Notre époque n’est pas vouée au nihilisme

Pour la philosophe Chantal Delsol notre époque est marquée par l’effacement du christianisme et le renoncement à la quête de la vérité. Un retour aux mythes qui risque d’éclipser la démocratie et la liberté individuelle  (La Croix du 29 avril 2011)

Recueilli par Elodie Maurot

GOUPY/SIGNATURES DIDIER Chantal Delsol. «Pour une religion, perdre sa puissance n’est jamais une mauvaise affaire

Dans votre dernier livre, L’Âge du renoncement (1), vous vous démarquez de l’accusation de nihilisme parfois lancée contre la modernité. Pourquoi ?

Chantal Delsol : Je crois que le nihilisme n’a été qu’un bref passage. Une époque ne peut pas vivre dans le nihilisme. Cela n’a jamais existé et cela n’existera jamais, parce que l’homme est un être qui cherche le sens de sa vie et qui a conscience du bien et du mal. Le monde moderne n’est pas voué au nihilisme. Quand je regarde ce qui se passe autour de moi, je vois que mes contemporains, qui ont plus ou moins abandonné le monothéisme, ne sont pas pour autant tombés dans le nihilisme, le sadisme ou le pur relativisme. Notre société conserve un rapport au bien et au mal, au point d’ailleurs qu’il y a des choses qu’il ne faut pas dire ou qu’on n’a pas le droit d’être…

Ces accusateurs, parmi lesquels on trouve des catholiques, jouent-ils à se faire peur ?

C. D. : L’accusation de nihilisme émane surtout de gens désespérés de voir que le judéo-christianisme s’efface. Ils se disent : « Si cette culture dans laquelle nous avons été élevés s’efface, c’est le rien, c’est le vide, c’est la mort. » C’est une réaction d’affolement. Comme catholique, je ne me réjouis pas que le christianisme s’efface, mais je pense qu’il ne faut pas jouer avec cette opposition facile et fausse qui consiste à opposer le christianisme et le « rien ». Ce serait absurde d’imaginer que nous puissions n’être livrés qu’à ces deux seules possibilités ! D’ailleurs, ce n’est pas le christianisme qui est perdu, mais notre puissance. Et pour une religion, perdre sa puissance n’est jamais une mauvaise affaire…

Votre thèse, c’est qu’une parenthèse se referme en Occident avec l’effacement des grandes religions monothéistes. À quoi revenons-nous ?

C. D. : Quand on regarde la situation présente, on a l’impression que le relativisme partiel de notre époque est quelque chose de complètement nouveau. Mais si l’on regarde l’histoire, on s’aperçoit au contraire que c’est quelque chose qui a toujours existé – et partout – en dehors des deux mille cinq cents ans de monothéisme que nous venons de vivre. Le relativisme consiste à vivre au milieu de vérités faibles, de mythes, d’histoires dont nous ne savons pas si elles sont vraies ou fausses. C’est à cet état que nous sommes en train de revenir. Nous nous désintéressons de la question de la vérité, pour nous intéresser à la question de l’utilité morale. Avant le christianisme, les Anciens vivaient comme cela, au milieu d’histoires traditionnelles, parfois sacrées, dont la question n’était pas de savoir si elles étaient vraies ou fausses, mais si elles aidaient à vivre, si elles étaient édi antes.

Pourquoi avoir choisi de procéder à une forme de stylisation de l’histoire de notre rapport au monde pour dégager ces deux options que vous opposez ?

C. D. : Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de montrer où ce changement nous mène. Je pense que nos contemporains ne voient pas qu’ils sont en train de se couper de références qui, pour nous, sont encore sacrées, comme la démocratie ou la dignité humaine. C’est pourquoi je stylise l’histoire, comme vous dites. Je voudrais montrer l’incohérence qu’il y a à se couper des racines judéochrétiennes et à s’imaginer que nous allons conserver les fruits de cette histoire. Comme si ces derniers n’allaient pas pourrir, d’une certaine manière.

Vous n’allez pourtant pas ramener les gens à la foi par le raisonnement…

C. D. : Vous avez raison, mais je pense qu’un très grand nombre de gens sont entre deux eaux. Ils sont encore du côté de la foi chrétienne et, en même temps, ils ont déjà un pied au dehors : ils peuvent aussi bien rester dans le christianisme que partir. Je pense que la vision de cette incohérence peut leur permettre de choisir.

Le « refus de la vérité » que vous diagnostiquez a aussi une histoire. Comment la lisez-vous ?

C. D. : Il y a eu un fanatisme de la vérité, des vérités qui par leurs excès se sont fait détester, et je comprends très bien les critiques modernes adressées à l’idée de la vérité. Personnellement, je crois à une vérité, mais si cette vérité devait retomber dans les erreurs passées, je pense que je la quitterais immédiatement. Je pense qu’il y a malgré tout une vraie rupture à partir du moment où on abandonne l’idée de vérité exclusive. Ou le Christ est ressuscité, ou bien il ne l’est pas, et dans ce cas il s’agit d’une tout autre religion.

Vous citez cette phrase du Christ : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » On pourrait se demander si on n’a pas, en Occident, surévalué la question de la vérité. Certains théologiens essaient de recentrer le christianisme sur la question de l’altérité, de l’éthique, plutôt que sur celle de la vérité…

C. D. : Cela me semble témoigner d’une volonté typiquement contemporaine d’effacer la foi religieuse derrière la morale. Au fond, ce que nous voudrions alors, c’est conserver « le Christ est le chemin et la vie », mais retirer « la vérité ». Le christianisme devient alors un mythe, une belle histoire utile, édifiante, qui nous aide à vivre. Il faut pourtant comprendre que la vérité sur laquelle s’assoit la foi traditionnelle signifie l’altérité radicale de cette religion, qui est la révélation d’une transcendance, une sortie de l’immanence. Le Christ que certains voudraient, un bon type ni vrai ni faux, réinvente complètement cette religion en prétendant la recentrer. Mais je ne suis pas théologienne…

Quelles sont pour vous les priorités du christianisme dans ce contexte ?

C. D. : D’abord, la question de la tolérance et de la vérité. L’Église doit être capable d’être tolérante sans pour autant accepter n’importe quoi. C’est un équilibre di cile à tenir. Ensuite, il nous faut être essentiellement une Église de témoignage. C’est pratiquement notre seule possibilité de convaincre : le pharisaïsme a dégoûté beaucoup de gens du christianisme.