Petit éloge de la gentillesse

C’est le titre d’un tout petit livre, d’Emmanuel JAFFELIN, professeur de philosophie au Lycée Lakanal de Sceaux, publié en 2011 chez François Bourin Editeur. J’ai beaucoup aimé ce livre.
Je ne résite pas à la tentation de vous en livrer un extrait (pp. 66-72).

« L’air de rien, avec son air borgne et sa vue basse, la gentillesse procure une force insoupçonnée. À l’heure d’une morale occidentale en voie de décomposition, elle offre une nouvelle chance aux sociétés dont les relations humaines sont défaites par la croyance au moi-roi. La gentillesse ne serait-elle pas ainsi une forme de soft power, un pouvoir capable de semer des graines de bienfaisance ? En effet, à l’orée du troisième millénaire, les grandes morales ont vécu. Or, que m’enseignent-elles ? Que le bien est nécessaire, mais en même temps qu’il est élevé et qu’il faut, pour l’atteindre, m’astreindre à des efforts réguliers et finalement hors du commun des mortels, c’est-à-dire hors de ma portée. Les morales païennes, fondées par les philosophes de l’Antiquité grecque, prétendent que le sage est un ascète et qu’il atteint le bien par la pratique assidue de certains exercices et par une pensée sans cesse tournée dans la même direction. Épicure prône l’ataraxie, Épictète l’apathie. Ces deux états m’assurent un équilibre de l’âme en toutes circonstances. Cependant, que j’opte pour le jardin d’Épicure ou le portique d’Épictète, le chemin est long et la pente raide.

Les morales religieuses ne sont pas moins exigeantes : elles imposent le respect d’un nombre important de règles qui rythment ma vie quotidienne afin d’honorer Dieu, la soumission à cet être suprême et, dans le christianisme, l’imitation du Christ et des saints. Or, tout le monde n’est pas un alpiniste de la vie spirituelle. Si les alpinistes qui s’attaquent à l’Everest ne sont pas légion, je suis en droit de penser que les saints le sont encore moins ! Et si Dieu n’existe pas, que dois-je faire ? Dostoïevski écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. » Je préfère penser que son inexistence n’est pas certaine. Aussi, dans le doute, ne vaut-il pas mieux faire quelque chose plutôt que rien et, tant qu’à faire, plutôt le bien que le mal ? Mais qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce que bien faire ? Le sage le sait. Pour Épicure et Épictète, le bien suppose de ne pas laisser mes passions me priver de ma liberté. Ne jamais être passif, donc ne jamais être passionné : tel est le secret de la liberté philosophique. L’homme de foi le sait aussi : cultiver ces vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité. Autrefois, l’homme avait le choix entre le sage et le saint, c’est-à-dire entre l’ascèse et le sacrifice. Mais pour l’homme postmoderne à qui parvient, de loin en loin, ce message des sagesses et des religions, en quoi peut bien désormais consister le bien ? Que lui faut-il accomplir pour être un agent moral, une honnête femme ou un bonhomme ?

Réponse : pratiquer une morale praticable. Voici le chemin de la gentillesse : loin des morales impressionnantes qui présentent à notre regard des modèles édifiants, mais inaccessibles, la gentillesse m’ouvre le sentier d’une morale impressionniste et praticable. Impressionniste, la gentillesse l’est parce qu’elle prodigue sa bienfaisance par petites touches. À la manière de Manet disposant la couleur par petites taches sur la toile blanche, la gentillesse dépose ses actes sur le bord des vies d’autrui. Ces petits gestes — un sourire à celui qui se sent seul, un coup de main à la vieille dame qui peine à porter son cabas, une indication à celui qui cherche la pharmacie la plus proche — sont autant de petites touches qui font mouche par le service qu’elles rendent, par le plaisir qu’elles provoquent, par la solution qu’elles apportent. Peu à peu, de sourires en mots et de mots en gestes, se dessine une toile de fonds sur laquelle la vie prend forme. La gentillesse est un déjeuner sur l’herbe, une manière improvisée d’agir moralement, une sensibilité bienfaisante dans un décor qui ne s’y attend pas. Je réalise ensuite qu’elle est praticable : elle ne m’enjoint pas de gravir des sommets ; elle m’invite à monter les faux plats et surtout à empêcher les glissades dans les descentes. Morale des petits gestes, elle ne fait de moi ni un saint ni un sage, mais une personne bienfaisante.

La gentillesse n’est donc pas une morale du devoir, mais une morale du pouvoir. Je ne suis pas gentil quand je le dois, mais quand je le peux et si je le veux. En effet, la gentillesse n’agit pas à partir d’une pression mais d’une impression : c’est à la demande d’autrui que j’apporte une réponse qui ne saurait être une contrainte. Parfois, la demande d’autrui ne me touche pas. C’est le cas lorsqu’un mendiant quémande de l’argent pour la vingtième fois de la journée. C’est également le cas lorsque j’estime ne pas avoir le temps de rendre le service qui m’est demandé. Quand un passant cherche son chemin alors que je suis pressé et que le parcours qu’il doit suivre se révèle compliqué à expliquer, je préfère m’excuser de mon indisponibilité et le renvoyer vers la boulangerie ou le kiosque à journaux afin qu’il soit mieux renseigné. Bien sûr, il ne s’agit pas là d’une demande vitale. Ne pas prêter assistance à une personne en danger ne constitue ni un manque de gentillesse ni une absence de courage, mais un acte de lâcheté. Je ne suis pas lâche parce que je n’ai pas renseigné le passant ou fait l’aumône au mendiant. Je le suis en revanche si je laisse une personne blessée agoniser.

À l’opposé des morales impressionnantes, la gentillesse est une morale joyeuse et pétillante qui tapisse la société d’une bonne humeur. Quelle est la principale conséquence des grandes morales ? La réalisation d’une humanité vertueuse et heureuse ? Non : la culpabilité. L’ambition fixée par ces morales est tellement élevée que la plupart des femmes et des hommes qui veulent les suivre sont condamnés à échouer. Or, l’échec n’apporte aucun réconfort à celui qui le vit. La gentillesse a donc ce mérite d’offrir à celui qui la pratique la satisfaction d’avoir réalisé un acte bienfaisant sans contrainte. Morale décomplexée car déculpabilisée, la gentillesse m’incline au bien sur la base de mes impressions et de mon empathie, non sur fond de mauvaise conscience. Elle me donne le goût d’autrui tandis que les morales du devoir me laissent toujours un arrière-goût : celui du remords de n’avoir jamais assez. bien agi. Cependant, il ne faudrait pas voir une contradiction entre la gentillesse et les morales antiques ou religieuses. Il se trouve que ces dernières sont de l’ordre du sacrifice, non du service. J’imagine aisément qu’une personne excessivement gentille puisse glisser insensiblement ou volontairement d’une morale impressionniste à une morale impressionnante. Celui qui prend goût à rendre service à autrui peut envisager de systématiser son ouverture à autrui. Son geste n’est alors plus don partiel mais abandon total. Morale moyenne et praticable, la gentillesse peut également être un marchepied vers le sommet.

De toute évidence, la gentillesse tient sa force non de son pouvoir systématique mais de sa force systémique. Fondée par Edward Lorenz en 1972, la théorie systémique s’est rendue célèbre par cette question : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? Elle m’invite à m’interroger sur l’idée que les petites causes génèrent de grands effets et à penser que la vérité se cache dans le détail. (…)

Aussi discrets soient-ils, mes petits gestes ne sont pour autant pas dépourvus d’effets. Le service que je rends à celui qui m’adresse sa demande est certes l’effet le plus immédiat et donc le plus visible de mon acte ; mais l’efficacité de la gentillesse ne s’épuise pas dans cet effet. Mon effet s’accompagne d’un effet secondaire qui, à la différence de la médecine, s’avère bénéfique puisqu’il entraîne une réaction en chaîne. Le plaisir que j’ai éprouvé en rendant service me conduira à le renouveler, et le plaisir de celui qui en a bénéficié l’incitera de même à se montrer gentil. » (Emmanuel Jaffrelin)

4 réflexions au sujet de « Petit éloge de la gentillesse »

  1. A la lecture de ce texte, je ne peux m’empêcher d’éprouver 2 réactions assez contraires:

    – J’éprouve de l’admiration pour les qualités humaines, morales et intellectuelles – indéniablement très grandes – de ce professeur de philosophie dont je ne serais certainement pas digne d’être seulement l’élève. C’est beau, très bien écrit, plein de bon sens, de profondeur de vue… (clair ,net ,précis…comme on dit)

    – Et en même temps, quelque chose dans son propos me tracasse. Je crois que c’est parce que les hommes auxquelles il s’adresse tout au long de son texte sont trop montrés, sans que je sache de quelle manière exactement, sous l’angle « anthologique » et pas assez sous celui « ontologique ». Mais c’est ainsi peut-être que ce trouve être la pensée moderne, donc ce n’est pas un reproche que je lui fait en propre. Mais, je pense en effet que les hommes aussi divers, différents qu’ils soient, sont beaucoup plus semblables qu’il n’y paraît; et que si on en est là aujourd’hui à les voir aussi éloignés les uns des autres, jusqu’à devoir leur rappeler, voire leur apprendre les règles de la gentillesse, cela tient – me dis-je – au défaut de leur regard par lequel ils se voient. C’est ainsi qu’ils ont su concevoir les intelligences dont ils savent faire preuve séparément dans le cadre de leurs devoirs d’état, mais pas l’intelligence dont ils sont capables collectivement, même à des degrés très divers. C’est pourquoi, selon moi, l’homme est passé du stade qui était le sien et par lequel de soumis de temps à autre à un marasme de type évolutif, il s’est enfoncé dans un marasme de type plutôt involutif… Ce qui me fait dire – pour revenir à mon admiration pour ce bon écrivain et en même temps en terminer avec ce qui me tracasse dans son texte, – n’est-il pas aussi que s’il n’est jamais trop tard pour bien faire, il est paradoxalement souvent trop tard aussi pour faire bien…

  2. Quand j’étais jeune on exigeait beaucoup de moi, ayant reçu une éducation janséniste, j’avais fini par m’éloigner de Jésus car je n’avais rien compris de ce qu’Il était et de ce qu’Il avait fait pour nous. J’ai compris qu’Il nous aimait même tout petit et inutile et surtout comme ça. Je l’ai compris à travers Ste-Thérèse de Lisieux et Marthe Robin! Désormais je me dis que Jésus me voit et que ça n’a pas d’importance si on ne me voit pas bien faire. Avant je voulais être reconnue des hommes, maintenant j’espère que Jésus me reconnaît. Quand on ne cherche que la reconnaissance des hommes, on peut être sûr que ce n’est pas totalement satisfaisant…

  3. Bonsoir Père Auzenet,

    « Ne vaut-il pas mieux faire quelque chose plutôt que rien et, tant qu’à faire, plutôt le bien que le mal ». D’accord donc pour (essayer de) faire le bien; d’accord aussi avec « la gentillesse » en tant que « morale du pouvoir » (concernant le « quand je peux, si je veux » plus accéssible à l’homme moderne et préférable de ce fait à « la morale du devoir », étant donnés l’état de « la morale occidentale en voie de décomposition » avec « Epicure », « Epictète »… ainsi que celui de la mentalité actuelle des hommes de plus en plus éloignés de « l’ascèse » et du « sacrifice » de nos jours. D’accord encore pour dire que (essayer) de faire le bien est affaire de bienfaisance, et donc de bien-faire… Mais, par (essayer) de faire le bien, ne faudrait-il pas entendre aussi qu’il nous est demandé en même temps de faire bien; ce, qui que nous soyons et selon les capacités de chacun -comme il semble nous l’être suggéré dans la parabole des 7 filles sages et des 7 filles folles attendant à tout moment le retour de leur maître? Ainsi, ne serait-il pas à la portée également du moins doué « des alpinistes de la vie spirituelle », de pouvoir essayer, « par petites touches » de pratiquer « le goût d’autrui » par le bien-faire comme Emmanuel Jaffrelin mais à la fois aussi par le faire-bien ?
    Enfin voilà, peut-être ne suis- je pas arrivé à exprimer exactement ce que j’ai voulu dire ici; mais j’aimerais que vous esaayez de comprendre mon point de vue et si vous y parvenez, de me dire ce qu’on peut en penser.

    Bien à vous.

    Michel Baude.

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