La vie spirituelle accomplit une transformation de nous-mêmes en Dieu

Les étapes de la vie spirituelle selon saint Thérèse d’Avila

Dans l’œuvre littéraire de Sainte Thérèse d’Avila, le Livre des Demeures, écrit en 1577, est certainement le livre de la maturité, l’œuvre maîtresse. Il contient le traité systématique et ordonné la spiritualité thérésienne.

Dans ce livre Sainte Thérèse d’Avila développe la grande allégorie du château de l’âme, véritable structure du livre, qui permet de simplifier les aspects difficiles de la vie mystique.

« Aujourd’hui, (…) s’offrit à moi ce qui sera, dès le début, la base de cet écrit : considérer notre âme comme un château fait tout entier d’un seul diamant ou d’un très clair cristal, où il y a beaucoup de chambres, de même qu’il y a beaucoup de demeures au ciel.
(…) Mais les biens que peut contenir cette âme ; qui habite en cette âme, ou quel est son grand prix, nous n y songeons que rarement ; c’est pourquoi on a si peu soin de lui conserver sa beauté. Nous faisons passer avant tout sa grossière sertissure, ou l’enceinte de ce château, qui est notre corps.
Considérons donc que ce château a, comme je l’ai dit, nombre de demeures, les unes en haut, les autres en bas, les autres sur les côtés ; et au centre, au milieu de toutes, se trouve la principale, où se passent les choses les plus secrètes entre Dieu et l’âme.
Donc, pour revenir à notre bel et délicieux château, nous devons voir comment nous pourrons y pénétrer. J’ai l’air de dire une sottise : puisque ce château est l’âme, il est clair qu’elle n’a pas à y pénétrer, puisqu’il est elle-même ; tout comme il semblerait insensé de dire à quelqu’un d’entrer dans une pièce où il serait déjà. Mais vous devez comprendre qu’il y a bien des manières différentes d’y être ; de nombreuses âmes sont sur le chemin de ronde du château, où se tiennent ceux qui le gardent, peu leur importe de pénétrer l’intérieur, elles ne savent pas ce qu’on trouve en un lieu si précieux, ni qui l’habite, ni les salles qu’il comporte. Vous avez sans doute déjà vu certains livres d’oraison conseiller à l’âme d’entrer en elle-même ; or, c’est précisément ce dont il s’agit.
Un homme fort docte me disait récemment que les âmes qui ne font pas oraison sont semblables à un corps paralysé ou perclus, qui bien qu’il ait des pieds et des mains, ne peut les commander ; ainsi, il est des âmes si malades, si accoutumées à s’arrêter aux choses extérieures, que c’est sans remède, elles ne semblent pas pouvoir entrer en elles-mêmes ; elles ont une telle habitude de n’avoir de rapports qu’avec la vermine et les bêtes qui vivent autour du château qu’elles leur ressemblent déjà beaucoup ; et bien qu’elles soient, par nature, très riches, capables de converser avec rien de moins que Dieu, c’est sans remède.
Car autant que je puis le comprendre, la porte d’entrée de ce château est l’oraison et la considération ; je ne dis pas mentale plutôt que vocale, car pour qu’il y ait oraison, il doit y avoir considération. Celle qui ne considère pas à qui elle parle, et ce qu’elle demande, et qui est celle qui demande, et à qui, je n’appelle pas cela faire oraison, pour beaucoup qu’elle remue les lèvres.
Celles-là, fort mêlées au monde, ont de bons désirs, et parfois, ne serait-ce que de loin en loin, elles se recommandent à Notre-Seigneur et considèrent qui elles sont sans toutefois s’y attarder. De temps en temps, pendant le mois, elles prient, pleines des mille affaires qui occupent ordinairement leur pensée, et auxquelles elles sont si attachées que là où est leur trésor, là est leur cœur (Mt 6,21) ; elles songent parfois à s’en affranchir, et c’est déjà une grande chose pour elles que la connaissance d’elles-mêmes, constater qu’elles sont en mauvaise voie, pour trouver la porte d’entrée. Enfin, elles pénètrent dans les premières pièces, celles du bas, mais toute la vermine qui entre avec elles ne leur permet ni de voir la beauté du château, ni de s’apaiser ; elles ont déjà beaucoup fait en entrant. »

Les éléments symboliques principaux sont les suivants :

– Le château lui-même, composé de sept demeures : l’âme.

– L’extérieur du château : les fossés et les alentours, soit : le corps, et le monde.

– L’intérieur du château : des demeures immenses ; et la demeure intime du centre du château, où le poste central de Dieu en nous

– De l’extérieur à l’intérieur : la porte du château, c’est-à-dire la prière d’oraison.

– Les habitants du château ; extérieurs : les ennemis et les sens en désordre ; intérieurs : l’âme et Dieu.

– La vie dans le château, vie en communion avec le Seigneur, vie d’illuminations et de ténèbres.

Nous allons donc parcourir successivement les sept demeures, comme un chemin expérimenté par Thérèse d’Avila, et mis en forme par elle de cette façon-là. La complexité de la croissance de la vie spirituelle défie les finesses de l’analyse. Les sept demeures ne sont donc que qu’une forme de classification ; la meilleure cependant, en ce sens qu’elle permet de repérer certains tournants décisifs que toute âme doit prendre, chacune à sa manière.

L’approfondissement de la vie spirituelle s’accomplit par des visites successives de Dieu à l’âme, qu’on peut encore appeler des visites de la gloire de Dieu, ou des visites de la charité parfaite. La gloire de Dieu nous pénètre de plus en plus intimement. Il s’agit bien de notre glorification. Nous sommes brûlés au feu de la charité parfaite. Ces étapes sont caractérisées par une modification stable de notre attitude envers Dieu et le prochain, modification qui porte des fruits visibles et ne se limite pas à un état d’âme ineffable.

LES PREMIÈRES DEMEURES   mélange, tiédeur, entre-deux

Lorsque nous sommes dans les premières demeures, nous sommes dans un état de charité imparfaite caractérisé par l’absence de crainte de Dieu. La conscience de notre péché reste grossière, nous ne saisissons par les dangers qui nous menacent.

La charité imparfaite s’installe vite dans une sécurité trompeuse qui nous amène à résister aux grâces signalant la présence de démons qui nous guettent. Thérèse exprime cela en disant que l’âme est envahie par d’innombrables reptiles, la grande misère de cette étape étant précisément de ne pas en souffrir tellement.

Dans ces conditions, le péché grave est pratiquement inévitable, avec le risque de ne pas s’en relever rapidement. On comprend assez nettement qu’il vaut mieux marcher droit que de travers, mais on ne saisit pas l’ampleur de la catastrophe provoquée par le moindre faux pas. On s’égare et on s’obstine dans son égarement. On se fait une philosophie qui s’en accommode et devient une sagesse de ce monde : on reconnaît volontiers qu’une faute est une faute, mais on pense que ce n’est pas si grave que cela, car Dieu est miséricordieux.

Autrement dit, dans les premières demeures, on croit pouvoir distinguer la part de Dieu (la première, la plus belle) et la nôtre, dont nous ne voyons pas que c’est déjà la part du diable, quel que soit son objet. Car l’idée que quelque chose puisse nous appartenir seul est proprement diabolique, et il faut l’inconscience de la nature humaine pour que cette requête soit vénielle et compatible avec la charité imparfaite. Pendant longtemps nous défendons farouchement l’existence d’un coin de notre vie, d’une portion de notre temps, si petite qu’on voudra, dont nous puissions dire : « ce qui se passe ici est mon affaire » (sous-entendu : et non pas la tienne, Seigneur). C’est une question de principe plus que de faiblesse, donc un endurcissement du cœur.

LES DEUXIÈMES DEMEURES  la connaissance de son péché

Ce sont dans les deuxièmes demeures que vient la première motion du Saint-Esprit, la première visite de la gloire. Elle ne nous arrache pas à la contradiction des premières demeures, elle nous fait comprendre que nous n’aimons pas Dieu. Une lueur nous est donnée, un éclair nous dévoile fugitivement ce que serait la charité parfaite.Nous voyons que nous ne sacrifions pas tout pour Dieu, que nous laissons envahir notre psychisme par les désordres qui caractérisent la nature déchue (les reptiles). Dans les premières demeures, il y a autant de reptiles, mais nous n’en souffrons pas. Alors que dans les deuxièmes demeures, on commence à en souffrir.

Cette découverte nous libère par la connaissance douloureuse de notre vraie misère qui est de ne pas savoir aimer. La contrition remplace la culpabilisation. Découvrir son véritable péché, c’est découvrir la vérité par son bout inférieur. Notre péché se trouve replacé dans la lumière de l’infini, et cet infini libère notre âme bien plus que notre péché ne l’accable.

Au début cependant, l’amour reste paralysé par les assauts du péché grave. L’obstination parallèle et implacable des séductions de Satan et des appels de Dieu qui se livrent bataille autour de notre psychologie, produit, à travers bien des fluctuations, une croissance parallèle de l’endurcissement du cœur et de la fidélité à Dieu. Car à aucun moment la fidélité n’interrompt tout à fait l’endurcissement du cœur, ni l’endurcissement du cœur l’obstination d’une fidélité assez lamentable.

Progressivement, la motion convertissante du Saint-Esprit, qui nous dévoile la charité parfaite, laisse une trace de plus en plus profonde à chaque fois qu’elle se reproduit. Le pécheur gémit vers la conversion et va vers le sacrement de réconciliation.

Au terme des deuxièmes demeures, le pécheur se relève aussitôt de chaque péché, grave ou non, en s’offrant à l’amour de Dieu. Cette fidélité accepte surtout d’ouvrir les yeux sur des péchés dont on ne soupçonne au départ ni la gravité, ni même l’existence. Se relever aussitôt de chaque péché, c’est le B.A. BA du chemin de la perfection. Et c’en est aussi finalement la ligne de crête. À mesure qu’on pratique cette fidélité trébuchante, on souffre de plus en plus de ne pas aimer Dieu et le prochain, et de moins en moins des autres péchés.

Alors que dans les premières demeures, on militait pour la sagesse du monde qui enseigne que la distinction entre la part de Dieu (premier servi !) et la part de l’homme est non seulement légitime, mais l’expression de la vertu la plus parfaite, dans les deuxièmes demeures, on commence à comprendre que ce n’est pas cela : un premier effleurement de la charité parfaite donne à penser que l’amour de Dieu demande beaucoup plus… demande tout ! Mais l’on se sent encore incapable de le faire, non seulement au plan de l’exécution, mais d’abord au plan de l’intention même : on n’arrive pas à accepter une pareille perspective, à éteindre toute requête, toute revendication en sens contraire… et, par conséquent, tout murmure.

Exemple : les apôtres ont « tout quitté » pour suivre Jésus. Pourtant, devant la perspective de la croix, du don total de la croix, Pierre murmure, et Jésus lui réplique : « Arrière de moi Satan. » Péché véniel, mais qui est devenu péché grave chez Judas, et qui l’a conduit jusqu’à la trahison et au désespoir.

LES TROISIÈMES DEMEURES  la chute des obstacles, le don total

Tant que l’on reste enfoncé dans les ténèbres de la nature déchue, même soulevées par la grâce, on voit l’amour surtout comme un devoir. Mais lorsque les visites de la gloire viennent nous arracher à ces ténèbres, la gratuité de l’amour, donc sa folie, manifeste sa force de séduction.

Ceux qui accueillent cette lumière, avec la force qu’elle donne, se sentent libérés des obstacles qu’aucun effort personnel n’arrivait à franchir. Ils en découvriront d’autres dans la suite, mais ils reçoivent immédiatement le pouvoir de tout quitter pour suivre Jésus-Christ. Ce qui caractérise les troisièmes demeures, c’est donc la chute des obstacles empêchant de se donner totalement.

La morale apparaît alors sous son véritable jour, selon lequel ce que nous devons à Dieu, en somme, c’est précisément de dépasser la justice. Ce ne peut pas être au nom du devoir que les exigences de l’amour peuvent devenir efficaces. C’est au contraire sous l’aspect où l’amour se présente comme une folie. La réponse à cette folie est ce qu’il y a de plus terriblement obligatoire pour les yeux éclairés par la visite de la gloire, puisque la moindre résistance à son appel est une résistance au Saint-Esprit.

On voit en quel sens les conseils évangéliques sont plus redoutables que des préceptes. Ce sont des conseils, parce qu’ils ne prennent leur force d’impact que dans un cœur suffisamment adouci par le gémissement des deuxièmes demeures, et invité à la résurrection par l’entrée dans les troisièmes demeures. Mais quel péché grave de les refuser, lorsque l’heure de la visite est venue, et que la force de Dieu nous propose concrètement de les suivre. C’est le péché du jeune homme riche.

Tant qu’on discute avec Dieu, on n’est pas entré dans les troisièmes demeures, même si l’on a été élevé au septième ciel. Inversement le jour où l’on capitule vraiment, on y entre.

Exemple : les apôtres. Au début, conversion foudroyante ; ils se sont donnés à Jésus. Mais se sont-ils vraiment donnés à Dieu tel qu’il est ? Car leur cheminement inclut l’accablement, la déroute et la trahison de la semaine sainte. Car c’est là qu’a fait irruption le vrai visage de Dieu, à travers le comportement incompréhensible du Christ.
Saint Jean mis à part, le comportement des apôtres discutant avec Jésus, non seulement à l’annonce de la croix, mais devant les exigences imprévues de la loi morale dans sa pureté (les richesses, le mariage, la petitesse de chacun dans le royaume de Dieu), enfin leur comportement final au moment de la passion, tout cela peut montrer qu’ils n’avaient pas complètement consenti au principe même du don total. Pierre et les apôtres seraient donc entrés dans les troisièmes demeures au cours de la passion et des apparitions pascales.
Il est donc certain qu’en entrant dans les troisièmes demeures, toute âme laisse pénétrer en elle la séduction du visage inconnu, du vrai visage de Dieu (la folie de la miséricorde), même si elle retourne ensuite à la charité imparfaite. Il est donc certains aussi que déjà, dans les deuxièmes demeures, c’est avec ce visage que la nature humaine se bat, quand elle a peur des exigences du don total.
En somme, ce ne sont pas les extases ni les grâces qui définissent les demeures : c’est la profondeur de notre oblation, laquelle a pour test précis la capitulation du jugement et de la volonté propre.

La visite précise qui commande l’entrée dans les troisièmes demeures nous permet de rejoindre l’état initial d’Adam et d’Ève (l’innocence originelle). Ils furent créés d’emblée à ce niveau qui dans l’ordre rédempteur suppose au moins deux conversions (éventuellement bloquées, mais qualitativement distinctes) : l’entrée dans les deuxièmes et troisièmes demeures, la connaissance de son péché, et le don total.

Dans les troisièmes demeures, le don de notre cœur s’accomplit sous la motion d’une touche surnaturelle. Mais la générosité qui nous soulève est encore ressentie comme la nôtre (aidée par Dieu),  non comme une lame de fond qui nous dépasse en nous emportant : expérimenter ce dernier point, le comprendre efficacement, c’est entrer dans les quatrièmes demeures.

LES QUATRIÈMES DEMEURES  la certitude d’être porté par la grâce de Dieu

La visite de la gloire qui caractérise l’entrée dans les quatrièmes demeures est donc la conscience qu’on a de la motion surnaturelle du Saint-Esprit.

L’illusion d’aimer Dieu par soi-même n’est plus possible : la certitude d’être soulevé, porté et dépassé par un océan d’amour, ne peut plus disparaître, sauf infidélité.

Cette grâce de conscience et de certitude apparaît souvent sous la forme de l’oraison de quiétude. C’est la clé de voûte de l’oblation à Dieu, car elle ouvre la porte de la vie mystique. Cette oraison peut être accordée à tout moment, en pleine action et alors qu’on ne s’y attendait pas. Voici comment Thérèse la décrit :« Ayant compris son malheur, le psychisme s’est rapproché du château, mais il ne parvient pas à y rentrer. À la vue de sa bonne volonté, le grand roi qui l’habite veut bien, dans son immense miséricorde, le ramener à lui ; ce bon Pasteur donne un coup de sifflet, si suave qu’il le perçoit à peine, mais qui lui fait reconnaître sa voix ; et alors il n’erre plus autant à l’aventure et revient à sa demeure. Ce coup de sifflet du pasteur a tant d’emprise sur lui qu’il abandonne les choses extérieures dans lesquelles il est absorbé et rentre au château »

À cause de nos infidélités, on retourne encore à la charité imparfaite, mais elle est foncièrement modifiée par les effets durables de la glorification : une blessure demeure, ou la trace d’une brûlure encore trop discrète pour brûler vraiment, qui modifie le tableau de la charité imparfaite. Cette modification même ouvre plus facilement la porte à de nouvelles visites. La capitulation efficace du don total des troisièmes demeures a été le consentement à entrer dans la vie intérieure.

Exemple : Pierre. Le coup de sifflet, l’appel subtil des ultrasons, Pierre l’avait entendu à plusieurs reprises au long de son périple avec Jésus : c’est lui qui soulevait sa générosité spectaculaire et assez souvent aquatique, lorsqu’il marchait sur les eaux ou voulait être lavé par Jésus. Mais il n’acceptait pas encore de l’écouter avec la pureté requise pour que la volonté ne triche plus et capitule vraiment : seul le regard du Christ après sa trahison lui a fait entendre cet appel au niveau tant désiré par Jésus, et provoquer enfin l’effondrement avec le temps des larmes.
Mais tant qu’il disait : « je donnerai ma vie pour toi », Pierre n’était pas entré dans les quatrièmes demeures, si ce n’est fugitivement, car il n’avait pas encore compris la dimension passive de son amour pour le Christ. Il était comme l’hirondelle se plaignant de la résistance de l’air, parce qu’elle ne comprend pas que son vol est plus passif qu’actif… le vol le plus parfait étant le vol plané, non celui qui bat des ailes. À cause de cela, il a trahi… Lorsqu’il a pleuré, ce qu’il a senti importe moins que le changement de ton de son amour : « tu sais bien que je t’aime » ne se dit sur ce ton que dans les quatrièmes demeures, oraison de quiétude ou pas. Ce n’est pas l’oraison de quiétude qui compte, mais son fruit : se savoir porté par un amour qui nous dépasse… Tant qu’un certain orgueil résiste, nous ne sommes pas entrés dans les quatrièmes demeures : leur fruit est en effet la disparition de cet orgueil. Une fois délivré, l’intéressé offre une qualité d’humilité introuvable ailleurs : consciente ou non, cette humilité définit la vie mystique.

Thérèse d’Avila, on le sait, conseille fermement de « faire oraison » pour entrer dans la vie mystique. L’oraison lui apparaît comme le moyen irremplaçable d’éviter le grand naufrage.- « Quelle humilité pleine d’orgueil le démon me suggérait en m’éloignant de cette colonne, de cet appui de l’oraison qui devait me préserver d’une chute aussi profonde !… C’est par là, je pense, que le démon commença à tenter Judas ».- Elle dit « à ceux qui veulent suivre ce chemin, qu’il est pour eux d’une importance extrême, et même capitale, de prendre la résolution ferme et énergique de cesser de marcher qu’ils ne soient arrivés à la source de vie ».- Et encore : « que nous le voulions ou non, mes filles, nous marchons tous, bien que de différentes manières, vers cette fontaine. Mais croyez-moi, et ne vous laissez tromper par personne : il n’y a qu’un seul chemin qui y conduise, l’oraison ».

Les quatrièmes demeures sont donc le seuil de l’entrée dans la vie intérieure, dans le château de l’âme. Elles s’accompagnent de ce que Saint Jean de la Croix appelle la nuit des sens. Comme nous l’avons vu cependant, les quatrièmes demeures, dans la mesure où elles rendent consciente l’action de Dieu en nous, peuvent accentuer aussi le sentiment de notre propre impuissance. Rentrés à l’intérieur, on sent la chaleur du feu, mais on n’ose pas s’en approcher : manque d’audace, crainte du risque.

LES CINQUIÈMES DEMEURES  La détermination d’aimer Dieu, l’entrée dans  l’union transformante

C’est dans ces cinquièmes demeures que Thérèse écrit le texte décisif de la métamorphose du ver à soie en papillon.

« Vous avez sans doute entendu dire de quelle façon merveilleuse se produit la soie, Lui seul peut inventer choses semblables, une semence, pas plus grosse qu’un petit grain de poivre […]. Ce ver commence à vivre lorsque, à la chaleur du Saint-Esprit, nous commençons à profiter de l’aide générale que Dieu nous donne à tous, et quand nous commençons à user des remèdes qu’il a confiés à son Église, comme la pratique de la confession, les bonnes lectures, les sermons […]. Lorsque ce ver est grand […], il commence à élaborer la soie et à édifier la maison où il doit mourir. Je voudrais faire comprendre ici que cette maison, c’est le Christ. Je crois avoir lu ou entendu quelque part que notre vie est cachée dans le Christ, ou en Dieu, c’est tout un, ou que le Christ est notre vie (cf. Col 3,3). […] Hâtons-nous de tisser ce petit cocon, renonçant à notre amour-propre et à notre volonté à l’attachement à toute chose terrestre, faisons œuvre de pénitence, oraison, mortification, obéissance, et de tout ce que vous savez déjà […]. Meure, meure ce ver, comme il le fait lorsqu’il a achevé l’œuvre pour laquelle il fut créé […]. Voyons donc ce qu’il advient de ce ver, c’est à quoi tend tout ce que j’ai dit jusqu’ici ; car lorsqu’il a atteint à ce degré d’oraison, bien mort au monde, il se transforme en petit papillon blanc. Ô grandeur de Dieu, que devient l’âme ici, du seul fait d’avoir été un petit peu mêlée à la grandeur de Dieu et si proche de Lui ; car, ce me semble, elle n’y reste pas plus d’une demi-heure ! » (Demeures 5,2,2-7).

En effet la visite de la gloire de Dieu qui fait entrer dans les cinquièmes demeures, est une grâce de force, une détermination d’aimer Dieu, de faire sa volonté coûte que coûte, le refus d’écouter les plaintes des craintes de la nature, alors que dans les quatrièmes demeures, on les écoute encore. Autrement dit, si dans les quatrièmes demeures, on savourait la chaleur du feu sans oser s’en approcher, dans les cinquièmes demeures, on reçoit la force de se jeter dans la fournaise.
C’est donc le début de la mort spirituelle du vieil homme et le début de l’union transformante. Cette union transformante se caractérise par la disparition des états mystiques que l’homme connaissait auparavant. D’autre part, on y observe la pratique héroïque des vertus qui servent de test à l’Église dans les procès de canonisation.

Mais comment cela arrive-t-il ? Celui qui s’est donné à Dieu et au prochain sous l’effet d’une visite de la gloire, s’il ne meurt pas aussitôt, retourne infailliblement à la charité imparfaite, où il commet normalement de nombreux péchés véniels et même graves, où il résiste au Saint-Esprit et endurcit son cœur parallèlement au travail de la grâce, qui grandit lui aussi à chaque acte de charité parfaite : le bon grain et l’ivraie sont inextricablement associés. Cette croissance parallèle entraîne inévitablement une crise dont le dénouement aboutira au cours des sixièmes demeures à la nuit de l’esprit et à la mort du vieil homme.

Si modifié qu’il soit par la grâce de force, dans le sens d’une docilité absolue à la charité parfaite, le psychisme reste incapable, dans les cinquièmes demeures, de supporter les souffrances d’une glorification lente sans anesthésie ni interruption. Anesthésie, c’est-à-dire ravissements : on goûte les délices de l’amour trinitaire. Interruption, c’est-à-dire chemin plus austère et plus lent, mais où les visites de la gloire augmentent à chaque fois la force avec laquelle la charité parfaite impose son équilibre à la nature.

LES SIXIÈMES DEMEURES  la mort du vieil homme et la nuit de l’esprit

L’état mystique fondamental des sixièmes demeures est la mort du vieil homme et la nuit de l’esprit, qui consiste à se sentir abandonné de Dieu, et quelquefois réprouvé. À des yeux superficiels (et même à ceux de l’intéressé !), un tel état semble plutôt la disparition de la vie mystique, disparition proclamée violemment par le démon qui s’en donne à cœur joie dans ces moments-là.

Et si les cinquièmes demeures sont le moment où l’on se jette dans la fournaise, les sixièmes demeures sont la fournaise elle-même. Et la charité parfaite impose son équilibre à la nature, ceci à la fin des sixièmes demeures, c’est-à-dire au paroxysme de la nuit de l’esprit ; tant que ce paroxysme n’est pas atteint, le psychisme résiste encore au règne de la glorification lente.

LES SEPTIÈMES DEMEURES   le mariage spirituel

C’est l’union transformante, pleine et permanente, le mariage spirituel. L’état mystique des septièmes demeures est celui-là même qui donnait au psychisme une telle impression d’abandon. Mais il se découvre comme le lieu des délices trinitaires, tellement subtil que l’âme croyait avoir perdu Dieu au moment où elle le rencontrait vraiment. Les septièmes demeures consistent, en somme, à découvrir la vérité de ce qui s’est passé dans les sixièmes, au-delà de l’hallucination assez horrible qui les caractérise, mais qui permet à l’âme d’être glorifiée.

Récapitulation

Pour récapituler ce parcours de la vie mystique, nous pouvons résumer les traces de la glorification lente, à chaque entrée dans une nouvelle demeure.- Au niveau des deuxièmes demeures, c’est le désir encore impuissant du don total. On gémit vers le don total.- Aux troisièmes demeures, c’est la chute des obstacles empêchant de se donner totalement. Et on gémit vers la libération de l’orgueil, qui fait croire que ce don est dû à nos propres forces.- Avec les quatrièmes demeures, on a la certitude d’être porté par la grâce de Dieu. Mais on gémit vers la force qui nous manque pour aller jusqu’au bout.- Avec les cinquièmes demeures, on reçoit la détermination d’aimer Dieu coûte que coûte et on entre ainsi dans le processus de l’union transformante.Dans les troisièmes demeures, on est attiré par la lumière de la vive flamme sans en éprouver la chaleur. Dans les quatrièmes demeures, on savoure cette chaleur, mais on n’ose pas s’en approcher. Dans les cinquièmes, on reçoit la force de se jeter dans la fournaise, et sixièmes sont la fournaise elle-même.

D’après un polycopié du père Molinié, Le bon larron et les stigmates, 1977, page 117-169.
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