Les autorités ecclésiales se sont gravement compromises

Yann Raison du Cleuziou, Sociologue et historien du catholicisme, La Croix du lundi 11 octobre 2021.

Les affaires « Preynat », « Castelet », « Philippe », « Labaky » ont pu longtemps laisser croire qu’il ne s’agissait que d’une série de déviances personnelles. Des actes certes épouvantables mais exceptionnels. La Ciase annonce au moins 216 000 victimes de prêtres, certes un chiffre massif, mais qui finalement peut être relativisé en rappelant qu’il s’agit des victimes d’une minorité de prêtres particulièrement nuisibles. Par ailleurs, la période haute des abus cesse au début des années 1970 et même si le taux de prévalence ne recule plus dans les institutions catholiques aujourd’hui, elle est devenue comparable aux autres instances chargées de la jeunesse. Puisque l’exception confirme la règle, l’institution ecclésiale pourrait donc tourner la page avec quelques cellules d’écoute et autres procédures adaptées pour sanctionner immédiatement les individus déviants.

Ce raisonnement, je l’ai entendu suffisamment de fois ces derniers jours pour y prendre garde. Non pas qu’il soit faux, mais il est partiel. Il existe une tentation assez forte de consentir à quelques changements pour mieux éviter de changer. Cadrer les abus sexuels comme un problème marginal causé par des individualités déviantes est la meilleure des justifications à cette fin.

Reste que, par anticipation sans doute par rapport à ce type d’interprétation, la Ciase l’a rendu impossible avec un mot : « systémique ». Sociologiquement, la vérité d’une institution s’observe dans les rôles, les formes de hiérarchisation déployées par ses autorités pour perpétuer l’ordre qui la fonde. En qualifiant de « systémique » l’incapacité des autorités ecclésiales à gérer les prêtres prédateurs, la Ciase a mis en lumière que l’invisibilisation des abus sexuels, aussi minoritaires soient-ils, n’a rien d’accidentelle. C’est la manifestation quasi routinière de l’envers du fonctionnement de l’ordre catholique. Car c’est la prétention à un accès privilégié à la vérité divine qui a conduit une caste sacerdotale à organiser l’occultation des abus. L’ordination fait du prêtre un homme devenu ontologiquement différent des autres membres de l’Église. Sa relation au Christ est plus forte puisqu’il a été appelé personnellement par celui-ci. Les prêtres abuseurs ont longtemps bénéficié d’une présomption de redressement pour cette raison. Et les évêques pensaient manifester la miséricorde de Dieu par leur paternelle sollicitude pour ces fils prodigues. Car il est saisissant de se ­souvenir de la confiance renouvelée dont les déviants ont longtemps bénéficié en étant déplacés d’une paroisse à une autre, sans ­sanction. Les abus dévoilent ainsi une théologie biaisée qui, pour mieux « protéger l’Église du scandale », atténue les fautes des déviants, invisibilise les risques courus par les laïcs à leur contact, rendant inaudible la souffrance des victimes.

L’institution catholique diffuse la vérité de Dieu du sommet vers la base. La discipline des fidèles est la condition du reflux du mal et du règne de Dieu. Beaucoup de victimes n’ont rien attendu des évêques, ayant trop peur d’être mis en doute par ces ministres de la vérité divine. Mieux valait pour eux disparaître et se laisser dévorer par la honte de ce qu’ils ne pouvaient avouer. À peine les familles les plus courageuses étaient-elles remerciées de protéger l’Église du « scandale » en acceptant de se taire. Les évêques n’ont eu qu’à activer une fois de plus la disposition à la remise de soi que les catholiques ont intériorisée depuis leur enfance. L’abbé est en effet plus qu’un père auquel l’obéissance serait due. Il rend Dieu présent par ses gestes et ses paroles, il en est le médiateur autorisé. Et c’est donc à l’autorité des prêtres que les catholiques apprennent à s’en remettre pour plaire à Dieu. La culture de la docilité a longtemps structuré le catholicisme. Toute critique se trouvait alors inhibée à la fois par la culpabilisation d’un acte de division qui ne pouvait que favoriser « les ennemis de l’Église ».

Il est grave aujourd’hui d’entendre que tous les catholiques devraient se sentir concernés ou responsables de l’omerta qui a rendu invisible la gravité des abus sexuels commis. Car l’institution ecclésiale est un système de domination qui repose sur les hiérarchisations superposées des clercs sur les laïcs, des hommes sur les femmes, des parents sur les enfants. Le silence sidéré des enfants est la manifestation extraordinaire du détournement pervers de cet ordre. Le silence docile des laïcs est la manifestation routinière de la domination du clergé. Le silence des évêques la condition de la perpétuation de cette domination. Par leurs stratégies de dissimulation, les autorités ecclésiales se sont gravement compromises en cherchant à protéger une Église qu’ils étaient incapables de penser indépendamment des intérêts de leur corps. Pourtant c’est bien l’Église entière du peuple de Dieu qui a été ébranlée par l’interprétation oligarchique de leur ministère. Les laïcs sont floués. Ce sont eux-mêmes ou leurs enfants qui ont été abusés ; ce sont leurs consciences qui ont été corrompues par un silence exigé au nom des intérêts de Dieu ; c’est la grande majorité de leurs prêtres qui se trouvent regardés avec soupçon ; leurs engagements ridiculisés, leur foi discréditée. Et maintenant quoi ? Il faudrait qu’ils se reconnaissent responsables et contribuent à l’indemnisation des victimes ? Une telle proposition révolte tant elle est porteuse d’un opportunisme sans borne, comme souvent dissimulé derrière l’angélisme le plus pur.

Ce sont les fondements même du fonctionnement ordinaire de l’institution catholique qui se trouvent radicalement questionnés par le rapport. Car c’est en cherchant à faire bien, à préserver les conditions du bien identifié abusivement au bien du corps sacerdotal, qu’un mal profond a été commis et Dieu profané. Nul catholique ne peut plus se satisfaire de la générosité des idéaux revendiqués par l’appareil ecclésiastique. Réfléchir sur les causes structurelles et idéologiques est la condition non pas seulement de la fin des abus sexuels, mais aussi d’une restauration de la vérité de l’Église.