la charité supprime l’orgueil ». L’homme devra même aller jusqu’à se considérer comme inférieur à tous.

Le souvenir de ses péchés contribue à lui enlever le sentiment de sa supériorité en lui révélant sa misère spirituelle. L’acceptation des humiliations sous diverses formes, permet également la guérison de la passion. Saint Dorothée de Gaza écrit : « Crois que mépris et outrages sont pour ton âme des remèdes à son orgueil, et prie pour ceux qui te maltraitent, comme étant de vrais médecins ». Vivre ignoré des hommes aide à traiter la forme d’orgueil la plus extérieure, comme le souligne saint Jean Climaque : « L’orgueil visible se guérit par une situation obscure ».

Mener une vie rude et humiliantecontribue aussi à combattre cette maladie. Nous avons vu en effet, dans le chapitre consacré à l’ascèse corporelle, comment l’âme est, dans une certaine mesure, affectée par ce que fait ou subit le corps, comment, plus généralement, les conditions d’existence matérielles de l’homme ont une certaine incidence sur son état intérieur. Les peines corporelles et les diverses épreuves que l’homme peut être amené à subir dans son corps le purifient de sa passion dans la mesure où elles lui font constater sa faiblesse et sa fragilité, et réduisent l’illusion d’auto-suffisance liée à l’orgueil.

Dans la mesure où l’orgueil consiste à concevoir de l’élévation pour les qualités naturelles que l’on possède, le remède est dans la reconnaissance que tout bien procède de Dieu, que toute qualité a sa source dans le Créateur de notre nature. Il convient à cet égard de méditer cette parole de l’Apôtre : « Qu’est-ce qui te distingue ? Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te glorifies-tu comme si tu ne l’avais pas reçu ? »(1 Co 4, 7).

Et saint Jean Cassien enseigne : « Nous pourrons échapper au filet que cet esprit nous tend dans sa malice si, à propos de chacune des vertus dans lesquelles nous avons l’impression d’avoir progressé, nous disons cette parole de l’Apôtre :« Ce n’est pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi »(1 Co 15, 10)et :« C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis ».

L’humilité constitue en vérité le principal remède de l’orgueil en tant qu’elle est la vertu qui lui est opposée et qui est appelée à se substituer à lui. Saint Grégoire de Nysse fait remarquer : « L’humilité ruinera la superbe, la modestie guérira l’orgueil maladif ». « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes »(Mt 11, 29).

Saint Jean Climaque définit l’humilité comme « le sentiment d’une âme contrite ».« Le sacrifice à Dieu, c’est un esprit brisé ; d’un cœur brisé, broyé, Dieu, tu n’as point de mépris »(Ps 51, 17).

L’humilité en général consiste pour l’homme à reconnaître ses limites, sa faiblesse, son impuissance, son ignorance. « Un homme qui est parvenu à connaître la mesure de sa faiblesse a touché la perfection de l’humilité »écrit saint Isaac le Syrien.

L’humilité dit saint Jean Chrysostome, « consiste à se regarder comme un néant malgré la grandeur et le nombre de ses mérites » ; et ailleurs :« la véritable humilité consiste à s’abaisser quand on a des occasions de s’élever ». « L’humble en vérité », écrit de même saint Isaac le Syrien, « est celui qui a secrètement de quoi s’enorgueillir et ne s’enorgueillit pas, mais ne voit là rien de plus en lui-même qu’un peu de terre ».

L’humble ne s’estime lui-même en rien et ne fait aucun cas de lui-même. « L’humble se voit lui-même comme un homme méprisable »écrit encore saint Isaac. L’humilité se caractérise ainsi par un « détachement de soi en toutes choses ».

Ce détachement de soi se traduit par un renoncement à la volonté proprequi va jusqu’à la haine de celle-ci et que les Pères considèrent comme une caractéristique fondamentale de l’humilité au point de la définir par lui.

Il se traduit aussi par l’absence de confiance en soi et la défiance à l’égard de son propre jugement, qualités proches de la précédente et souvent citées avec elle, et dont découlent une obéissance sans hésitation au Père spirituel, et dans les rapports avec autrui le renoncement à se justifier et à imposer son avis, l’abandon de tout esprit de contestation et d’opposition, le renoncement à contredire et même à discuter, et par conséquent une attitude souvent silencieuse.

Spécifiquement, vis-à-vis du prochain, l’humilité consiste à considérer les autres comme supérieurs à soi. C’est là l’enseignement de saint Paul qui recommande :« Que l’humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-même »(Ph 2, 3). Les Pères disent encore que l’humilité consiste à se considérer comme inférieur à tous, à se voir comme le dernier de tous les hommes.

Alors que l’orgueilleux, s’estimant supérieur aux autres, les méprise, l’humble au contraire, se considérant comme inférieur à tous, se considère lui-même et lui seul comme digne de mépris, et assume sans affliction et sans trouble toutes les formes d’humiliation venant d’autrui.« C’est l’humiliation qui met le cœur à l’épreuve », note saint Jean Climaque : l’homme peut être humble dans ses pensées, mais seule l’absence de trouble lorsqu’il sera soumis à l’humiliation révélera qu’il est humble véritablement. C’est le signe d’une humilité plus grande encore que d’accepter cette humiliation avec joie.

L’humilité consiste aussi à oublier en permanence ses bonnes œuvres et à refuser de voir ses vertus éventuelles. L’humilité réalise ici un état de dépouillement, de nudité intérieure.

Elle peut être considérée comme la seule vertu qui sauve l’homme. Par elle l’homme peut faire face efficacement à toutes les tentations. Abba Antoine dit : « Je vis tous les filets de l’ennemi déployés sur la terre, et je dis en gémissant : « qui donc passera outre ces pièges ? » Et j’entendis une voix me répondre : « l’humilité » ».Avec la charité, l’humilitéapparaît comme la vertu qui unit le plus l’homme à Dieu.

Petits extraits du livre de J-C Larchet : 2° partie, ch. 11 ; 5° partie, ch. 8.

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