Le Christianisme n’est pas un humanisme

Entretien de Gérard Leclerc avec Laurent Fourquet dans le magazine France-catholique :

Votre titre à lui-seul constitue une provocation. Pensez-vous qu’elle est vraiment nécessaire et même urgente ?

Laurent Fourquet : Le fait même de percevoir mon titre comme une «  provocation  » témoigne du caractère hégémonique de l’humanisme dans la société occidentale, faisant de celui-ci l’une de nos ultimes vaches sacrées. Or, comme je tente de le démontrer dans mon ouvrage, l’humanisme procède d’une logique profonde qui, non seulement est différente de celle du christianisme, mais qui est à l’opposé de la parole chrétienne. Là où celle-ci valorise le don pur, libre et gratuit, l’humanisme, au contraire, est l’idéologie d’une appropriation généralisée du monde, et des choses au sein de ce monde, par le savoir qui les détermine, pour les classer et les ordonner au service d’une utilisation technique et/ou économique. L’humanisme constitue ainsi l’une des formes les plus systématiques de la volonté de puissance dont on sait, dès le récit de la Genèse, comment elle contrevient au verbe de Dieu.
Dès lors, toutes les tentatives, naïves ou intéressées, pour «  sauver  » le christianisme en faisant de celui-ci une anticipation de l’humanisme, ou une forme spiritualisée de celui-ci, aboutissent au résultat contraire de celui souhaité par leurs promoteurs : non seulement parce qu’il n’est au pouvoir de personne de rendre un cercle carré, mais surtout parce que, en l’espèce, ce cercle et ce carré s’apparentent surtout à l’eau et le feu : deux principes qui s’excluent. Dès lors, toutes les tentatives de «  conciliation  », de limage des aspérités du christianisme pour ramener celui-ci à une simple sagesse humaniste vaguement spiritualisée ne seront jamais assez : il faut que le christianisme aille toujours plus loin dans la dénégation de soi et la soumission à une logique qui lui est étrangère ; il faut qu’il meure pour être accepté.

Voilà pourquoi il y a urgence à dénoncer de telles tentatives et une urgence de plus en plus urgente : c’est l’essence même de notre foi qui est en cause, et la possibilité d’entendre encore, en tout cas en Occident, une parole qui mette en cause l’appropriation nihiliste du monde, qui constitue le grand mouvement de notre époque.

Pensez-vous que cette identification humanisme/christianisme constitue un leurre, préjudiciable à l’annonce de l’Évangile ?

Pour les raisons que je viens de mentionner, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir entre le christianisme et l’humanisme une relation d’indifférence polie où chacun d’eux rend un hommage distrait aux vertus de l’autre. Nous nous situons dans une contradiction métaphysique, qui nous oblige à choisir, quand bien même nous voudrions être dispensés d’un tel choix : soit l’humanisme «  a raison  », c’est-à-dire que la domestication du monde et de lui-même par l’homme, la course au pouvoir technique et économique, constituent la fin, dans les deux sens de ce terme, de l’aventure humaine et, dans cette hypothèse, le christianisme est définitivement discrédité puisqu’il promeut la désappropriation de soi au service des autres ; ou bien, nous considérons que le chemin actuellement emprunté par l’Occident (et le reste du monde «  occidentalisé  » avec lui) est un sentier de perdition, une course au néant, parce qu’aucun pouvoir, aussi sophistiqué soit-il, ne comblera ce que Pascal appelait la «  misère de l’homme sans Dieu  », l’homme n’étant grand que lorsqu’il parvient à contempler de face cette misère, et le christianisme retrouvera alors, pour les hommes de ce temps, sa jeunesse, son éternelle jeunesse.

Par-delà la relation à l’authenticité du christianisme, n’est-ce pas la civilisation contemporaine que vous visez dans ses fondements et ses pratiques ?

Même si je déplore la trahison de leur passé, dans ce qu’il eut de plus glorieux, qui caractérise les Occidentaux actuels, ce n’est pas cette sensation, en tant que telle, qui gouverne ma réflexion. En d’autres termes, je ne critique pas la modernité occidentale pour son infidélité au passé, mais pour ce qu’elle est aujourd’hui, pour son présent. Dans cette perspective, mon propos constitue, effectivement, une critique radicale de cette modernité et des forces qui la gouvernent, mais, pour moi, la critique de la modernité et la quête du sens le plus authentique du christianisme ne se dissocient pas.
C’est bien parce que cette quête gouverne ma réflexion que la «  modernité  » occidentale me paraît injustifiable, dès lors évidemment que l’on ne confond pas cette modernité avec, par exemple, le progrès scientifique mais que l’on saisit sous ce terme un système d’organisation et d’exploitation des choses au service de la volonté de puissance.

Réciproquement, c’est bien parce que la civilisation contemporaine est régie, à un point jusqu’alors jamais atteint dans l’histoire, par des forces de dévastation de l’environnement tout autant que de l’esprit, par la recherche obsessionnelle du pouvoir et du profit, par une gestion organisée des désirs au bénéfice de ceux-là seuls qui ont les moyens de satisfaire ceux-ci, c’est bien parce que ce monde et cette société, bâtis autour de la domination et de l’appropriation, sont, dans les faits, de plus en plus pauvres, de plus en plus tristes, que seul un christianisme vécu véritablement me paraît pouvoir nous sortir de l’ornière dans laquelle nous enfonçons chaque jour davantage.

Les chrétiens, l’Église elle-même dans sa hiérarchie ne sont-ils pas responsables de cette humanisation du christianisme ? Un pape pourtant rigoureux comme Jean-Paul II n’a-t-il pas joué sur le registre des droits de l’homme, en lui donnant une base différente ?

L’Église, et chaque fidèle pris séparément, ne sont pas du monde mais ils sont dans le monde. Il est donc logique, et il est même sain, qu’ils s’ex­priment dans la culture de leur temps, qu’il s’agisse de l’Empire romain, de la féodalité ou de notre époque. Il est nécessaire à chaque fois d’employer les mots clefs de l’époque et de dialoguer avec les valeurs dans lesquelles cette époque a investi. Mais ce jeu naturel cesse de l’être lorsque l’Église et les chrétiens font de la culture de leur époque une sorte d’absolu parallèle voire parfois dominant dans lequel le christianisme doit nécessairement s’insérer pour, selon les époques, être loyal envers l’empereur, conforme au bon ordre de la société, ou en règle avec le progrès et la modernité.

La vérité ne consiste en réalité ni dans le repli sectaire ni dans la dissolution. Elle consiste à ne pas avoir peur des techniques, des mots et des choses des hommes de ce temps à partir du moment où nous sommes à nouveau capables de les penser à partir du Christ, «  ne voulant ni ne pouvant connaître rien d’autre  ». Ceci ne s’obtient évidemment pas par un claquement de doigts et requiert, pour commencer, une critique, dont l’appareil ecclésial, pas plus que le simple fidèle, ne peut s’exonérer, des représentations frauduleuses qui ne peuvent pas ne pas être spontanément les nôtres, puisque nous vivons dans un monde saturé par l’humanisme. Il faut ensuite parvenir à dire, avec les mots de notre temps, des choses qui transcendent infiniment celui-ci.

Votre démarche est, semble-t-il, plus philosophique que théologique. Vous déconstruisez l’humanisme moderne pour en démontrer les failles et la fragilité. Pensez-vous que l’on pourrait choisir une autre voie, plus théologique ?

N’étant pas théologien, je m’avancerai sur cette voie avec prudence… Il me semble que la tâche principale des théologiens, à l’heure actuelle, consiste précisément à casser les représentations humanistes de Dieu. Ces représentations consistent à déterminer Dieu, exactement comme on le fait pour tout le reste ; une fois cette détermination opérée, à faire de Dieu une chose utile, c’est-à-dire un objet qui ne bouge plus et qui nous rassure parce qu’il ne bouge plus. Peut-être est-ce là au fond la signification de l’aphorisme célèbre de Nietzsche «  Dieu est mort  ». Le Dieu moderne est en effet un Dieu mort parce qu’Il ne surprend plus, parce qu’Il ne vit plus.

J’évoque dans mon livre précisément ce que pourrait être une autre approche vers Dieu, non plus à partir de la détermination, mais à partir de la vie, renonçant à rechercher l’essence indéterminable de Dieu, pour aller vers la vie divine par un appauvrissement systématique des représentations de façon à ne plus être, pour finir, qu’une chandelle de cire prête à brûler au contact de la flamme…

Lorsque vous mettez en cause une idée de l’homme «  qui évince l’imitation du Christ  » et que vous lui associez le nom d’un Lacordaire, de certains spirituels et de ce qu’on appelle le christianisme progressiste, n’est-ce pas de votre part une interrogation radicale sur le christianisme moderne ? N’est-ce pas à propos de Lamennais que l’on a parlé de «  la grande hérésie des temps modernes  » ?

J’explique dans mon livre que toute représentation de Dieu qui privilégie la dimension purement horizontale, dénuée de toute transcendance, du Dieu chrétien pour faire du Christ, à la limite, un simple homme parmi les hommes, «  l’homme parfait  » dont parlait Ernest Renan, fait effectivement fausse route. Ceci étant, la représentation opposée, consistant à privilégier le Dieu en majesté et la transcendance au détriment de l’immanence, est tout aussi insatisfaisante.

Ce qui, pour moi, fonde l’originalité, la singularité absolue du christianisme, n’est rien d’autre que la conjonction «  et  », c’est-à-dire la capacité du dieu chrétien à être à la fois ce qui transcende absolument et en même temps ce qui surgit au creux du quotidien, le Dieu du portail des églises romanes et Celui qui partage le repas des disciples d’Emmaüs. Ce va-et-vient constant entre le ciel et la terre, entre l’ici et le maintenant d’une part, l’éternité de l’autre, fait du dieu chrétien le seul dieu vivant, c’est-à-dire un dieu qui refuse absolument d’être réduit à une représentation, même la plus «  éthique  », un Dieu qui refuse d’être assigné par l’homme à rester sur Son siège, là-haut, tout là-haut, ou à l’inverse tout en bas.

N’est-ce pas ainsi une sorte d’appel que vous adressez au magistère suprême de l’Église ?

Tout travail d’un penseur qui se dit chrétien, s’il est sincère, est une admonestation adressée à l’Église, aux chrétiens, et d’abord, bien sûr, à soi-même, à entendre à nouveau la parole du Christ au milieu du vacarme assourdissant du monde. Et Dieu sait si notre monde est bruyant…

Deux citations du livre de Laurent Fourquet :

L’humanisme se perçoit comme un mouvement d’émancipation de la raison, rejetant la prétention des Églises, l’Église catholique romaine en particulier, à vouloir régenter la conscience de l’homme et l’organisation politique et sociale des sociétés humaines. Menant le combat de la raison organisatrice contre le « fanatisme » et l’« obscurantisme », il ne saurait, croit-il, conserver en lui la moindre trace de sentiment religieux. Pourtant, plutôt qu’une épopée de la raison, l’humanisme est une forme nouvelle de religion, et la science qui l’explique est donc la théologie et non la philosophie. Cette forme religieuse est toutefois singulière : elle conserve les caractéristiques de la transcendance, mais cette transcendance ne se nomme plus « Dieu » ou, plus exactement, c’est l’humanité qui prend la place de Dieu et devient l’être suprême auquel nous sommes sommés d’obéir.

Dans les pays occidentaux, les chrétiens seront donc, toujours d’avantage, des dissidents ; peut-être même ces dissidents seront-ils surveillés et punis, dans un avenir moins lointain que l’on ne l’imagine. Mais ceci n’est pas grave. Seul ce qui menace la vérité est grave. Les chrétiens se portent toujours mieux, au demeurant, lorsqu’ils assument une stature de dissidents, plutôt que celle de défenseurs sans risque de l’orthodoxie. Peut-être cette stature de dissidents leur délivrera-t-elle définitivement de la tentation de rester en bons termes avec ce monde. Ils retrouveront alors, même s’il faut en passer par l’ostracisme, les moqueries et les humiliations, cette fonction de sel de la terre dont parle l’Évangile et sans laquelle il n’y a ni christianisme ni chrétiens.