L’exégète, comme une « sage-femme » de l’Écriture, se sert pour son travail d’enfantement des quatre sens de lecture et favoriser ainsi la venue au monde de la Vérité… À condition « d’interpréter les textes bibliques, non au pied de la lettre, mais au pied de la croix » L’exemple final est lumineux : un seul mot, JÉRUSALEM, suffit à révéler l’unité dynamique des Quatre Sens de l’Écriture…
Les Écritures juives
L’interprétation de l’Écriture sainte dans l’Église s’origine dans celle du peuple de Dieu. Les rabbins du ier siècle et Jésus s’est fait l’un d’entre eux – avaient coutume de lire et d’expliquer la parole de Dieu à partir du dynamisme de la révélation, selon le schéma : Promesse —> Accomplissement. Traduisons : ce que Dieu a fait une fois dans l’histoire d’Israël, Il le refait sans cesse dans l’existence des hommes, selon un mouvement progressif, de sorte que toute réalisation de ce qu’Il a dit est promesse d’une réalisation ultérieure. D’où la relecture constante des textes anciens pour les ouvrir vers l’avenir, et finalement vers une vision totale de l’histoire : la consommation des temps.
La manière pharisienne d’expliquer l’Écriture familière à Jésus et au rabbi Saint Paul demandait :
* de percevoir l’histoire d’Israël, racontée simplement par les auteurs de la Bible : [Peshat]
* selon son intention profonde, en comprenant ce qu’elle signifie : [Rèmèz]
* pour découvrir comment agir : [Derash]
* parvenir à l’union à Dieu dans le secret : [Sod] « Le Paradis » [PaRDeS]
La clé de compréhension de l’Écriture était donc le « dessein de Dieu » évoluant vers sa phase accomplie, appelée « messianisme » : l’attente d’un roi semblable à David et Salomon, qui instaurerait le Royaume des cieux sur terre, dans la justice et la paix.
La mort et la résurrection de Jésus ont transformé intérieurement ses disciples, les rendant lucides sur le mystère de leur Maître auquel ils communiaient et les engageant dans le travail apostolique de transmission de la Bonne Nouvelle au monde. Telle est l’oeuvre de l’Esprit Saint en eux, racontée dans les Actes des apôtres comme une illumination intérieure et une prise de parole missionnaire.
C’est avant tout la découverte progressive du sens de l’acte pascal du Christ, pour cette communauté juive en mutation, qui va s’appeler l’Église. Mais les modes d’explication de l’Écriture demeurent les mêmes. Sur la route d’Emmaüs, Jésus n’avait-il pas commenté l’Écriture pour ses deux compagnons, leur montrant ce que la Torah, les Prophètes et les Psaumes disaient à son sujet ? Il devient pour eux à la fois celui qui explique la Bible et son explication définitive : Il est la parole qui dévoile et déploie de façon décisive le plan de Dieu sur l’humanité.
L’Écriture chrétienne
Tout naturellement, l’Église prolongea cette manière d’expliquer l’Écriture au long des premiers siècles chrétiens, d’abord en montrant aux Juifs que Jésus s’inscrit dans leur histoire comme celui qui la finalise, puis en expliquant aux païens comment le Dieu qui crée est aussi celui qui « fait l’histoire » avec les hommes. Ainsi, la révélation offerte à Israël, singulièrement dans la personne et la vie de Jésus, les concerne aussi : puisque Dieu est unique, il n’a qu’un dessein de salut pour tous. Et ce salut, c’est d’amener l’humanité entière à entrer dans l’intimité divine.
Les Pères de l’Église répéteront à l’envi : « Dieu s’est fait homme afin de faire participer l’homme à sa divinité ». L’acte du Christ – incarnation, vie terrestre et mort humaine, résurrection et montée vers le Père – deviendra le centre d’explication de l’Écriture déployant le projet de Dieu sur l’homme. L’Esprit Saint est « livré » par le Christ mourant au moment où « tout est achevé » (Jn 19,30). La pratique interprétante de l’Église, née au Calvaire, est de découvrir que Jésus s’est livré à la fois dans son corps sanglant et dans l’Écriture prise en totalité, Ancien et Nouveau Testament comme les deux phases d’une unique Alliance de Dieu et de l’homme.
C’est dans l’Esprit de Jésus que se rencontrent l’auteur sacré inspiré et le lecteur chrétien pareillement inspiré. Aussi la constitution « Dei Verbum » du Concile Vatican II replace-t-elle l’inspiration de l’Écriture et la continuité de la tradition dans le corps de l’Église, compris comme le Corps du Christ.
Les Quatre Sens de l’Écriture
Petit à petit, au cours du premier millénaire, l’explication de la Bible par l’acte du Christ et l’inspiration du Saint Esprit a constamment été mise en oeuvre, avant d’être réflexivement élaborée au Moyen-Âge, comme l’ont montré les travaux du Père de Lubac.
On pense qu’Augustin de Dacie, dominicain, avait composé vers 1260 le célèbre distique qui va devenir la règle d’interprétation commune de l’Église : la lettre enseigne les « gestes » (passés), l’allégorie, ce qu’il te faut croire, la morale, comment tu dois agir et l’anagogie, ce vers quoi tu tends (ou ce que tu espères).
Dans la foulée de l’interprétation juive (dynamique d’accomplissement), l’explication traditionnelle chrétienne (l’accomplissement comme dynamique) va devenir l’âme de la prédication missionnaire.
Cette élaboration est connue sous le nom des « Quatre Sens de l’Écriture ». Expliquons-nous.
1. Le sens littéral
La lettre enseigne les « gestes » c’est-à-dire les faits historiques, les actes qui inscrivent Jésus dans l’histoire du peuple élu comme celui qui comble ses attentes, en donnant du même coup à ces faits anciens leur amplitude maximale. La lettre humaine de l’Écriture reçoit de Dieu l’autorité (c’est-à-dire : devient auteur) pour raconter la « geste » de Dieu en faveur des hommes. Ce sens littéral est d’ores et déjà théologique ; c’est le récit proclamé par les croyants : relecture des Écritures d’Israël montrant comment Jésus y met le point d’orgue. L’Écriture lue ainsi est reçue dans la foi des chrétiens qui la confessent, c’est-à-dire qui y lisent le dessein du Dieu unique sur l’humanité et le proclament comme tel ; c’est le qiddûsh haShém (sanctification du Nom) juif réalisé, accompli.
2. Le sens allégorique
L’allégorie ou théologie est proprement l’objet de la foi, qui s’enracine dans les faits et se décante pour devenir « mystère », ou la réalité intime de l’histoire vue dans le regard de Dieu que révèle Jésus. C’est l’ensemble des « vérités » concernant le Christ et son Église déjà présente en germe, préfigurée, dans le Premier Testament et réalisée dans le Second, à charge d’être vécue dans l’existence chrétienne. L’Église assume l’histoire d’Israël, non de façon exclusive, mais à la lumière de l’Esprit de Jésus qui nous dit son inaccomplissement de fait, et nous annonce à travers la Tradition son accomplissement définitif dans le Christ à la fin des temps.
3. Le sens tropologique
La tropologie ou morale, c’est-à-dire l’exercice de la charité, découle de l’allégorie ; elle actualise le dogme en règle de vie de l’âme chrétienne, l’ajustant au comportement du Christ dans la force de son Esprit. L’homme y apprend à connaître, à la lumière du pardon accordé, la malice de son péché.
L’histoire d’Israël et de Jésus se donne ainsi non seulement comme modèle de l’agir chrétien mais aussi comme ligne de conduite pour tout homme.
L’Écriture devient en nous parole de Dieu, de sorte que notre vie peut devenir « témoignage » pour nos frères, tout en demeurant le moteur de notre vie personnelle. Les commandements de la Torah deviennent agir du Christ dans le commandement de l’amour (Jn 13 et Mt 25).
4. Le sens anagogique
L’anagogie ou mystique est le chemin de l’espérance : elle annonce les « fins dernières », c’est-à-dire l’accomplissement de nos vies dans l’intimité des trois personnes divines, où notre existence trouve son sens ultime, où chaque homme devient « messie », pour reprendre l’expression juive. C’est la fin des temps ou « la consommation des siècles » comme l’écrit Matthieu.
On peut exprimer symboliquement cet itinéraire en prenant comme thème Jérusalem : la réalité historique, la ville des Juifs (sens littéral) devient figure de l’Église, cité mystique (sens allégorique), puis de l’âme chrétienne (sens tropologique), et enfin Jérusalem céleste ou Église du ciel et lieu intime du cœur (sens anagogique).
Histoire et Esprit
Il y a une continuité dynamique entre les « Quatre Sens », comme déjà le manifestait, sans l’élaboration théorique, la dernière rédaction du livre d’Isaïe ou celle du livre de Job. Le mystère ou allégorie est annoncé, préfiguré ou garanti par les faits, mais déjà les faits sont prégnants du mystère. L’histoire comprise ainsi n’est plus tant l’exactitude des détails que la vérité essentielle, le sens profond de la vie humaine, telle que vue et révélée par Dieu. La morale apparaît comme le dogme vécu : le Christ présent dans les fidèles, car il est intérieur au chrétien. D’où la cohérence entre dogme et morale : le corps mystique vivant dans les saints. L’anagogie n’est pas une « récompense » au sens de salaire ; c’est la réalité du dogme, épanouie, accomplie dans les chrétiens comme elle l’était dans le Christ, chaque existence humaine donnant à Jésus « une humanité de surcroÎt », selon l’expression de Sœur Élisabeth de la Trinité. Le mystère et la mystique se donnent rendez-vous.
Qui ne voit la fécondité de cette intuition portée par toute la tradition de l’Église invitant à retourner à l’Écriture prise comme un tout, afin de structurer l’esprit et la vie des chrétiens ? Non plus approcher la Bible comme une recherche archéologique pour sonder les étapes de sa genèse, mais découvrir l’unité dynamique de la parole de Dieu surgie dans l’histoire d’un peuple, et continuant à déployer ses virtualités dans le présent de l’existence chrétienne, suivant son triple sens spirituel. Ainsi se conjuguent l’Histoire humaine se déroulant à travers les siècles et l’Esprit-Saint qui la façonne et la dirige vers sa fin. Lire l’Écriture selon les « Quatre Sens », c’est donc s’engager dans la Tradition interprétante de l’Église pour donner corps aujourd’hui à la Parole de Dieu.
Jean Radermakers sj. Exégète, Institut d’Études Théologiques (I.E.T.) Bruxelles, Belgique
Extrait de Tychique n°148 Ouvrir la Bible n°2 Novembre 2000 pp.18-22.
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