Les sans-papiers du verbe

Nous avons tous mis notre tenue de gala. Ce soir-là se tient à la Maison de l’Amérique latine, un magnifique hôtel particulier du boulevard Saint-Germain, la première édition de la Nuit de l’Éloquence. Créée par mon ami Antoine Vey, qui est alors un élève avocat déjà très prometteur et qui deviendra quelques années plus tard l’associé d’Éric Dupond-Moretti, elle prend la forme d’un dîner caritatif à interludes oratoires. Entre chaque plat se succèdent donc les joutes, les jeux, les discours et les parodies de procès. Le panel est impressionnant: Éric Dupond-Moretti, bien sûr, mais aussi Philippe Bilger, Jacques Vergès, Henri Leclerc, Mario Stasi, Christian Charrière Bournazel.

Antoine Vey, lorsque nous avions évoqué la programmation de la soirée, m’avait demandé si je songeais à quelqu’un pour clôturer la soirée. Je lui avais alors suggéré de convier un avocat genevois dont j’avais fait très brièvement la connaissance quelques mois auparavant lors d’une Conférence Berryer tenue à Lausanne, dont il assurait la contre-critique: Marc Bonnant. Je ne le connaissais pas avant, mais il m’avait fait ce soir-là très forte impression. Marc Bonnant avait donné son accord, à une seule condition: qu’on ne lui impose aucun thème et qu’il puisse clore les agapes en toute liberté.

Pour ma part, on m’a demandé de soutenir l’affirmative du sujet: « L’éloquence est-elle entrée dans la nuit? » Comme si je préparais un tour de la Conférence, j’ai donc écrit un texte que je vais déclamer. Tout est prêt, réfléchi, pesé au trébuchet, j’ai consciencieusement choisi mes idées, mes mots, mes formules et mes images

À l’apéritif, j’apprends que le confrère qui devait soutenir la négative de mon sujet a un empêchement, et je fais part à Marc Bonnant de ma victoire par forfait. Je vais payer très cher cette forfanterie.

La réponse ne se fera pas attendre: « Si vous n’avez pas de contradicteur, je serai celui-là. Quel est votre sujet? »

Je redoute évidemment l’affrontement, mais après l’entrée, je me lève, je pose consciencieusement mes papiers sur le pupitre placé au milieu des tables et je me lance. Objectivement, cela fonctionne. Les rires sont au rendez-vous – l’alcool aidant, sans doute – et je suis poliment applaudi.

Marc Bonnant se lève alors, sans aucune note, se campe debout entre deux tables, et commence un quart d’heure d’une improvisation proprement renversante, dont je crois que je pourrais, aujourd’hui encore et après en avoir revu la captation vidéo, citer des passages entiers.

Avec une élégance inouïe, une drôlerie féroce et une éloquence éblouissante, Marc Bonnant va notamment tailler en pièces le lecteur que je suis, moi qui me suis accroché à mon texte pendant dix minutes.

Voici ses mots, qui résonnent toujours dans ma mémoire:

 » La parole est fugace et éphémère, vous avez tort d’écrire. Naturellement l’improvisation obéit à d’autres règles. Votre texte est bon. Mais je suis d’avis qu’un orateur comme vous l’êtes assurément devrait se dispenser de ce support d’infirme!

La parole doit être chez vous un véritable jaillissement, soyez à l’écoute de votre parole intérieure, tentez cette aventure de ne rien préparer pour être le premier surpris de ce qui vous vient. Mes pépites sont pour le vent et mes trouvailles pour quelques mémoires qui me tiendront lieu d’archives, ainsi n’écrivez jamais. « 

J’ai pris, ce soir-là, une bonne leçon. Je ne suis pas près de l’oublier. Elle va me marquer durablement.

Quelques semaines plus tard, après avoir reçu le DVD de la soirée, je prends mon courage à deux mains et j’ose écrire à Marc Bonnant, que je ne connais pas plus que cela. Une lettre de groupie, un peu ridicule et empruntée sans doute, mais sincère. Je n’attends pas spécialement de réponse. Mais Marc Bonnant n’est pas seulement un orateur hors pair, c’est également un homme d’une délicatesse et d’une courtoisie inégalées. Je reçois donc quelques jours plus tard une télécopie – ce n’est pas faire injure à Marc Bonnant que de révéler qu’il a un rapport contrarié au mail … – qui me touche au-delà de l’exprimable: «Je n’ai que de la facilité, vous avez du talent. Je n’ai jamais été ce que vous êtes, et vous serez ce que je suis. » De la part de cet homme que j’admire, ce message est inestimable.

Naîtra par la suite entre nous une amitié qui est l’un de mes plus grands bonheurs.

Mais au-delà de cela, j’ai retenu le message: « Débarrassez-vous de ce support d’infirme. » Depuis ce jour, je n’ai plus jamais écrit de discours. L’improvisation est devenue ma drogue.

J’aime l’improvisation car elle met l’orateur en danger. Si je ne fais que lire un texte, il ne peut rien m’arriver. Je vais nécessairement parvenir au terme de mon propos, sans encombre. Mais à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Dans l’improvisation, l’orateur se place volontairement en situation de se trouver à court d’idées, ou à court de mots. Mais quelle adrénaline! Et quel bonheur lorsqu’on parvient à bon port. Somme toute, j’ai le sentiment que celui qui prend la parole en public avec un texte a tout du funambule qui marcherait sur un fil situé à 10 centimètres du sol. C’est difficile, certes, mais c’est sans risque. Or on ne va pas au cirque pour voir un funambule à 10 centimètres du sol.

Alors prenez de l’altitude, soyez de véritables sans-papiers du verbe : improvisez!

Bertrand Périer, La parole est un sport de combat, J.-C. Lattès, 2017, pp. 101-105.

Alors, l’homélie dominicale… avec ou sans papier ?