L’amour pour le pape

Assemblée des Amis de Solesmes 1er septembre 2018

Chers amis,

Dom Guéranger, tout comme le bienheureux Pape Paul VI, étaient tous deux passionnés de l’Église, ce qui signifie évidemment que cette passion, comme chez le Seigneur lui-même, n’est jamais exempte de souffrance ; nous remercions chaleureusement Dom Patrice Mahieu de nous avoir montré combien l’Église était la passion de ce grand pape, qui l’a aimée et a souffert pour elle et avec elle ; plusieurs fois, il a été incompris et même contesté pour ses décisions et ses prises de position, nous pensons en particulier à son encyclique Humanae vitae, tout comme il a été brisé par des attitudes de réprobation et de schisme ; le Seigneur nous en avait prévenu : le serviteur ne peut être au-dessus du Maître.

Un des disciples les plus enthousiastes de Dom Guéranger, Dom Laurent Sheperd, a dit que l’amour de l’Église était sa passion dominante. Oui, toute la pensée et toute l’œuvre de notre Père s’articulent autour du mystère de l’Église, comme étant le prolongement de l’Incarnation du Fils de Dieu. Sa vive conscience du rôle tenu par le successeur de Pierre comme gardien de l’unité visible de l’Église le transformera en défenseur intrépide de l’autorité du pape, et il inscrira même dans les Constitutions de sa nouvelle Congrégation que les moines doivent défendre les droits de l’Église, « rejetant les formules nouvelles et profanes, accueillant les décisions de l’Église romaine comme oracles du vrai Dieu, louant, condamnant, anathématisant et réprouvant tout ce que le Siège de Pierre loue, condamne, anathématise et réprouve ». Et dans son opuscule destiné à la formation des novices, la dévotion envers le Souverain Pontife ne fait pas l’objet d’un chapitre ou d’une section à part, comme un élément adventice, une pratique surérogatoire offerte seulement aux âmes plus ferventes ; elle est insérée dans le chapitre sur la foi, ce qui la place d’emblée au niveau dogmatique. Elle fait partie de la foi catholique et ne peut lui être retranchée sous peine de tomber dans l’hérésie. On ne peut être plus clair et ferme. Il demandait même au postulant, comme condition d’admission au noviciat, une profession de foi explicite à l’infaillibilité du Souverain Pontife.

Aujourd’hui, le Saint-Père François, comme ses prédécesseurs, est également objet de critiques et de contestations ; aussi j’ai pensé opportun de vous dire quelques mots sur la dévotion que Dom Guéranger nourrissait envers le Vicaire du Christ, dévotion qui s’est déclarée très tôt dans sa vie grâce à sa lutte contre le gallicanisme. En 1832, avant de restaurer la vie bénédictine à Solesmes, il présentait à Grégoire XVI les buts de sa future communauté : « Il n’y a plus d’Alpes pour nous, et nous sommes Romains, prêts à lutter pour la doctrine romaine en tout domaine ». Bien souvent, il reprendra ce thème qu’il considérait comme le fondement même de son œuvre monastique ; il est inutile de vous ennuyer en multipliant les citations. Il me suffit de dire que cette fidélité fut parfois mise à l’épreuve, et à rude épreuve, par exemple, lorsque, en 1845, furent retirés à Solesmes les droits que le Saint-Siège lui avait accordés quelque dix années plus tôt ; il exhortait alors ainsi ses moines : « Nous avons confiance que de telles épreuves ne diminueront en rien l’attachement que vous professez tous pour les droits du Siège apostolique. Vous aimez Rome à cause de saint Pierre et saint Pierre à cause de Jésus-Christ : rien n’est donc changé ». Au terme de sa vie, lors de la tenue du premier concile du Vatican, il écrivait au cardinal Pitra : « Il y a longtemps que j’ai résolu de ne travailler que pour saint Pierre et je m’en suis trouvé bien » (lettre du 1er avril 1870).

Certains peuvent être tentés de faire des comparaisons entre les papes contemporains, avec l’intention de discréditer tel ou tel qui ne correspond pas exactement à leur idée personnelle de ce que devrait être un pape ; l’on entend parfois des voix qui s’efforcent de mettre le pape actuel en opposition avec ses prédécesseurs, parce qu’elles ne comprennent pas comment le même Esprit Saint, dont l’assistance a été promise à l’Église, exprime la continuité de la Tradition vivante sous des aspects différents et en termes nouveaux. Dom Guéranger écrivait dans son Mémoire sur l’Immaculée Conception : « C’est une méthode dangereuse que de scinder la durée de l’Église par périodes, lorsqu’il s’agit de son enseignement. L’Église est toujours la même en quelque période qu’on la considère ». Il est bien plus constructif de reconnaître en chacun le don propre que l’Esprit veut octroyer à l’Église par l’exercice de son charisme pétrinien à son époque, et alors nous pouvons être émerveillés devant la Sagesse divine qui prévoit, pour chaque époque, face à ses défis particuliers, celui qui guidera avec sûreté la barque de Pierre ; la lecture de la biographie des papes est souvent éclairante pour comprendre les grandes orientations d’un pontificat, car elle montre comment la Providence a préparé, de loin, le futur pasteur de l’Église universelle.

À ce sujet, il nous peut être bon encore d’entendre Mère Cécile Bruyère, fidèle disciple de Dom Guéranger, parler explicitement en plein cœur de la crise qui a durement secoué les monastères de Solesmes en 1893 : « La dévotion au Pape appartient à la foi… Elle ne s’adresse qu’au Pontife régnant d’après la doctrine même de l’Église. Peu importe que le Pape soit saint ou non, cela ne fait rien à la question. Après la mort, un pape n’est plus pour nous qu’un homme ordinaire… Certaines personnes se figurent que tous ceux qui ont aimé Pie IX ne peuvent aimer Léon XIII, parce qu’elles confondent l’amour que l’on peut avoir pour la personne de Pie IX avec celui que l’on a pour le Pontife régnant… La dévotion au Souverain Pontife n’est autre chose qu’une dévotion doctrinale ».

Dom Guéranger, comme vous le savez, s’est beaucoup dépensé pour préparer et défendre le dogme de l’infaillibilité pontificale, qui sera défini en 1870 ; nous savons aussi que les travaux du premier concile du Vatican, interrompus par la guerre, ont été complétés par ceux du second concile, qui ont mis en lumière la doctrine de la communion hiérarchique et de la place des évêques avec Pierre et sous son autorité. L’esprit de Dom Guéranger a toujours animé ses successeurs et doit rester une marque spécifique de notre Congrégation.

Aimer l’Église inclut d’aimer le pape qui la gouverne, même lorsque l’on ne comprend pas très bien ses choix, et n’oublions pas que le Seigneur a bien souvent choqué ses auditeurs durant son ministère terrestre, s’adressant en priorité aux pauvres et aux petits, par ses exigences de vérité, de cohérence entre la foi affirmée et les attitudes et les actes de la vie quotidienne. Il nous est certainement bénéfique d’être dérangés par des paroles ou des actes qui nous remettent en question d’une façon ou d’une autre. Nous croyons que chaque pape a été donné par Dieu à l’Église et au monde à travers le vote des cardinaux ; nous croyons que l’Esprit Saint assiste l’Église et son chef.

Chers amis, chaque fois que vous venez prier dans notre église abbatiale, vous passez devant la statue de saint Pierre qui nous bénit et vous pouvez lire ces mots rassurants que Dom Guéranger y avait fait graver à la suite de la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale : « Contemplez le Dieu Verbe, la pierre divinement taillée dans l’or ; établi sur elle, je suis inébranlable ». Oui, nous sommes inébranlables si nous nous appuyons sur le roc de l’Église, si nous sommes en communion avec le successeur de Pierre.

Tout fils de l’Église se doit de prier pour le pape ; il n’est aucune messe catholique qui ne comporte cette prière pour le pape. Demandons à l’Esprit Saint de prodiguer à notre pasteur les grâces nécessaires pour mener à bien sa mission d’évangélisation, pour porter au monde la joie de l’Évangile, pour nous conduire tous à la sainteté. Pour que cette prière soit vraie, elle doit s’accompagner de notre docilité à son enseignement magistériel. Demandons au même Esprit cette grâce de docilité. Rappelons-nous ce que disait le Saint-Père François le surlendemain de son élection : « Ne cédons jamais au pessimisme, à une sorte d’amertume que le diable nous propose chaque jour ; ne cédons pas au pessimisme et au découragement ; ayons la ferme certitude que le Saint-Esprit donne à l’Église, par son souffle puissant, le courage de persévérer et aussi de chercher de nouvelles méthodes d’évangélisation pour porter l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre ».

À l’approche de l’assemblée synodale sur les jeunes et le discernement vocationnel, demandons également à Dieu d’inspirer au Pape les paroles qui toucheront les cœurs des jeunes. Amis de notre monastère, vous appréciez sa prière, son attachement à l’Église romaine. Ensemble nous confions à la grâce divine le ministère de notre Saint-Père et nous professons notre foi et notre obéissance à son magistère. Que le Seigneur nous bénisse !

Dom Philippe Dupont, Abbé de Solesmes

Photo déc. 2005