Tristesse et contrition

La tristesse

 Il faut distinguer deux formes de tristesse. La première est la « tristesse selon Dieu » (2 Co 7, 10), qui permet à l’homme de s’affliger sur son état de déchéance, de pleurer ses péchés, de s’attrister de la perte de la perfection première, de souffrir d’être éloigné de Dieu, et qui constitue l’état de pénitence, de deuil spirituel de componction et trouve son accomplissement dans le charisme des larmes.

La seconde forme de tristesse, est celle qui consiste au contraire à pleurer la perte de biens sensibles, à s’afflige de n’avoir pu satisfaire tel désir ni obtenir tel plaisir attendu, ou encore d’avoir subi tel désagrément dans ses rapports avec ses semblables. Il fait ainsi de la tristesse un usage contre nature, anormal.

L’homme manifeste dans cette passion un comportement doublement pathologique en ce que d’une part il ne s’afflige pas comme il devrait le faire en permanence sur ce qui constitue en vérité une situation affligeante — son état de déchéance, de péché, de maladie -, et que d’autre part il s’attriste à propos d’objets, d’états, de situations, etc., qui ne le méritent pas réellement. La faculté d’affliction dont dispose l’homme non seulement ne lui sert pas, comme Dieu l’avait voulu en lui en faisant don, à se distancier de son état de péché, mais se trouve au contraire utilisée à contretemps, de manière absurde et insensée par rapport à sa finalité naturelle, à manifester son attachement à ce monde, et entre paradoxalement au service du péché.

La tristesse apparaît alors comme un état de l’âme fait de découragement, d’asthénie, de pesanteur et de douleur psychiques, d’abattement, de détresse, d’oppression, de dépression, accompagné le plus souvent d’anxiété ou même d’angoisse. Cet état peut avoir des causes multiples.

 

  1. La cause la plus fréquente de la tristesse est la frustration d’un ou de plusieurs désirs. Saint Jean Cassien note que la tristesse « provient parfois de ce que nous nous voyons déçu dans un espoir que nous avions », qu’elle « suit un désir contrarié ».

Évagre souligne qu’elle est liée à toutes les passions dans la mesure où elles impliquent la convoitise et dit : « Il est impossible de repousser cet ennemi si nous avons un attachement passionné pour tel ou tel des biens terrestres. »

Aussi voit-on souvent la tristesse provoquée par la perte d’un bien sensible, par un quelconque dommage que l’on subit à ce même plan. L’attachement passionné de l’homme à sa vie terrestre et à ce qu’elle comporte de satisfaisant pour ses passions peut également faire naître la tristesse dans l’épreuve ou la pensée de tout ce qui peut la mettre en péril : la maladie, tous les maux auxquels il se trouve exposé, la mort. La tristesse peut encore être suscitée par l’envie de quelque bien matériel ou moral possédé par autrui. Elle peut avoir pour cause une déception dans la recherche des honneurs. Elle peut encore être liée à une insatisfaction générale, à un sentiment de frustration globale portant sur l’existence tout entière et révélant que les désirs profonds et fondamentaux de la personne (dont celle-ci n’a pas nécessairement une conscience claire de la signification véritable) ne sont pas comblés.

  1. La deuxième cause de la tristesse est la colère. « La tristesse, enseigne Évagre, provient des pensées de la colère »; « en effet, explique-t-il, la colère est un désir de vengeance, et la vengeance non satisfaite produit la tristesse ». Elle résulte souvent notamment du sentiment que la colère a été excessive ou disproportionnée à ce qui l’a motivée, ou qu’au contraire elle n’a pas été suffisante en ce qu’elle n’a pas manifesté avec assez d’éclat ce que l’on éprouvait ou n’a pas provoqué chez celui ou ceux à qui elle s’adressait la réaction que l’on escomptait.

La tristesse peut être également produite par une offense ou ce que le sujet croit être tel : « Lorsqu’on nous blesse ou que nous estimons être blessé, nous sommes dans la tristesse », constate saint Jean Damascène.

Dans presque tous ces cas, cette passion révèle un attachement à soi-même et se trouve liée à la vanité et à l’orgueil, comme d’ailleurs la colère qu’elle suit. Elle manifeste une réaction du moi frustré dans son désir d’affirmation de lui-même et réduit à moins qu’il ne s’estime. La rancune, à laquelle se rattache souvent la tristesse, est d’ailleurs le ressentiment de l’orgueil blessé, et la colère exprime fréquemment une volonté de réaffirmation, de rehaussement, de réassurance du moi vis-à-vis de lui-même et d’autrui. La tristesse s’avère alors être l’expression du sentiment d’échec ou d’impuissance qu’éprouve le moi dans cette tentative de réhabilitation de soi.

  1. Parfois, cependant, la tristesse paraît immotivée. « Il arrive, note saint Jean Cassien, que nous soyons remplis d’une angoisse subite et sans cause ; nous nous sentons accablé d’une tristesse à laquelle il ne se trouve point de motif. » Le même saint dit ailleurs qu’il n’y a que deux espèces de tristesse : la première comporte toutes les formes que nous avons étudiées précédemment, « l’autre provient d’une anxiété ou d’un désespoir sans raison ». La limite devient alors peu précise entre cette espèce de tristesse et la passion d’acédie que nous examinerons dans le prochain chapitre.
  2. Il faut savoir que les démons jouent un rôle important dans la naissance, le développement et la perpétuation de toutes les formes de tristesse, et tout particulièrement de celle que nous avons présentée en dernier lieu. Si celle-ci est dite immotivée, c’est en tant qu’elle n’a pas de relation directe avec une action précise de la personne qu’elle affecte, qu’elle n’est pas, comme les précédentes, le fruit de l’insatisfaction d’un désir ou celui d’un mouvement de colère, mais non en tant qu’elle n’aurait aucune cause absolument.

L’irruption d’un sentiment de tristesse dans l’âme est d’ailleurs un des effets les plus immédiats de l’action diabolique. « Tout ce qui se fait avec trouble et tristesse vient des démons », dit saint Barsanuphe.

Quoique des événements extérieurs puissent susciter et motiver la tristesse il faut souligner qu’en vérité ils en sont l’occasion, non la cause, qui est uniquement dans l’âme même de l’homme, plus précisément dans l’attitude qu’il adopte vis-à-vis des événements extérieurs comme vis-à-vis de lui-même. Il est donc responsable de la tristesse qui l’affecte.

La passion de tristesse peut prendre la forme extrême du désespoir. C’est là une de ses manifestations particulièrement graves. « Une trop grande tristesse est dangereuse, fait remarquer saint Jean Chrysostome, si dangereuse même qu’elle peut causer la mort ; c’est pourquoi saint Paul disait : « de peur qu’il ne soit accablé par une tristesse excessive » (2 Co 2, 7) ».

« Le démon, dit saint Jean Chrysostome, n’a pas entre les mains d’armes plus redoutables que le désespoir ; aussi lui faisons-nous moins plaisir en péchant qu’en désespérant ». Dans cet état, en effet, l’homme fondamentalement désespère de Dieu et, partant, se coupe de Lui. Source de mort spirituelle, le désespoir peut aussi entraîner l’homme à donner la mort à son corps : le poussant à ne plus rien attendre de la vie, il imprime en son âme des idées de suicide et le porte à les réaliser.

La tristesse, pour toutes ces raisons, est considérée par les Pères comme une maladie de l’âme dont l’importance est grande et les effets puissants. « Grand est l’empire de la tristesse, dit saint Jean Chrysostome : c’est une maladie de l’esprit qui demande beaucoup de force pour lui résister courageusement et pour rejeter ce qu’elle a de mauvais ».

Cette passion produit dès ses premières manifestations des attitudes passionnées telles que l’aigreur, la méchanceté, la rancœur, l’amertume, la rancune (qui nous l’avons vu l’engendre, mais qu’elle accroît en retour), l’impatience. De ce fait, elle perturbe gravement les relations de l’homme avec son prochain. Notons encore que, comme toutes les autres passions, la tristesse remplit l’âme d’obscurité, recouvrant en premier lieu l’esprit de ténèbres, aveuglant l’intelligence, et réduisant considérablement sa faculté de discernement.

 

Contrition, componction

 

 

La thérapeutique de la tristesse plus que celle de toute autre passion, suppose la conscience d’être malade et la volonté de guérir. Car il n’est pas rare, comme le remarque notamment saint Jean Chrysostome, que le malade se complaise dans cette maladie, en tire le « bénéfice secondaire » d’une certaine jouissance morbide, et s’abandonne donc passivement à son état, sans parfois même remarquer qu’il est la proie d’une passion particulièrement grave par ses effets néfastes sur la vie spirituelle tout entière.

= La thérapeutique de la tristesse implique essentiellement le renoncement aux désirs et aux plaisirs « charnels », et corrélativement le détachement à l’égard de tous les « biens » sensibles allant jusqu’au mépris de ceux-ci. Saint Maxime remarque : « Contre la tristesse, méprise les objets matériels ». Évagre note : « Celui qui fuit tous les plaisirs du monde est une citadelle inaccessible au démon de la tristesse. La tristesse, en effet, est la frustration d’un plaisir, présent ou attendu, et il est impossible de repousser cet ennemi si nous avons un attachement passionné pour tel ou tel des biens terrestres ».

L’homme soumis à la chair est avide non seulement de biens matériels, mais encore d’honneurs et de gloire humaine. Dans ce cas la thérapeutique de la tristesse implique le mépris de cette gloire et de ces honneurs mondains, ou, mieux, une totale indifférence à leur égard, que l’on en bénéficie ou qu’on en soit privé.

= Pour la cause de tristesse qu’est la colère, elle prend alors fréquemment la forme de la rancune. La cause de cette tristesse n’est pas en ceux contre qui nous nous sommes mis en colère et vis-à-vis desquels nous éprouvons de la rancune, ni non plus en ceux qui nous ont offensés, mais en nous seuls. Mettre fin à cette occasion à toute relation avec les personnes concernées ne saurait, en conséquence, constituer une thérapeutique adéquate.

En tout état de cause, il convient de pardonner à l’offenseur, d’abandonner toute rancune à son encontre et de faire preuve au contraire à son égard de bienveillance et de charité. C’est surtout en priant pour lui que l’on peut réaliser une telle attitude et mettre ainsi fin à la tristesse. « Ressens-tu de la rancune contre quelqu’un ? Prie pour lui, et tu briseras l’élan de la passion, la prière purifiant de toute amertume le souvenir du mal que t’a fait cet homme. Puis, parvenu à la charité et à la bienveillance pour le prochain, tu élimineras de ton âme toute trace de passion » (St Maxime).

Dans tous les cas, explique Saint Dorothée de Gaza « la cause du trouble que l’on ressent à la suite d’une offense, si nous la recherchons soigneusement, c’est toujours le fait de ne pas s’accuser soi-même. De là vient que nous avons cet accablement et que nous ne trouvons jamais le repos. […] Quelle joie au contraire, quel repos ne goûte-t-il pas partout où il va, celui qui s’accuse soi-même ».

= En ce qui concerne la tristesse « immotivée », saint Jean Chrysostome souligne la valeur thérapeutique du discours spirituel pour ceux qui souffrent de tristesse : « Tant que cette blessure de la tristesse ne sera point fermée, j’y appliquerai le remède de la consolation. La plaie de vos âmes, c’est la tristesse, et il faut y verser sans cesse l’eau bienfaisante des douces paroles. Aujourd’hui encore, nous cherchons à vous consoler. Si nous ne le faisions, où trouveriez-vous du soulagement à vos maux ? »

L’homme peut aussi trouver l’aide et la consolation dont il a besoin dans la lecture et la méditation de passages appropriés des Saintes Écritures, qui constituent un remède d’autant plus efficace qu’il s’accompagne de prière. « La prière est l’antidote de la tristesse et du découragement », enseigne saint Nils.

La tristesse vertueuse n’est pas d’une autre nature que la tristesse-passion ; elle n’en diffère que par le but que l’homme lui assigne, que par l’objet sur lequel il la fait porter. Mais ce but lui donne, dans l’un et l’autre cas, une forme différente. Saint Jean Cassien présente ainsi leurs caractéristiques respectives : alors que la tristesse-passion « est aigre, impatiente, intraitable, pleine de rancœur, d’amertume stérile et d’un pénible désespoir », qu’ « elle paralyse l’activité de celui dont elle s’est emparé et le détourne de la souffrance salutaire, car elle est déraisonnable », au contraire, la « tristesse-vertu qui « provoque une pénitence stable pour le salut » (2 Co 7, 10), est obéissante, affable, humble, douce, pleine de suavité et de patience, parce qu’elle provient de l’amour de Dieu ».

Pour acquérir une componction permanente, l’homme doit tout d’abord avoir une conscience incessante de ses péchés. Cette attitude, dont le Psalmiste donne l’exemple quand il dit : « Je connais mon iniquité et mon péché est constamment devant moi » (Ps 50, 5), constitue ce que les Pères appellent souvent « le souvenir de ses péchés ». Cela cependant ne signifie pas nécessairement la conscience ou le souvenir de péchés particuliers, mais bien plutôt la conscience d’être pécheur, la condamnation de soi. La componction étant un don de Dieu et Dieu n’imposant pas ses dons, l’homme doit prier pour la demander et l’obtenir.

Les larmes ont un tel pouvoir de purification et de guérison que les Pères n’hésitent pas à les considérer comme l’eau d’un autre baptême qui efface les fautes commises après le premier et permet de recouvrer sa grâce. Saint Syméon écrit à ce sujet : « Sans larmes, on n’a jamais, au grand jamais entendu dire qu’une âme ait été purifiée de la crasse du péché quand elle a péché après le baptême ».

Un effet caractéristique de la tristesse selon Dieu est sa douceur consolatrice, qui paradoxalement enlève au deuil et à l’affliction leur caractère douloureux, et apparaît comme un signe manifeste du secours divin et de la présence dans l’âme de la grâce.

En effet, ce n’est pas seulement la consolation que Dieu accorde à l’homme affligé, mais la joie spirituelle, qui est l’effet le plus caractéristique du deuil, de la componction et des larmes, comme l’indique le Christ lui-même : « Vous allez pleurer et vous lamenter, vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn 16, 20). Aussi les Pères appellent-ils souvent la tristesse selon Dieu, paradoxalement, « tristesse joyeuse ». La tristesse selon Dieu s’accompagne d’espérance. En même temps que l’homme s’afflige sur ses péchés et ses maladies spirituelles, il manifeste son espoir d’en recevoir de Dieu le pardon et la guérison. C’est là, comme l’indique saint Nil, une des sources de la joie que ressent celui qui s’attriste : « La lamentation sur les péchés comporte une tristesse bien douce et une amertume pareille au miel, parce qu’elle est assaisonnée d’une espérance bonne et excellente. C’est pourquoi elle nourrit le corps et fait briller de joie le fond de l’âme ».

Il est une seconde forme de tristesse-vertu, qui consiste à s’affliger des fautes de son prochain. Cette seconde manifestation de la tristesse est fort importante. Saint Clément de Rome souligne qu’il appartient à la conduite normale du chrétien de pleurer sur les fautes de son prochain et de faire siennes les défaillances de celui-ci.

Cette seconde forme de tristesse découle en partie de la première. La componction porte en effet l’homme à pleurer pour les péchés de son prochain autant que pour les siens d’autant plus qu’elle lui donne de percevoir en lui-même toute l’étendue de la misère de l’humanité déchue et séparée de Dieu. Le saint pénitent, tout en pleurant sur lui-même, pleure sur l’humanité, non seulement parce qu’il se sent coupable devant tous, pour tous et pour tout, mais aussi parce que, dans sa grande compassion, il se met à la place de chaque homme pécheur, en ressent tous les maux et les prend sur lui. « Le vrai chrétien s’afflige de la chute de son frère, et cette tristesse lui concilie les grâces et l’amitié du Seigneur » note saint Jean Chrysostome. 

Petits extraits du livre de J-C Larchet : 2° partie, ch. 6 ; 5° partie, ch. 4.

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